001 La catastrophe de la mine

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Site minier de Solera. 14H09.

  Le soleil printanier inondait le paysage d'une lumière intense. Le vent, clément pour une fois, s'abstenait de soulever le sable du désert proche pour en griffer le visage des ouvriers. Il se contentait de maintenir une impression de fraîcheur agréable. Dans la mine, la relève de la demi-journée venait de se faire. Les navettes de transport filaient dans la plaine, ramenant à la ville les équipes du matin.

Ned Laneri sortit du bâtiment administratif. Il fit une pause en haut des escaliers et jeta un regard circulaire sur le site. Il était ce que l'on appelle ici « un porion », c'est à dire un contremaître. Cette curieuse appellation est un dérivé du mot poireau et désigne celui qui reste debout à coté des mineurs, pour les surveiller et leur donner des ordres. Même si une certaine dérision est attachée à ce terme, il n'avait pas honte de le porter. Plus jeune, il avait accompli les tâches que maintenant il supervisait. Il s'estimait compétent, et avait su garder un bon contact humain avec les mineurs sous ses ordres, tout en se faisant apprécier par ses supérieurs.

Il se dirigeait vers le puits numéro quatre, lorsqu'un grondement sourd se fit entendre. En même temps, le sol se déroba sous lui. Il tituba, essayant en vain de reprendre son équilibre. A genoux, il resta hébété tandis que l'apocalypse se déclenchait autour de lui. Les sirènes d'alarme hurlaient à en déchirer les oreilles. Les chevalements, ces tours métalliques qui dominaient les fosses, oscillaient dangereusement. Un pied du numéro quatre commença à plier et la structure s'effondra au ralenti, avant de s'écraser au sol dans un fracas épouvantable et un énorme nuage de poussière.

Ted Laneri fut pris d'une quinte de toux qui lui déchira la gorge. Le sol s'étant stabilisé, il se releva prudemment et essaya de distinguer ce qui se passait autour de lui. La poussière en suspension dans l'air l’empêchait de voir au delà d'une vingtaine de mètres. Au loin, des voix appelaient, criaient, juraient. Une rafale de vent salvatrice lui éclaircit enfin la vue. Incrédule, il constata que l'entrée du puits numéro quatre, dans lequel il aurait dû se trouver à cette heure-ci, n'était plus qu'une montagne de poutrelles tordues et de murs effondrés. Plus loin, l'atelier de maintenance était en feu, sans doute un court-circuit. Sa première pensée fut : « la mine va fermer. On va tous être au chômage ».

Il restait là, frappé de stupeur, lorsque quelqu'un lui prit le bras pour le secouer. Il tourna la tête et reconnu Ted Nostun, un délégué syndical.

  — Vite, il y a nos gars en dessous. Il faut les remonter avant que ça recommence !

Ces paroles, prononcées sur un ton à la fois pressant et autoritaire le réveillèrent de sa léthargie. Ils partirent en courant vers le puits numéro quatre.

Site minier de Solera. 16H23.Bâtiment administratif. Salle de réunion directoriale.

  Autour d'une longue table, six hommes et trois femmes fixaient, incrédules, le mur d'images au fond de la pièce. Les caméras de surveillance montraient sous tous les angles possibles la catastrophe qui venait de frapper le complexe minier. Le son de l'appareil était coupé et le silence régnait, à peine troublé par le ronronnement de la climatisation.

Sur les vues extérieures, de gros nuages d'une fumée épaisse s’échappaient de plusieurs bâtiments et les masquaient à moitié. Le parking, transformé à la hâte en centre de secours, était parcouru en tous sens par les sauveteurs. Sous de grandes tentes montées à la hâte , Les blessés gémissaient en tendant leurs mains en direction des infirmiers. Ceux-ci tournaient un peu en rond, dépassés par l'ampleur de la tâche.

Les secouristes s'étaient d'abord concentrés sur les vivants, mais depuis quelques minutes, les corps transportés sur les brancards ne bougeaient plus sous le drap qui les recouvrait. Dans le ciel, les hélicoptères des pompiers et des services médicaux enchaînaient les rotations vers les hôpitaux. Une nuée de drones des chaînes d'informations, tels des rapaces affamés, tournoyaient au dessus des civières et des ambulances, braquant sur les victimes leurs objectifs indiscrets.

