Chapitre 16 - Saorsa

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« Il n’y a personne pour traduire message. Il n’y a plus de loups-garou ici depuis dix ans. »


Les mots d’encres dansaient devant mes yeux. Plus de loup… Où étaient passé Caenar, Osmon, Luger, Cobium ou même Anita, Haifa, Kai ? J’aurais même aimé recevoir un mot de la vieille et acariâtre Isobel ! Mais non… Plus de loup au palais. Depuis dix ans… Qu’est-ce qu’il s’était passé pour que les loups désertent ainsi le palais royal ?! C’était déjà arrivé bien sûr, lors des guerres lupins, ou lors de très grands rassemblements, mais jamais, jamais pendant dix ans ! Est-ce qu’ils étaient tous morts ? Est-ce qu’ils étaient partis ? Ma mère était morte… J’en avais eu l’intuition bien sûr, après tant d’années sans nouvelle, mais la confirmation était brutale, tout comme celle que personne ne me cherchait, que j’étais seule et que plus jamais je ne pourrais voir ma famille ou ma meute.


Je sentis la violente de la claque de Sadralbe, ma tête dodelina, mais je restais sans bouger ou sans la moindre réaction aucune, le regard dans le vide. Je ne voyais même pas ce qu’il y avait devant moi, sans doute un repas, mais je n’arrivais même pas à en être sûre, pourquoi manger ? Pourquoi aider son corps à vivre alors qu’il n’y avait plus rien ? Je n’avais plus de meute, plus de famille. Plus rien qui m’attendait dans mon royaume. Eoran, Itham et Aolis devaient également me croire morte, le contrat devait être rompu maintenant…


Je sentis Sadralbe me forcer à manger, la nourriture n’avait aucun goût ou aucune consistance, mon corps déglutissait, mais je le laissais faire, même les fluides du loup et du sang semblaient refuser de traiter les drogues. Je les sentais, mais je ne réagissais pas, ça ne servait à rien, pourquoi se débattre ? Pourquoi se battre ? Dix ans que je luttais, pour rien… Parce que rien ni personne ne m’attendait, juste rien… Le silence, l’absence, la solitude… Pourquoi se battre ? Pourquoi vouloir être libre alors que j’étais seule ? Un loup n’était pas fait pour être seul, les images du massacre de lycans fait par Sadralbe dansaient devant mes yeux. Cela aurait pu être mes frères et sœurs, mais je les aurais reconnus sans aucun doute. Je les connaissais tous, et leur forme, leur odeur… tout et n’importe quoi, et eux m’auraient reconnu. Je savais très bien que ce n’était pas eux, c’était impossible, ils ne se seraient pas laissé attrapé aussi facilement… Non, ils auraient été beaucoup trop malin pour Sadralbe qui serait mort, ils auraient senti mon odeur sur lui et l’auraient approché différemment. Mais pourquoi ils n’étaient jamais venus ? Qu’est-ce qu’il s’était passé dans mon royaume pour qu’ils disparaissent tous ? Qu’il n’y ait même plus un ambassadeur au palais ?! Une nouvelle guerre entre lupins ? On me l’aurait dit… Mais les derniers conflits d’une telle ampleur dataient d’il y a trois cents ans. Il y avait toujours des affrontements entre meutes pour les territoires. C’était normal, ce n’était jamais totalement la paix, et puis il y avait une part d’animalité en nous, cela poussait à des conflits, surtout alpha contre alpha, ou des bêtas voulant prendre la place d’alpha. Ça arrivait… Mais les grands conflits, on aurait été au courant quand même ! Ce n’était pas des petits conflits ! Ça pouvait même déborder sur d’autres régions, c’était arrivé, j’en aurais forcément entendu parler. La reine était la même et elle n’aurait jamais massacré les loups garou. Et pareil un grand massacre, il y en a un qui me l’aurait dit… J’enfouis ma tête sous mes bras, refusant de regarder le monde autour de moi ou même de le supporter. Je me recroquevillais sur moi-même en laissant simplement couler mes larmes.


Une main se posa sur mon épaule, mon nez m’avertit qu’il s’agissait de Liliraele, j’entendis sa voix sans comprendre ce qu’elle disait. Le ton était doux, peut-être voulait-elle que je lui parle moi-même ? Je ne bougeais toujours pas. Autour de moi, sous mes yeux, ce n’était qu’ombre et lumière brève quand on m’enfonçait de la nourriture dans la gorge, j’entendais des voix, mais… est-ce que ça comptait ? Je n’avais pas envie de comprendre. Je sentis les lames de Sadralbe tailler ma chair, le sang coula, je regardai mes genoux, il entailla mes doigts et arracha les ongles, je ne frémis même pas, je sentis les coups s’abattre sur mon corps, sur mon visage, sa magie s’insinuer dans mon corps pour que, dans un réflexe naturel, il se torde d’une douleur que je ne ressentais plus vraiment.


