Partie 4/4

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À force de contempler cette image digne d’une peinture, j’en oubliais ma propre sécurité. Voir même des gardes surentraînés détaler comme des lapins aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Le héros de la prophétie accomplirait son destin, mais qu’en était-il de ma petite personne ? Il y avait des limites à se comporter en spectatrice enthousiaste !

Hirgol et Magra. Après toutes ces insultes, toutes ces leçons de morale, ils me dévisagèrent… en souriant ? Non, c’était même encore pire ! La naine me libéra de mes liens pendant que l’elfe me tapota la tête comme si j’étais une môme.

— Malgré sa puissance, dit Magra, nous doutons encore de lui.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ? répondis-je.

— Tu l’as vu à l’œuvre, expliqua Hirgol. La légende… et notre ami. Nul doute qu’à force de te prendre à part, il t’a inculqué les bonnes valeurs.

— Je ne pige toujours rien.

— Songes-y, Berix. N’as-tu pas lu des histoires où des êtres ignobles avaient droit à leur arc de rédemption ? Tu as droit à ta seconde chance. À nous aider à triompher de ce mal.

— Qui sait, lança Magra. Tu recevras peut-être même une réduction de peine.

Ouaip, j’étais vachement surprise. À défaut de capter nos échanges, Hirgol et Magra s’étaient imaginés le meilleur. Ils m’offraient une échappatoire. Mieux, une chance de rentrer la légende ! Je me battrais aux côtés de Gur lui-même. Je serais couronnée de louanges comme lui ! Un tonnerre d’applaudissements sur la dépouille du dragon, et mon nom resterait dans l’histoire pendant des siècles !

…Et de mon vivant, alors ? Je devais sacrifier mon bonheur, mes ambitions ? Obéir à ces mêmes puissants qui me crachaient dessus autrefois ? Interdiction de me faire des amis, de revoir de ma famille ? Me soumettre aux divinités, par-dessus le marché ?

Magra et Hirgol me secouèrent comme si j’étais raide morte. Rah, pas de quoi s’impatienter ! À part les flammes qui détruisaient les marchés, et les multiples cris de panique, il n’y avait aucune urgence.

J’avais pris la décision. Et avais le cran de les fixer droit dans les yeux.

— Vous avez oublié un détail, lâchai-je.

— Lequel ? firent mes interlocuteurs en même temps.

— Je me suis rendue, souvenez-vous ! Parce que je tiens à la vie !

C’était vrai, en partie. À moins de me réfugier derrière Gur, je ne ferais pas long feu face à un dragon. Jeu de mot involontaire.

Alors je détalai. C’était facile de me fondre dans la foule ! Peu de gens avaient le même accoutrement que moi, mais la bandite du coin était devenue leur dernière priorité. Sprinter jusqu’au salut, fuir loin du combat épique. Hirgol et Magra n’allaient pas perdre du temps à me poursuivre, ils devaient aider leur « ami ». Le champ libre pour Berix la maligne, qui rirait bien de leur stupidité !

J’aurais dû regarder droit devant moi, au lieu de me tracasser d’eux. J’avais dévié de la rue et m’étais pris un mur en pleine poire. Un choc assez fort pour me plonger dans les vapes. Et me faire manquer toute la bataille, accessoirement, sans avoir eu le luxe de me trouver bien loin.

Je me réveillai dans une cellule. C’était inévitable, apparemment. Étalée sur un lit superposé, dans le confort et la chaleur, mais aussi l’isolation. J’entendais quelques bruits de couloir sur le triomphe de Gur et de ses compagnons. Et aussi sur la bandite qui s’était ratatinée… Rectification : elle s’était humiliée. Comment autant de témoins s’étaient rivés vers moi ? Le dragon aurait dû accaparer toute l’attention !

Gros soupir. Il était trop tard. Au moins, je pouvais rire de mes camarades morts, car des années en prison valaient mieux que leur triste sort ! Si j’ignorais les autres captifs, et c’était mieux comme ça, je n’avais personne avec qui jacasser.

Par une drôle de coïncidence, la seconde place de ma cage allait se remplir. Deux gardes escortaient une haute-elfe. Pas très gentille, à vue du nez, puisqu’elle était drapée d’une longue robe noire, et des rémanents d’éclair fendaient ses yeux. Ciel, les ténèbres l’habitaient littéralement ! Et j’avais beau l’accueillir de mon plus beau sourire, elle gardait une mine tellement sérieuse qu’elle en devenait coincée.

— Je te préviens, fis-je en balançant mes jambes. J’ai déjà réservé le lit du dessus.

— Sacrilège ! s’exclama la haute-elfe d’une voix grave. Tu aurais reçu une correction si mes pouvoirs n’avaient pas été neutralisés.

