032 Tenos

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  Dès la nouvelle de sa mort connue, les fidèles du prophète étaient venus en nombre devant la Maison du Mineur. Ils restaient hébétés sur le trottoir, fixant du regard la fenêtre du bureau du premier étage. Le lieu où leur guide spirituel avait été assassiné, et peut-être leurs espoirs en même temps. Puis, au bout d'un long moment, ils s'éloignaient, d'un pas lent et la tête baissée.

Le bruit courrait que le rassemblement du prochain repos était maintenu et qu’une communication importante aurait lieu. Le jour prévu, ils étaient donc nombreux à se presser dans la clairière, mais l’ambiance était lourde. Beaucoup avaient les yeux rouges, certains pleuraient carrément. L'atmosphère funèbre était très prenante.

Sur la butte, Tenos avait pris la place centrale, Ceyla se tenant à coté de lui. Alter, qui se tenait près de la foule pour commenter l’événement, remarqua sans surprise que Prita n’avait pas été conviée. Ceyla semblait lasse, résignée.

Tenos pris la parole.

  — En ce jour, nous sommes rassemblés pour rendre un dernier hommage au prophète. Il a entreprit, au péril de sa vie, de nous conduire vers la Lumière. Ce jour de deuil ne doit pas être un jour de désespoir. Il ne nous le pardonnerait pas. Je ne doute pas qu’il nous observe de là haut. Il a donné sa vie pour la réussite de la mission qu’il s’était fixé, ou plutôt qui lui avait été fixée. Nous lui devons d’être de dignes héritiers de sa sagesse et de son courage.

Tenos baissa la tête et se recueillit quelques instants. Beaucoup de gens priaient. Il fit un pas en avant et repris d’une voix plus forte.

   — Nous ne devons pas avoir de haine envers la personne qui l’a tué. Il nous a appris à surmonter ces pulsions. Elles amènent le monde trop souvent au chaos. Cet homme n'es,t de toute façon, que la main qui frappe. La volonté qui a commandé son geste est ailleurs. Nous devons nous interroger sur le pourquoi de cette exécution barbare. On ne tue pas un homme pour rien. On ne s’attaque pas à un juste sans avoir des raisons importantes. Oui, le prophète gênait. Oui le prophète allait cristalliser autour de lui toutes les bonnes volontés qui veulent lutter contre l’injustice, et il y en a beaucoup ici bas. Le prophète nous a appris les règles à suivre pour aller vers plus de fraternité. Mais d’autres les bafouent. Vous savez tous que la Société Intergalactique des Mines désire fermer ses installations sur Solera. Vous savez tous ce que cela représente pour nombre d’entre nous. Cette société est venue nous chercher très loin d’ici, elle nous a payé le voyage, et le piège s’est refermé sur nous. Pendant des années, nous avons été exploités, effectuant un travail harassant dans des conditions de dangerosité scandaleuses. Et puis, maintenant qu’il n’y a plus rien à gagner ici, on nous remercie en nous laissant tomber, nous, nos familles, nos enfants. Est-ce là la société juste dont nous a parlé le prophète ? Non, il ne nous a pas trompé. Le bout du tunnel existe. Un jour nous marcherons dans la lumière. Mais, pour y parvenir, le chemin sera rude. La mort du prophète est le premier de nos sacrifices. Mais il nous a montré la direction à prendre. Ensemble nous le suivrons jusqu’au bout.

A défaut d’apprécier le contenu Alter trouva remarquable la maîtrise de Tenos. Lorsqu’il parlait du prophète, sa voix se faisait douce, caressante, alors que, lorsqu’il évoquait les injustices dont étaient victime les mineurs, elle devenait tonnante : un sacré orateur.

Le public, lui, était surpris par la véhémence du propos. Le prophète les avait habitués à un discours plus abstrait, une réflexion sur le bien et le mal au niveau de conscience le plus élevé. Maintenant, le débat se recentrait sur la réalité sordide de leur vie, sur la lutte pour le pain quotidien. Tenos n’avait pas encore gagné. Les discutions étaient animées dans la foule.

L'orateur n' avait pas encore fini. Il se retourna et alla chercher Ceyla. Il la prit par la main et la ramena devant le public.