Je clignai des yeux, l’image de mes genoux s’effaça et mon regard se perdit sur le plafond que je voyais au travers des barreaux de ma cage. Je roulais sur le côté lentement, le froid de la pierre s’infiltrait au travers des hardes que je portais, Sadralbe m’observait également, mais je ne réagis pas, la joue collée aux dalles. Je sentais mon cœur battre encore, pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu battais encore petit cœur ? À quoi ça servait ? Pourquoi sentir encore l’air emplir mes poumons, l’odeur de mon propre sang, de ma propre odeur corporelle ? Est-ce que ça servait encore ? Les fluides du loup me guérissaient, mais est-ce que c’était encore utile… J’aurais préféré à cet instant mourir. Vivre… Les loups n’étaient pas faits pour être solitaire, les loups sont une meute et moi plus encore. Je ne pouvais pas vivre sans les miens, j’avais trop besoin d’eux, de leur présence… Pourquoi étais-je seule ? Oh Tungl… pourquoi m’imposer une nouvelle épreuve ? Me testes-tu ? Oh… pourquoi ? Que t’ai-je fait pour mériter cela ? Ne me trouves-tu pas assez digne de porter ta bénédiction ?


Je sentis mon corps se transformer aux premières lueurs, aux premières caresses de Tungl. Je sentis mes os, mes muscles et mon corps changer, mais même mon esprit de louve ne se manifesta pas. J’avais dompté depuis trop longtemps ma sauvagerie pour être… gêné par ça. Le quartier de viande m’éclaboussa de sang quand il fut jeté juste devant ma gueule. L’odeur qui aurait dû m’exciter ne fit que me lever le cœur. Je me levai avec difficulté avant de regarder la lune et pousser un long hurlement qui fit trembler les vitres. Je continuai de chanter un long moment pour ceux que je ne reverrais jamais. Ceux qui semblaient tous morts, une guerre intestine de loups visiblement… je n’avais aucune information, je ne pouvais qu’imaginer cela, il n’y avait aucune autre raison. Je continuai de chanter et de prier pour eux avant de me laisser à nouveau tomber sur le sol en lui tournant le dos à Sadralbe. La viande se mit bientôt sentir à cause de la chaleur, mais je ne bougeais toujours pas. Je fermais les yeux pour ne plus voir les barreaux, mon souffle était lourd. Je sentis la pointe d’une lance s’enfoncer dans ma chair, mais… je ne bougeais pas. Il recommença, Sadralbe, plusieurs fois, je le laissais faire sans même frémir. Qu’est-ce que ça pouvait faire que j’ai mal ou non ? Ou même que je meurs… Je voulais juste… rejoindre les miens, et si mourir c’était la voie à prendre, autant rejoindre Tungl rapidement. Que Sadralbe m’achève, je m’en foutais maintenant.


Je repris ma forme humaine sans même lutter pour garder mon manteau de poil. Pourquoi lutter ? Pourquoi toujours lutter ? Je n’en avais plus la force. Je le sentis me tirer hors de la cage sans que je ne tente rien. De l’eau dégoulina sur mon visage, une main serra ma mâchoire pour l’ouvrir et l’eau dégoulina dans ma gorge. Je toussai, mais déglutis difficilement, l’eau semblait presque me brûler la gorge tant elle était… juste elle m’obligeait à vivre. Sadralbe me tient la tête et la mâchoire alors que j’essayais de me dérober. Je toussais, éclaboussant son visage de gouttelettes d’eau et de bave. Il arrêta de verser de l’eau et m’observa avec attention.


« T’as décidé de te laisser mourir ? Hein ? Même pas manger, ou boire… Tu te laisses crever ?! »