Au-delà des grilles, les familles des mineurs s'agglutinaient, atterrées. D'abord stupéfaites par l'ampleur de la catastrophe, elles commençaient à manifester leur colère et leur désespoir, à la vue des premiers cadavres, arrachés à la terre devenue soudain hostile. Le service de sécurité avait beaucoup de mal à les contenir à l'extérieur du périmètre d'intervention. Des poings vengeurs se tendaient au passage des ingénieurs et des contremaîtres qui erraient au milieu des blessés et des décombres, anesthésiés par l'horreur du spectacle.

Un bâtiments s’écroula. Les flammes se communiquèrent vite à deux autres. Seuls deux bâtiments étaient intacts, celui de la direction, un peu à l'écart, et le foyer des mineurs, ne comprenant qu'un seul niveau.

Comme souvent, les mesures de sécurité jugées officiellement inutiles, en fait trop onéreuses, avaient été "simplifiées". Elles s'étaient révélées dramatiquement insuffisantes. C'est dans une désorganisation totale que les premières équipes de secours étaient intervenues, insuffisamment préparées et mal équipées. Il fallut attendre l'arrivée d'une brigade de pompiers de la ville pour que tout cela se structure.

Personne ne parlait dans la grande salle de réunion du comité de direction de la Société Intergalactique des Mines, appelée plus communément S.I.M., où les responsables de tous les services s'étaient rassemblés.

Quelqu'un s'écria « Bon Dieu, ce n'est pas possible ».

Les regards se coulaient en douce vers le fauteuil directorial, encore vide. À l’autre bout de la table, Donerio Dornier, le plus ancien des directeurs et bras droit du président, était le seul à ne pas céder à l’abattement. Il compulsait fébrilement son ordinateur, marquant son impatience par des pianotements rageurs de ses doigts sur le capot de la machine. Et à chaque fois, il poussait des soupirs de contrariété, lorsqu'il pouvait lire les mauvaises nouvelles. La porte s’ouvrit enfin, et tout le monde se leva de son siège, sauf lui qui continuait à entrer ses requêtes.

Le Président fit un vague geste de la main pour inviter ses collaborateurs à s’asseoir, puis il s’adressa directement à lui :

  — Où en est-on ?

Donerio Dornier haussa les épaules.

  — C’est la merde, évidemment. Les deux puits principaux sont fichus, la production est arrêtée sur tout le site. Un tiers des bâtiments a brûlé. Les autres sont plus ou moins abimés.

  — A-t'ont une idée sur les causes de l’accident ? C’est vraiment un tremblement de terre ?

  — Assez bizarre. Sur le site on a senti le sol trembler sans aucun doute possible. Pourtant, la région n’est pas sujette aux mouvements tectoniques. Cela ressemblait plutôt à une explosion, située dans des couches assez profondes du sol. A proximité du puits numéro quatre, d'après les mineurs rescapés. Une explosion de quelle sorte ? Mystère ! Cela ne ressemble pas à un coup de grisou, aucune accumulation de gaz n'a été détectée. Il y a eu un phénomène identique il y a dix ans, qui a permis de mettre à jour les strates minérales. À l’époque, ce phénomène était resté inexpliqué. Nous ne sommes pas du tout sur une faille, et il n’y a jamais eu de séisme sérieux à cent kilomètres à la ronde.

  — Bien. Tu te charges de l’enquête. Vois avec les assurances et les autorités locales. Je ne tiens pas à ce que nous soyons accusés de manquement aux règles de sécurité.

  — Pas de problème. J’ai déjà commencé à compiler les renseignements.

  — Combien de temps pour tout faire repartir ?

  — Pour les deux puits, c’est trop tôt pour le dire. Le quatre en est à son troisième effondrement. Il faudra certainement l’abandonner. De toute manière il est probable que personne ne veuille y redescendre. Pour le reste, un mois et demi à mon avis.

  — Un mois et demi ? On est très près de la limite. Torrent, à partir de quand passe-t-on dans le rouge ?

  — Sept semaines, sept semaines et demi, bafouilla Torrent Minera, le directeur financier.

De grosses gouttes de sueur glissaient le long de son cou. Son teint rougeaud, ainsi que sa façon compulsive de s'essuyer la paume des mains sur les poches de son pantalon, montraient à l'évidence la panique qui s'était emparée de lui lorsque le président l'avait interrogé. Il se savait compétent et apte pour son poste, mais faire face à son supérieur hiérarchique était une autre histoire. À chaque fois, il était tétanisé.