  — Je voudrais terminer par une lueur d’espoir. Cet espoir que l’assassin de notre prophète bien aimé n’a pas réussi à éteindre en nos cœurs. Il est maintenant matérialisé par notre sœur Ceyla. Elle protège en son ventre le plus sacré des cadeaux. Oui, mes amis, notre sœur Ceyla attend un enfant, et pas n’importe quel enfant : un enfant du prophète !

Des cris et des acclamations s’élevèrent. Les femmes agitaient leur mouchoir au dessus de leur tête.

Alter était stupéfait. Il savait que Ceyla n’avait jamais été physiquement la compagne du prophète. Elle n’était à ses cotés que dans les rassemblements publics, où elle avait en partie remplacé le journaliste en tant que conseiller de communication. Mais en ce qui concerne le sexe le prophète continuait à voir Prita, que Ceyla méprisait ouvertement. Que voulait dire cette grossesse miraculeuse ? Avaient-ils couchés ensemble ? Sinon, qui était le père ? Il regarda attentivement Ceyla. Celle-ci avait perdu son aura, cette noblesse qui avait tant impressionné la foule lors de sa première apparition. Elle semblait plus fragile maintenant. Il était clair qu’elle n’avait plus le contrôle des choses, qu'elle n'était plus qu'un instrument entre les mains de Tenos. Il s'imposait comme l'héritier et le successeur du prophète.

Rendez-vous fut donné le lendemain aux fidèles pour les funérailles. Dès le repos suivant les réunions dans la clairière reprendraient, pour continuer ensemble le chemin vers la lumière. Mais celle-ci semblait avoir changé de couleur, du blanc de la pureté elle virait au rouge de la contestation politique.

Après avoir terminé rapidement son commentaire pour StarCom Video, Alter voulu s’approcher de Tenos et de Ceyla. Un membre du service de sécurité s’interposa. Comme Alter protestait, il lui fut répondu qu’il n’était plus le bienvenu au comité. On ne lui cacha pas que les instructions venaient de Tenos lui-même. Tout cela annoncé avec un certain mépris. Les mineurs, contrairement au prophète, ne l'avaient jamais vraiment accepté comme compagnon de route. Alors qu'il insistait, il aperçu le regard triste que Ceyla lui jetait. Il comprit qu'un putsch venait d'avoir lieu à l’intérieur du comité. La nature du message adressé au public allait changer du tout au tout.

Il reprit tristement la direction de la navette de StarCom. Une page de sa vie venait d’être tournée. Il avait eu de grands espoirs, mais maintenant il était hors du coup. Tenos avait un charisme qu'aucun des autres membres du conseil restreint ne possédaient et il allait régner sans partage sur le mouvement. Alter Pavi était le seul empêcheur de tourner en rond qui puisse se trouver sur son chemin. Avant même qu'il n'ai eu l'occasion d'ouvrir la bouche, pour protester contre cette nouvelle orientation du discours, il était déjà hors-jeu. De toute façon, il n'avait pas l'intention de jouer les héros: soutenir le prophète avait été prendre un grand risque mais s'opposer au nouveau leader serrait une attitude suicidaire.

Il regarda son équipe finir de remballer le matériel. Puis ils prirent la direction de la ville, à petite vitesse car la foule était importante. Durant le trajet, il s’absorba dans ses réflexions, laissant un techniciens conduire la camionnette. Devait-il prendre parti contre Tenos, dénoncer ses agissements ? Il était peu probable qu’il soit suivi et il arriverait seulement à faire perdre de l’écoute à sa société.

Brusquement la camionnette fit une embardée. Le technicien la stoppa en catastrophe.

  — Nom de Dieu, vous avez vu cette folle ? Elle s’est carrément jetée devant nous !

Alter jeta un regard et reconnu Prita, plantée au milieu de la route, paniquée.

  — Laissez-moi descendre et rentrez au studio. Je vous rejoindrais plus tard.

Il mit pied à terre et se dirigea vers la jeune femme. Celle-ci courut vers lui et se jeta dans ses bras.

  — Alter  ! Il fallait que je te vois tout de suite. J’ai un message de Ceyla pour toi.

  — Quoi  ? Un message de Ceyla  ?

  — Oui. Mais il ne faut pas rester ici. Nous sommes en danger tous les deux. Tenos veut nous éliminer.

