020 Stratégie

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Simon Temton était nerveux. Pour une fois, il n’opérait pas depuis son bureau du ministère de l’industrie, ni d’un autre haut lieu de la politique. Et aucun garde du corps ne l'accompagnait. Il avait d'ailleurs été difficile de tromper leur vigilance : un ministre doit toujours être protégé, même à son corps défendant. Sa collaboratrice lui avait expliqué que le Prophète ne recevait personne, concentré qu’il était sur sa mission. Son bras droit, qui se faisait appeler Tenos, acceptait par contre de le rencontrer.

L’équipe entourant le prophète avait établi son quartier général à la Maison du Mineur, mais, compte tenu du rang occupé par Simon Temton, la rencontre aurait lieu en «terrain neutre », en l’occurrence les jardins du ministère de l’agriculture.

Évidemment, le ministre s’était renseigné sur le pedigree de ce Tenos. Il s’agissait d’un mineur, ancien délégué syndical, remercié par ses collègues suite à un mouvement de grève mal négocié. Son vrai nom était Ted Nostun. Il passait à l’époque pour un extrémiste, pour ne pas dire un communiste. Mais il est vrai que, dans une société au libéralisme sauvage, tout syndicaliste un peu virulent héritait rapidement de l’étiquette de « rouge ». Visiblement, il s’était recyclé dans la religion, et il était depuis le début au coté du prophète. L'attrait du pouvoir ? Pour un premier contact, ça irait. Son coté « subversif » pouvait être en plus un atout intéressant.


Simon Temton arriva devant le banc public prévu pour le rendez-vous. Il n’y avait personne. Il regarda à droite et à gauche, puis il s’assit. Le jardin était magnifique, bien que n'utilisant pas de fleurs ou d'autres plantes dites d'agrément. La décoration était assurée uniquement par des plantes comestibles, des plates bandes de légumes ou des bouquets de céréales, formant des dessins esthétiques, avec des couleurs inhabituelles. En étant ministre de l'industrie, Simon Temton ne se voyait pas créer un jardin avec des pistons ou des vilebrequins, cela aurait manqué de poésie. Il fut intrigué en remarquant qu'aucun promeneur n'approchait le coin tranquille où il s'était installé. Son interlocuteur avait-il une sorte de service d'ordre chargé d'écarter les importuns ?


Au bout de cinq minutes, un individu déboucha d’une allée, et se dirigea vers lui. Le ministre supposa qu’il avait du prendre le temps de l’observer avant d’apparaître. L'homme semblait avoir environ quarante ans, peut-être moins : le travail de mineur marque durement les corps. Ses vêtements étaient simples mais propres, un discret insigne sur le revers de sa veste rappelant son métier. Il était de taille moyenne, plutôt trapu. Son pas était rapide, son allure décidée. D'instinct, le ministre comprit qu'il avait devant lui un vrai leader, de ceux qui soulèvent les foules. A en croire l'impression qu'il avait eu en regardant le prophète à la télévision, il était surprenant que cet homme vive dans son ombre, alors qu'il semblait bénéficier d'un charisme bien supérieur. Le prophète serait-il un homme de paille ?

  - Monsieur le Ministre, je suis Tenos.

La poignée de main était ferme.

  - Drôle de nom que vous avez là. Vous êtes plutôt connu de nos services sous l'identité de Ted Nostun.

L'homme sourit.

  - Dans l’entourage du Prophète, nous avons tous adopté des pseudos. Une manière de nous débarrasser de vieux vêtements, correspondant à une période révolue de notre vie. Mais bien sûr, nous n'avons pas le pouvoir de modifier notre état civil.

  - Je comprends.

  - Asseyons nous si vous le voulez bien, et expliquez-moi pourquoi vous teniez à entrer en contact avec nous d’une façon aussi confidentielle.

  - Il serait plutôt incongru de vous recevoir au ministère en grande pompe et en convoquant la presse, vous allez comprendre pourquoi tout à l'heure. Voilà pour ce qui concerne le coté « confidentiel ». Pour préciser mes motivations, je dois tout d'abord confesser que je ne connais pas grand chose à votre mouvement, sinon ce qui se dit à la télévision, avec tout le manque de… fiabilité que cela comporte ! Je n’ai jamais été très féru de religion et j’ai oublié l’essentiel du catéchisme apprit enfant.

  - Cela a peu d’importance. Parmi les gens qui viennent écouter le Prophète, certains ne sont pas vraiment croyants, mais ils sont intéressés par la découverte de vraies valeurs dans une société déshumanisée. Mais je serais surpris que vous souhaitiez nous parler en temps qu'adepte potentiel.