Je ne répondis pas, mon regard le transperça, pour atteindre le plafond. Il parla encore un peu, je ne l’écoutais plus, je ne l’avais jamais écouté, ça ne commencerait pas aujourd’hui… S’il voulait me tuer… qu’il le fasse, j’en avais rien à faire. Mon regard dériva sur les fragments de ciel que je pouvais distinguer entre les vitres. Il gronda et je sentis son poids quitter ma poitrine alors qu’il me traînait jusque dans ma cellule. Je me roulai doucement sur le côté, dos à la porte qu’il ferma, pas à clé cette fois, les pas s’éloignèrent, mais je ne fis même mine de me lever ou de bouger plus que cela. Je clignais des yeux en regardant le mur, ma vie était entourée de ces murs épais, j’avais passé plus de temps cloîtrée dans ce maudit endroit que dans ma forêt natale… Je préférais l’obscurité presque rassurante que la vision de ces murs de pierre, quoi que l’obscurité… même au cœur de la forêt, en pleine nuit l’obscurité n’était jamais totale pour moi. J’aurais vraiment aimé m’y enfoncer profondément. La porte s’ouvrit à nouveau. Wilkin. Son odeur m’agressa le nez, comme toujours, mais même l’envie de le frapper ou de lui faire du mal ne venait pas. À quoi ça servait ? S’il ne m’avait pas arraché aux miens j’aurais pu être là… au pire je serais morte avec eux ! Mais il m’avait même refusé ce droit, il m’avait tout pris.


Le mur reprit place devant mes yeux, je sentis le matelas s’affaisser lorsqu’il s’assit près de moi. Ses doigts passèrent dans mes cheveux, frôlant tout doucement ma nuque. Je ne réagis pas et il posa tout doucement sa paume sur mon crâne pour le caresser, il tremblait légèrement, ça faisait longtemps qu’il n’avait pas osé faire ça. Je me moquais de sa raison, de tout ce qu’il était, de tout ce qu’il faisait.


« Midelia ? »


Je ne bougeais pas, le regard toujours sur les pierres, le drap pesait tellement lourd sur moi. La main caressa à nouveau ma tête puis mon visage.


« Midelia, explique-moi ce qu’il se passe. »


Il réclamait une explication, je ne voulais pas lui donner, pourquoi est-ce que je lui en donnerais une ? Je l’ignorais toujours, continuant de fixer le mur. Il continua de demander et finalement un filet de voix coula de mes lèvres gercées.


« Tu m’aurais tué il y a dix ans à la première tentative de fuite… Cela aurait été mieux pour tous. »


Il ôta sa main comme-ci je l’avais brûlé, je l’entendis, sans chercher à comprendre, à nouveau parler à Sadralbe avant que les deux quittent la pièce sans fermer la porte. Gaïa vient à son tour, elle ne prit pas ma main, elle ne me toucha pas, mentalement, je la remerciais pour cela.


« Midelia, est-ce que le mot que tu as reçu était une mauvaise nouvelle de chez toi ? »


Je ne fis qu’un minuscule hochement de tête, Gaïa soupira doucement et caressa tout doucement ma tête avant de m’embrasser, avec la même douceur, le front, je ne bougeai pas.


« Je suis désolée Midelia, pour tout ça. »


Désolé… Elle était la seule qui s’excusait alors qu’elle n’avait rien fait, qu’elle aurait préféré que je reste chez moi… Ils passèrent tous, Sadralbe abandonna l’idée des drogues continuant juste à me nourrir de force comme il le pouvait en jurant bien trop pour son propre bien. Liliraele passa plusieurs fois, essaya de me faire parler, Wilkin également revient, Gaïa aussi. Je n’eus pas de réaction, pour aucun d’eux. Je ne voulais plus réagir. Le sommeil me prit doucement.


J’étais allongée à même le sol pour observer le mouvement des branches autour de moi. C’était mes fluides du vent qui les secouaient tout doucement : il fallait bien que je m’entraîne. Plus d’une heure que je faisais ça et le sommeil me guettait, un bâillement me secoua, je m’ébrouai en me redressant, je ne voulais pas m’endormis maintenant. L’odeur des bois était si agréable ! Mais c’était surtout que le vent m’avait apporté l’odeur de quelqu’un de bien connu. Je me faufilai entre les buissons, les arbres, esquivant les arbres et les branches basses, bondissant par-dessus les racines.


« Papa ! »


Je sautais au cou de l’homme. Immense, il avait des muscles épais, une barbe broussailleuse, le tatouage de sa lignée remontait, comme celle de ma mère, le long de sa gorge. Il portait une longue chemise épaisse et rugueuse tâchées de vert et de sang, avec par-dessus un gilet de cuir sur un pantalon de toile. Comme beaucoup de loup il était pieds nus. Le géant, puisqu’il était aussi large, grand et fort qu’un chêne, m’attrapa au vol et me serra contre lui avant de m’embrasser le cou avec un rire.


« Ça va petite louve ? »


Je lui fis un large sourire et la grande main de mon oncle par le sang et par le cœur mon père, enveloppa la mienne alors qu’il me guida, même si j’en avais pas besoin, dans les bois.


« Comment va ta maman ?

