Partie 3/4

7 minutes de lecture

Aussitôt, la figure légendaire montra un tout autre visage. J’étais assise en face de lui, dans l’attente d’un premier signe. Il avait les jambes croisées, et surtout une expression soucieuse, bien loin de son habituelle absence d’expression. C’était l’heure de briser le silence. De découvrir qui se cachait derrière les éloges et les histoires épiques.

— Discussion seul à seul, hein ? fis-je. Tu as un problème avec tes amis que tu ne les inclus pas dans la conversation ?

D’abord Gur baissa la tête. Mais je n’avais pas rêvé, il avait bien répondu par l’affirmative. Une information précieuse, que je devais creuser sur-le-champ.

— Je vois. Est-ce qu’ils te mettent la pression ?

De nouveau il n’y eut aucun doute sur son geste. Gur était-il du genre héros solitaire ? Moi qui ne pigeais pas grand-chose à la langue des signes, j’avais trouvé une parade pour en apprendre sur lui. Et il était bien enclin à se dévoiler, même si l’enthousiasme lui manquait.

De ce que je comprenais, Gur n’avait pas eu la vie facile. Il devait se coltiner Magra et Hirgol par intérêts communs. Bien sûr, il était encore trop poli, affirmait qu’il était pote avec eux. Sauf que derrière tous les avantages d’être un héros prophétique, il y avait une image à préserver. Le sort du monde sur ses épaules, rien que ça ! Et moi, simple bandite, avais le privilège d’être sa confidente ?

Ironiquement, on ne s’arrêta pas parce que ses compagnons l’appelaient, mais parce que je commençais à bailler. Il ne faudrait pas manquer une inconfortable nuit, étendue sur la roche. Avant de nous séparer, Gur me fit comprendre que nous n’en avions pas fini. Cette mission d’escorte, si on pouvait l’annoncer ainsi, allait être plus passionnante que prévue !

La prochaine nuit se fit bien attendre. Devoir subir les moqueries et critiques de Magra et Hirgol n’avait rien de plaisant, mais la seule pensée d’en savoir plus sur Gur rendait le tout supportable. Plus la journée avançait et plus mon cœur battait vite ! Que les heures défilent, tout comme les montagnes, et le héros se confierait à moi malgré les plaintes de ses « amis » !

Encore assise face à lui, les fesses mouillées par l’herbe de la pente, je le vis se courber de plus en plus. Un poète dirait que sa silhouette se découpait brillamment sous la lueur de la lune. Une bandite dirait qu’il avait l’air génial. En tout cas, il se recourba de plus en plus, sombre autant qu’il pouvait l’être. Déjà qu’il ne souriait pas beaucoup…

Je compris vite pourquoi. Franchement, pourquoi le sort s’acharnait sur lui ? Des forces maléfiques avaient ravagé son village natal et massacré sa famille. En plus d’être orphelin, il fut enfermé et torturé par un roi tyrannique. Quatre années de souffrance supplémentaire ! Et il ne retrouva sa liberté que grâce à une attaque de dragons. Oui, le monarque mourut, encore heureux, mais aussi beaucoup trop d’innocents. Sauf Gur, condamné à survivre, le poids du monde sur ses épaules.

Mais à l’époque, il ne connaissait même pas son rôle dans cette histoire. Tout ce qu’il voulait, c’était vivre en paix… Les dieux et déesses, ils s’en foutaient. Ils avaient d’autres projets pour lui. Ils leur envoyèrent leurs serviteurs pour lui expliquer la prophétie, un pauvre charabia qui ne règlerait en rien ses problèmes. À quoi bon sauver le monde s’il ne pouvait même pas protéger les gens qu’il aimait ?

C’était ça, le truc. Être un héros impliquait des sacrifices. Tout ceci était bien beau, sauf que Gur n’avait rien demandé. Il fut même traité d’égoïste par les divinités elles-mêmes, juste parce qu’il réclama le retour de sa famille et ses amis trucidés trop tôt en échange des services. « Ne perturbez pas l’équilibre », qu’ils disaient. « Nos pouvoirs doivent être utilisés sagement », qu’ils répétaient. Conneries ! Ils avaient choisi leur élu sans lui demander. Comme si c’était simple de perdre ses attaches car le destin l’avait décidé.

Si ça se limitait au divin… Bien à terre, les problèmes étaient les mêmes. Une impératrice qui le prenait pour son laquais. Un seigneur qui le couvrait de louanges avant de lui exiger encore et toujours les mêmes missions. Tous pareils, ces gens de pouvoir ! Quoi, ils étaient trop lâches pour envoyer leur propre armée face à des monstres affamés ? Les types ordinaires, comme moi, pouvaient l’encenser à foison, ça ne règlerait pas le mal-être qui hantait Gur.

Nuit après nuit, tout devint plus clair. Il n’avait jamais l’occasion de se reposer, ou très peu. De se faire des amis, de rencontrer l’amour… fonder une famille. Ce n’était pas écrit dans la prophétie. Que l’avenir de peuples tout entier dépendent d’un seul individu ! Il se devait d’être altruiste, exemplaire, de ne montrer aucune faille. Et s’il se plantait, c’était qu’il n’était pas assez fort.

