Chapitre 1 - Saorsa

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Le goût du sang me tira doucement de mon engourdissement et de mes songes qui me ramenait à ma liberté et aux terres froides du nord. Je repris conscience de mon corps sans pourtant frémir, du bout de la langue je vérifiais mes dents, une était déjà en train de se reformer lentement, c’était fort désagréable à ressentir. On me l’avait arraché ? D'accord, ils la jouaient comme cela maintenant ? Moi aussi j’allais arracher des choses… J’ouvris lentement les yeux, reprenant totalement conscience de la pièce et de mon environnement. Si la pièce ronde était comme à son habitude : ronde, avec des joncs au sol, une table brute, un coffre pour y ranger mes affaires, une porte pour une salle de bain, avec un simple baquet d’eau, une seule porte en bois et une fenêtre, et un fauteuil. Occupée ce matin. L’odeur de sueur, de cuir, de sang. Un homme. Il devait avoir la vingtaine d’années. Il puait l’impatience… Un nouveau garde ? Je me redressai tout aussi lentement que j’avais ouvert les yeux pour lui faire face, chaque geste semblait avoir pour but de lui montrer une puissance latente qui ne demandait qu’à jaillir. Je fis craquer ma nuque avant de pencher la tête sur le côté et de bailler largement, je secouai la tête. À chaque phase, c’était pareil, ces sensations, cet engourdissement fort désagréable au lieu d’un éveil total des sens. J’eus un rire moqueur et l’homme fronça les sourcils en se dressant aussitôt accompagné du craquement de bois du fauteuil, je ne l’écoutai pas, cet humain. Ses mots je les comprenais, en deux ans, j’avais appris leur langue, beaucoup trop vite à mon goût, mais ce n’était pas pour ça que j’écoutai. De toute manière c’était les mêmes paroles, à quelques modifications proches, mais cela était souvent du genre « Je vais te faire obéir, tu ne me joueras pas ta petite comédie». Banal et insipide. Je caressai mes dents du bout de ma langue en le regardant dans les yeux. Il ne me faisait pas peur. Aucun humain ne me faisait peur…


Je descendis du lit, sous mes pas, les joncs craquèrent délicatement, me protégeant du froid de la pierre. Je fermai les yeux en écoutant les derniers petits craquements des herbes sous mes pas, sentir la cassure sous la plante de mes pieds et mon poids. Cela me rappelait la forêt, l’odeur était trop sèche pour moi. J’éternuai et secouai la tête en me frottant le nez. Non, je n’aimais pas l’odeur de cet homme. Ni l’odeur, ni les battements de son cœur. Non, rien ne me plaisait chez lui. Le cuir, l’éclat du métal, son poignard caché dans sa botte en plus de son épée. L’odeur du métal me fit plisser le nez. Elle était froide, cette émanation, froide et surtout impersonnelle.


Mon regard revient sur le ciel et l’extérieur. Je n’étais pas idiote, qu’importe ce qu’ils croyaient, je savais pas mal de choses et je comprenais pas mal de choses. La nuit serait noire, la déesse ne serait pas là… Mais mes fluides étaient plus faibles ici que dans le Nord. J’étais trop jeune pour m’opposer aux hommes adultes. Je trouverais un moyen par la ruse. Les fluides qui tournaient autour de moi… il ne les sentait pas, pas comme moi. J’eus un rictus qui ne dus pas lui plaire. J’esquivai vivement le coup, vicieux, dans le dos, j’avais perçu le grincement de cuir de son armure. Je remontai les lèvres sur mes crocs avec un doux grondement avant de lui tourner proprement le dos, gardant mes sens sur lui, pour aller faire ma toilette. Je pris tout mon temps, puisque j’en avais, cet homme m’avait réveillé tôt, alors je pouvais profiter pour faire toutes les ablutions que je voulais faire.


Je laissais mes sens s’étendre autour de moi. Le sol sous les joncs était froid, l’air trop chaud pour moi en un contraste très désagréable. J’entendais le vent dehors qui m’apportaient même le hennissement des chevaux, viande que je n’aimais pas au demeurant. Eux aussi préféraient courir et savourer le vent sur leur visage, sentir juste… la liberté sur ses lèvres, l’eau fraîche dégouliner le long de ses lèvres alors qu’il buvait goulûment à une carafe de métal, ses dents raclaient dessus. J’eus à nouveau un sourire en regardant le ciel que je pouvais entrevoir par la fenêtre avant de secouer la tête et lécher mes lèvres. Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour une véritable partie de chasse… La traque dans les bois, les fragrances particulières des bois dans la nuit, les déplacements silencieux, trouver l’être le plus faible de la harde, un vieux ou un malade, le tuer sans le faire souffrir, le goût du sang et la chaleur de la chair lorsqu’on en arrachait. La fermeté de la peau, son élasticité, sa saveur si particulière, son poids dans l’estomac. Ah… Ça me manquait… La viande que j’avais ici était froide, abjecte, heureusement crue, mais rien de bon. Je me mourais lentement, je le savais, j’agonisais depuis deux ans ici. Les rares nuits que j’avais réussies à passer dehors m’avaient offert un peu de repos… mais ce n’était pas chez moi ici, il faisait trop chaud, l’air était trop sec, trop poussiéreux. Et surtout je ne courais pas assez, je n’étais pas assez dehors. Mais ça, ils ne le savaient pas réellement. Non, ils ne connaissent pas nos besoins. Cela ne serait jamais chez moi.


L’humain finit par me pousser hors de mon antre et j’avançai dans les couloirs du château. La bâtisse puait le sud, la poussière. J’éternuai à nouveau, je n’aimais pas ça, il y avait bien trop de pollen qui volait dans l’air. Je savais très bien où j’allais et l’odeur de nourriture me guidait un peu., mais surtout ma mémoire, je maîtrisais mon environnement, bien mieux qu’on ne pouvait le penser en me regardant. Je me léchai les lèvres dans un silence complet. En même temps depuis le début j’étais silencieuse, je n’aimais pas m’exprimer, c’était toujours pour le mieux, on ne pouvait accuser un silence, on ne pouvait m’accuser si je restais silencieuse.


Il y avait du monde ici, vraiment, je n’avais pas besoin d’entrer dans cette salle puante la transpiration pour le savoir. Non, même à distance je le savais, j’entendais, sentais. J’eus un rictus, on allait s’amuser encore cette nuit.

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