- Bien ! Elle continue de faire sécher ses plantes.

- Et tu ne l’aides pas ? »


Il me fit les gros yeux, j’eus un rire en lui tirant la langue.


« Elle voulait que j’entraîne mes fluides ! Mais sinon je l’aide.

- Ah ! Elle me laisse l’honneur de t’entraîner avec ton glaive ? »


Je hochais vigoureusement la tête et il me montra le sien qui pendait à son flanc.


« T’en auras un grand aussi un jour. Ça te plairait ?

- Il faut que je sois ta digne héritière ! »


Il me souleva dans les airs et me posa sur son épaule, je ris et tiens encore sa main.


« Tu sais ce que c’est être une vraie alpha ? Tu sais ce que ça veut dire être mon héritière ?

- Mmh… Pouvoir tuer un ours à mains nues comme toi ? Savoir vaincre toute seule ?

- Un loup n’est jamais seul ma chérie. »


Il eut un silence alors que j’écartais doucement les branches pour éviter de me les prendre dans la figure. J’écoutais toujours Caenar, j’étais son héritière après tout ! Il avait beau avoir des enfants, trois garçons, deux filles, mais j’étais la seule alpha de la meute pour l’instant, je reprendrais la tête de la meute en trouvant un alpha à mes côtés. Caenar passait beaucoup de temps avec moi, tous ses enfants étaient grands après tout, il tapota mon genou.


« Un alpha peut avoir des baisses de moral, avoir envie d’abandonner, se dire qu’il n’est rien, mais il ne doit jamais lâcher. Jamais. »


Je baissais les yeux vers ceux aussi bleus que les miens de mon oncle, il était mortellement sérieux. Je hochais un peu la tête, il fronça les sourcils et reprit d’une voix grave :


« Tu me jures, Saorsa ?

- Promis Papa… Je te le jure. »


Il me sourit tout doucement, ses yeux brillaient d’une certaine fierté, je lui rendis son sourire sans honte avant qu’il ne me dépose au sol, ma mère se tenait dans l’embrasure de la porte.


« Caenar ! Saorsa ! »


Je courus me jeter à son cou, elle me serra contre elle avant de me caresser le front, ses mains étaient tâchées par les plantes qu’elle avait manipulées et son odeur de végétaux était toujours plus forte. Et comme d’habitude ses beaux cheveux étaient tressés d’herbes et de fleurs, Caenar embrassa la joue de ma mère.


« Tu laisses ta fille sans surveillance dans cette forêt dangereuse ? »


Il y avait un soupçon de reproche dans la voix de mon oncle, ma mère haussa les épaules avec désinvolture.


« Elle a cinq ans, elle connaît déjà très bien toute la forêt, il faut bien qu’elle s’entraîne avec ses fluides. Et je suis sûre qu’elle sait déjà se défendre, après tout elle est ma fille, ta fille de cœur et ta nièce de sang. »


Caenar soupira et ébouriffa ma tignasse d’un geste doux avant de poser son regard sur sa sœur qui nous invita à rentrer, elle me donna un petit gâteau que je croquais aussitôt.


Je sortis de mon sommeil avec difficulté. J’étais si bien dans mes souvenirs. Je me léchai les lèvres, le goût du gâteau me restait dans la bouche alors que ça faisait onze ans que je l’avais mangé. Les yeux clairs de mon oncle dansèrent devant les miens.


« Ne pas abandonner »


Je passais une main dans mes cheveux. Il faisait nuit noire dehors, la pluie cinglée avec violence les vitres. Combien de temps étais-je couchée ? Combien de temps que j’étais dans cet état ? C’était une vraie tempête dehors, je fermais brièvement les yeux, la puissance sauvage de Caenar me revenait en mémoire lorsqu’il imposait son statut d’alpha. C’était cette même sauvagerie.


« Pardon papa »


Tungh me guidait par la force de Caenar. Ne pas abandonner, ne pas lâcher, un loup n’est pas fait pour vivre seul sans meute. J’ouvris la fenêtre, la pluie me gifla, je grimpai avec difficulté sur le bord, même plus de barreau Sadralbe ? Cela devait faire un bon moment que j’étais amorphe pour qu’il se relâche tant que cela. Le tonnerre gronda suivit d’un éclair. Je me jetais dans le vide, les meilleures opportunités se présentaient toujours au hasard, je devais partir ce soir ou je mourrais. Les fluides me portèrent et j’atterris au sol souplement, déjà trempée par la pluie torrentielle. J’inspirais profondément avant de m’élancer au cœur de la nuit.


Un loup n’est pas fait pour vivre seul.

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