Et finalement la petite bougie s’alluma dans ma tête. La raison pour laquelle nous restions à l’écart chaque soirée. Magra et Hirgol ne valaient pas mieux que les plus puissants de ce monde. Rien d’étonnant, au vu de leur passif, mais ils paradaient en permanence avec leurs faux airs modestes. Gur devenait alors un outil pour accomplir leur quête avant d’être un ami. Ils le respectaient d’une certaine manière… Juste la figure légendaire. Pas la personne derrière les parchemins poussiéreux et les éloges ronflants.

Comment se confier à de telles personnes, du coup ? Eh bien, il ne pouvait pas. Il se rabattait sur moi, la prisonnière qu’aucun n’écouterait même si elle l’ouvrait. Des petits secrets à partager et que j’aurais tout le temps de ruminer.

L’échange passionnant avait vite sombré. Il devait compter sur mon soutien, sinon il ne m’aurait pas autant dévoilé. Une brigande qu’il venait de rencontrer n’était sans doute pas la meilleure personne pour ça… Ha, je fis de mon mieux, au départ ! Une tape sur l’épaule que ses compagnons ne verraient pas. Des murmures d’encouragement. Je le pris même dans mes bras, ce qui aurait été un privilège exquis si je ne pleurais pas autant !

L’aide avait ses limites. Qu’est-ce qui céda à la compassion ? La culpabilité, naturellement ! J’avais contribué à son malheur en m’opposant à lui. Pour être franche, j’avais bien averti mes camarades, mais ils avaient quand même rejoint sa longue liste de victimes. Gur me consola alors d’une bien étrange manière. De ses signes, je compris qu’il dit quelque chose du genre : « Ne t’inquiète pas, vous étiez des ennemis faciles à vaincre, vous n’étiez pas un obstacle pour moi ». C’aurait été vachement insulta nt sans le contexte. Mais, songeai-je, où était le mensonge là-dedans ? Le héros avait défait des puissants sorciers, chevauché des dragons, projeté des colosses dans l’abîme. Il aurait fendu des montagnes si on le lui avait demandé ! Il fallait l’avouer : nous étions des bandits de pacotille. Tout ce qui me distinguait de mes camarades, c’était mon brillant instinct de survie.

Le pire, c’était qu’après chaque conversation, Magra et Hirgol nous calculaient de moins en moins. Ils harcelèrent d’abord Gur : pourquoi perdrait-il du temps avec quelqu’un comme moi ? Les frayeurs furent bientôt réduites à néant. Ils s’imaginèrent même que Gur me faisait aussi des leçons de morale, comme s’il voulait se sentir supérieur. Comment la criminelle, la moins que rien, connaissait mieux Gur que ses propres compagnons ? Ça faisait des années qu’ils taillaient la route ensemble ! Tout ce temps-là, ils n’avaient jamais cherché à connaître ses aspirations et ses passions. Une amitié de surface, une camaraderie hypocrite. J’étais peut-être mal placée pour les juger, moi qui avais du sang sur les mains. Bah, je le faisais quand même.

Les réjouissances devaient bien s’arrêter un jour. Ils n’allaient pas me transporter jusqu’à l’autre bout du monde, non plus ! Nous atteignîmes Terno-Jhagot en milieu de journée, quand le marché bourdonnait de gens pressés, mais qu’ils s’écartaient pour le héros malgré tout. La bandite au bout de la corde ne recevrait que crachats et moqueries, quant à elle ! Même si des tomates et de la salive ruisselaient de ma joue, je ne pouvais pas m’empêcher de sourire. Mon silence serait ma victoire !

Avais-je parlé trop vite ? Il y eut un cri déchirant en provenance du ciel. Des ailes massives se déployèrent par-dessus la cité. C’était la panique, et pourtant mes yeux n’arrêtaient pas de briller. Un dragon. Un véritable dragon. Il pouvait me cramer vive, je mourrais heureuse !

Entre lui et moi… Enfin, entre lui et nous, il y avait un obstacle de taille. Le courageux héros lui-même, brandissant sa claymore envers et contre tout ! Moi, j’y voyais quelque chose de magique. La preuve qu’il ne renoncerait jamais à ses devoirs, aussi lourds qu’ils soient ! Une minute, c’est quand même triste, non ? Les divinités abusaient clairement de son altruisme et de son cœur d’or. Rien de nouveau en sorte.

Mais peu importait ! J’étais aux premières loges pour assister à ce spectacle. Je n’avais jamais été biberonné aux épiques ballades, mais personne ne pouvait rester de marbre face à un combat légendaire. Petit face au dragon, grand en vérité. Gur fonça sans la moindre hésitation. Il bondit comme s’il était né pour ça. Ha oui, c’était littéralement le cas. Enfoirés de dieux et déesses.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0