Alter la regarda avec des yeux ronds mais elle ne plaisantait pas. Elle était terrorisée. Il hésita une seconde puis aperçu au coin de la rue un salon de thé. Il l’emmena vers l’établissement asiatique et ils s’installèrent dans une petite stalle au fond de la salle.

  — Bon, je t'écoute. Essaye de rassembler tes idées et reste calme. Tu as un message de Ceyla pour moi  ?

  — Oui. Tenos la retient prisonnière dans la maison du Mineur. Il la fait chanter, en la menaçant de la livrer aux services d’immigration, Elle est arrivée en tant que touriste sur Solera et son visa a expiré. C’est elle qui m’a aidée à m’enfuir. J’ai entendu Tenos dire à un de ses hommes de main de se débarrasser de moi.

Elle éclata en sanglots. Alter lui caressa le bras pour essayer de la calmer.

  — Tu es sure d'avoir bien compris ? Peut-être voulait-il seulement t'éloigner. Pourquoi voudrait-il ta mort  ?

  — Je suis enceinte du prophète.

  — Quoi  ? Toi aussi  ?

  — Comment ça moi aussi  ?

Stupéfaite par la question, elle s'était arrêtée de pleurer et avait relevé la tête, indignée.

  — Tenos a annoncé cet après-midi que Ceyla était enceinte du prophète. Tu ne le savais pas  ?

  — Non. Il m’avait interdit de venir au rassemblement. Mais ce n’est pas possible. Ceyla n’a jamais couché avec le prophète. Je suis bien placée pour le savoir.

  — Et c’est pour ça qu’il veut te tuer ?

  — Oui. On s’est disputé tout à l’heure. Je lui ai jeté à la figure que j’attendais un bébé du prophète. Pour tous le monde je serrai sacrée, qu’il le veuille ou non. Il est devenu rouge de colère, m’a enfermée dans une pièce et a demandé à un de ses hommes de se débarrasser de moi.

  — Et c’est là que Ceyla t’a aidée ?

  — Oui. Elle m’a fait passer par une fenêtre pour fuir.

  — Et elle ne t’a pas suivi ?

  — Non. Elle m’a dit qu’elle était intouchable, qu’il avait besoin d’elle. Maintenant je comprends pourquoi.

  — Mais pourtant tu me dis qu’elle n’a jamais couché avec le prophète  !

  — J’en suis sûre. Je ne sais pas ce que Tenos veux faire d’elle.

Ils se turent tous les deux, essayant de démêler l’imbroglio. Prita se souvint brusquement que Ceyla lui avait glissé une lettre, au moment où elle sautait de la fenêtre. Elle la tendit à Alter dont le nom figurait sur le rabat. Il la lut à haute voix.

« Tenos veux faire place nette. Mademoiselle Saldanera et vous-même devez vous cacher et fuir cette planète. Il a comprit que vous étiez le messager de Solera et votre pouvoir en tant que journaliste populaire l'inquiète. Moi, je ne risque rien tant que j’obéis à ses volontés. Le yacht qui m’a amené sur Solera s’appelle « l’Étoile Filante ». Son propriétaire est monsieur Hugues Milton. Il est descendu à l’hôtel « Galaxie Royale ». Je joins à cette lettre le badge de reconnaissance. Grâce à lui, il vous accueillera. Si, dans dix jours, je ne vous ai pas rejoint, quittez la planète. Le voyage de retour est déjà payé. »

Prita jeta un regard désespéré à Alter.

  — Je t’en supplie, aide-moi. Je me sens perdue. Pourquoi faut-il qu’il soit mort…

  — Calme-toi. Visiblement Ceyla a pensé à tout. Je vais contacter ce Hugues Milton…

Prita attrapa le poignet d’Alter et le serra convulsivement.

  — Tu viens avec moi ? Je t’en prie, ne me laisse pas seule…

  — Écoute  : je vais t’emmener chez un ami. Il est sur un chantier dans l’hémisphère sud pour plusieurs périodes. J’ai les clefs de son appartement pour m’occuper de ses plantes vertes et de son hamster. Personne ne viendra te chercher là-bas. Surtout ne sors pas de l’appartement. Ensuite, je vais entrer en contact avec ce Hugues Milton et je reviens te chercher. D'accord?

Prita hocha la tête en reniflant, pas vraiment rassurée.

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