  — Il faut reprendre la production dans un mois maximum, trancha le président.

Les têtes se courbèrent sous la nouvelle. Cela allait être très dur, et celui qui ne respecterait pas l’échéance ne siégerait pas longtemps à cette table. Rassemblant son courage, Elio Castagoni, le responsable des ressources humaines se lança :

  — Président, il faut s’attendre à des mouvements sociaux. Les conditions de travail ont toujours été dures ici, mais aujourd'hui il y a beaucoup de victimes. Cela risque d'être la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

  — « Monsieur » Castagoni, vous venez d’entendre Torrent. Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir un mouvement revendicatif sur les bras. Il est im-pé-ra-tif que les puits non touchés continuent à être exploités.

Elio Castagoni pâlit, si cela était encore possible. Être appelé "Monsieur" par le Président en plein conseil était quasiment l’annonce d’une disgrâce. Désespéré, il essaya de défendre sa position :

  — Jusqu’à maintenant, nous les tenions avec les méthodes habituelles, pots de vin à certains syndicalistes, ou chantages à l’occasion, et grande tolérance, pour ne pas dire plus, au sujet de la vente de « stimulants ». En ajoutant quelques opérations paternalistes, pour leur laisser croire que nous pouvions faire preuve d’empathie à leur égard, ça allait. Tant qu’il s’agissait de trimer au fond de la mine, ils supportaient tout. Mais maintenant, c’est la peur et la colère qui vont les pousser à se révolter. Et je crains que le temps des promesses ne soit passé. Ils voudront du concret : de la sécurité, des conditions de travail moins dures, et bien sûr plus d’argent.

  — Elio, nous travaillons ensemble depuis longtemps…

Le Président avait baissé la voix, il murmurait presque mais il en était d’autant plus glaçant.

  — … j’ai confiance en toi. S’il y en a un qui puisse limiter les dégâts, ce sera toi. Mais si nos comptes sont dans le rouge, si la production ne reprend pas, des têtes devront tomber, aussi injuste que cela soit. Et d'ailleurs, Messieurs…

Il jeta lentement un regard circulaire sur ses collaborateurs pétrifiés.

  — … la mienne tombera peut-être aussi, mais pas toute seule, je vous l'assure. Nous sommes dans la merde ensemble. Ensemble, nous devons nous en sortir. Il est inutile de perdre du temps à bavarder. Vous avez quatre heures pour faire un bilan de « l’incident » et proposer un plan de relance, chacun dans votre domaine d’activité. Il est dix sept heures, je vous recevrai un par un à partir de vingt et une heures.

Tout le monde se leva comme mu par un ressort et se dirigea vers la sortie.

« La nuit va être longue » souffla Elio Castagoni à Torrent Minera qui haussa les épaules, accablé.

Le Président fit signe à Dornier de patienter. Il se campèrent devant le mur d’images, attendant que les autres soient sortis.

  — Quelles sont nos chances, Donerio ?

  — cinquante-cinquante, Président.

  — Optimiste ou flagorneur ?

  — Ni l’un ni l’autre, mais je ne travaille jamais à perte. Il faut que ça passe, alors ça passera.

  — Pourtant Elio a raison, on va se ramasser un putain de mouvement social…

  — C’est peut-être le moment de vous rapprocher de vos « amis politiques ».

  — Tu crois vraiment qu’ils vont avoir envie de se mouiller ?

  — Si les mines ferment, je ne donne pas cher de l'économie de cette foutue planète. Le mouvement social va faire tache d’huile, et comme les secteurs de l’économie sont imbriqués les uns dans les autres, tout va s’écrouler comme un château de cartes à qui on enlève une pièce. A commencer par les aciéries. Et l’année prochaine, il y a des élections…

Le Président eu un rire nerveux.

  — Quand je pense que certains me trouvent machiavélique…

Donerio toqua du doigt le mur d’images.

  — Il faut que ce spectacle disparaisse des actualités le plus vite possible. Il doit bien y avoir une école maternelle à inaugurer…. ou une maison de retraite, peu importe. Plus vite on nous oubliera, plus nous aurons les coudées franches pour agir.

Le Président éclata de rire.

  — OK Donerio, mon âme damnée, je crois que je devrais aller rendre visite à certaines personnes…

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