  - En effet. Mon travail m’amène à étudier les forces en présence dans la société, afin de gouverner au mieux. Hors, il est évident que le Prophète est à l’origine d’une nouvelle dynamique sociale importante, qu’il serait malvenu de sous-estimer.

Tenos opina du chef mais se garda d’intervenir.

  - Ce qui se passe en ce moment dans les mines de Solera est très regrettable. La direction de la Société intergalactique des Mines n’a qu’un piètre intérêt pour notre chère planète, et elle est tout à fait capable d’y fermer son exploitation, pour le motif de mauvais rendement, ce qui me semble discutable. En face, il y a les syndicats traditionnels. Mais maintenant, il y a en plus le Prophète qui milite pour plus de justice sociale.

Tenos écoutait très attentivement, attendant de voir où voulait en venir son interlocuteur.

  - Les grandes entreprises galactiques ont mis en coupe réglée l’économie de Solera. En menaçant de se retirer, elles nous maintiennent pieds et poings liés. Je parle bien sûr de notre gouvernement.

  - Vous avez pactisé avec le Diable, et vous vous en rendez compte trop tard.

  - Effectivement. Mais il est peut être encore temps de pactiser avec Dieu.

  - Vous ou votre gouvernement ?

  - Question pertinente. Moi pour le moment, peut être le gouvernement plus tard, en fonction du résultat des élections.

  - Nous y voilà. On dit que vous auriez l’ambition de briguer le poste de président. Est-ce exact ?

  - Soyons francs. J’espère que ma carrière ne va pas plafonner à ce poste de ministre de l’industrie. J’ai de grandes idées pour l’avenir de Solera, mais le principal obstacle reste ces entreprises « étrangères ». Officiellement, je suis obligé de collaborer avec elles, et les caricatures me représentant en larbin de ces sociétés ont un fond de vérité.

  - Devinez ce que m’inspire votre réflexion.

  - En tant qu’ancien syndicaliste cela vous fait peut-être plaisir mais, sur le fond, c’est notre société toute entière qui est prise en otage. Et ceci est de nature à ne satisfaire personne.

Tenos opina du chef.

  - Assez tourné autour du pot : voici ma proposition. Il serait souhaitable que le discourt du Prophète se radicalise, et qu’il désigne ces grosses entreprises comme suppôts de Satan, ou toute formule qui jugerait adéquate. De mon coté, je pourrais fournir des subsides, car comme chacun sait l’argent est le nerf de la guerre.

  - Je ne comprends pas : si nous faisons cela, ces grandes entreprises vont fuir Solera et ruiner notre économie.

  - C’est une analyse superficielle, les choses sont loin d'être aussi évidentes. De nombreuses petites planètes vivent très bien, avec une industrie modeste, mais contrôlée localement. Une petite entreprise se contente de marges plus faibles. Une grosse ne s'intéresse qu'au profit facile et immédiat, un vrai pillage des ressources locales. Nous sommes capables de gérer les mines ou la sidérurgie nous-mêmes, mais si je propose un tel plan, les électeurs vont prendre peur. Je compte donc les mettre devant le fait accompli. Une fois les entreprises galactiques parties, le mal, vu de leur coté, sera fait et il ne restera plus qu’à reconstruire. Et je suis persuadé que, socialement parlant, nous ferions de bien meilleurs patrons que des comités de gestions habitant à l’autre bout de la galaxie.

Tenos resta silencieux, cherchant à assimiler toutes ces notions nouvelles et entrevoir les pièges éventuels.

  - J’ai bien compris votre proposition. Le seul problème, c’est qu’elle ne cadre pas avec la volonté du Prophète de prêcher la recherche personnelle de la vérité. Son discours est plus philosophique que social. Mais tout peut évoluer. Il est heureux que ce soit moi que vous ayez rencontré. Je vais réfléchir à tout cela et je vous recontacterai lorsque nous serons capables d’infléchir notre discours dans cette direction.

  - Je compte sur votre discrétion, notre collaboration éventuelle, si elle était découverte, pourrait causer de grands torts à tous les deux.

  - Cela va de soi.

Les deux hommes se serrèrent la main, et le ministre s’en alla à grandes enjambées, visiblement soulagé que cette confrontation se soit pas trop mal passée. Il avait semé la petite graine, il suffisait d'attendre qu'elle veuille bien germer. Et avec ce Tenos, cela ne pouvait pas manquer de se produire.

Celui-ci, de son coté, attendit qu’il eut disparu puis il fit un signe. Un homme sortit des fourrés, une caméra à la main.

  - Alors c’est bon ?

  - Pour l’image, Ok, mais pour le son, c’est un échec : il avait un brouilleur sur lui.

  - Dommage….Bon, on y va, on a du pain sur la planche.

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