Test réussi, elle n’était plus dangereuse ! Je pouvais donc bondir et tendre ma main, qu’elle regarda sans savoir quoi faire.

— Partons sur un bon pied ! lançai-je. Après tout, nous sommes condamnées à nous côtoyer pendant un moment. Je m’appelle Berix.

— Juste Berix ? s’étonna la haute-elfe. Pheragi Kujh Saradiel Ghon. Naguère archimage, j’ai été dépossédée de mes titres, parce que « ma soif de magie était trop grande ». Ils étaient jaloux de mes capacités.

— Oh, je suis curieuse. Dis-moi tout, Pheragi !

Son sourire aurait eu de quoi en pétrifier beaucoup. Par contre, visiblement, je n’étais pas assez digne pour qu’elle me fixe droit dans les yeux.

— Vivre dans des dimensions séparées complexifie notre rapport à la réalité, expliqua Pheragi. Mon but était d’ouvrir un portail afin que les démons puissent entrer dans notre monde.

— Mais ils auraient fait un massacre ! m’écriai-je. Que dis-je, un carnage !

— Et alors ? Si l’entente est impossible, alors les plus forts survivent.

— L’appel de la nature alors qu’un portail magique est tout sauf naturel… Et puis, on sait tous comment ce genre d’histoire se termine. Tu aurais été la première à te faire déchiqueter.

— Oui ! Mon sang dégoulinant sur le pavé de la place… Ouverte en deux, pour que mes organes se répandent, dans une terrible agonie ! L’apothéose ! La plus belle manière d’achever mon existence !

Elle se frissonna, se lécha les lèvres… je n’avais pas besoin d’en savoir plus. Par chance, un garde passait par là, alors je l’interpellai tout de go.

— Je peux changer de cellule ? demandai-je à voix basse.

— Non.

Une défaite de plus pour Berix. Allons bon, Pheragi était inoffensive désormais, je n’avais qu’à trouver un moyen efficace de me boucher les oreilles. Voilà qu’elle venait de croiser les bras et de grogner.

— Mon plan était infaillible, dit-elle. Et j’aurais réussi si le héros de la prophétie et ses compagnons ne s’étaient pas mis en travers de mon chemin !

— Gur ? reconnus-je. Juste après vaincu le dragon, il s’est occupé de toi ? Impressionnant !

— Ne le taris pas de louanges, je le hais.

— C’est que tu ne le comprends pas.

— Quoi ? Comment oses-tu ?

— Ne change pas de sujet ! J’aimerais d’abord savoir comment tu as survécu. Gur et ses « amis » font rarement de prisonniers, j’en étais témoin.

— Tu me contrains à m’embarrasser ? Très bien, tu auras toute la vérité. Ouvrir le portail requérait déjà une quantité colossale de magie. Je m’imaginais assez forte pour les affronter tout en maintenant le sort… Je me suis drainée de mon énergie et je me suis évanouie. Héros qu’ils sont, ils se sentaient trop « moralement bons » pour m’occire dans cet état, au mépris de mes ambitions peu pacifiques. Au lieu de quoi j’ai reçu une peine de cinq mille ans de prison. Il va falloir m’armer de patience.

Je ne pus m’empêcher de pouffer. Je subis le regard courroucé de mon interlocutrice, mais ça en valait la peine. À la voir trembler ainsi, elle devait se retenir de m’étrangler.

— Tu me nargues ! rugit-elle. Quels sont tes faits d’armes, d’abord ?

— J’étais bandite, révélai-je.

— Tu dirigeais un clan. J’espère que tu auras répandu le chaos, à ta manière.

— N’exagérons rien. Déjà, je n’étais même pas la cheffe. Nous semions un peu la terreur, mais rien qui ne sortait de l’ordinaire.

— Pas de plan pour conquérir une cité ? Pour renverser le pouvoir en place de vos mains ?

— Rien de tout ça, je te dis ! Voyageurs, pèlerins, marchands, c’étaient eux, nos cibles. Nous n’avons jamais visé grand.

— Bon sang que tu es ennuyeuse ! La perspective d’être coincée avec toi m’horripile déjà.

— Merci du compliment.

Sur ces mots, je bondis de nouveau sur mon lit, posai ma tête sur mon oreiller. Je calculai à peine ma camarade agacée. Chaque fois que je lui jetai un coup d’œil, elle gardait la même pose, avec laquelle elle me jugeait. Sapristi ! Hirgol et Magra ne seraient pas très enchantés de savoir qu’ils se rejoignaient à ce niveau-là.

— Je suis confuse, continua Pheragi. Contemple ce monde dans lequel nous évoluons. Où nous avons l’opportunité d’inscrire notre nom dans les grimoires. Où même de notre vivant, nous pouvons accomplir notre quête légendaire, fût-elle bénéfique ou maléfique.

— Pour chacune de ces personnes, contredis-je, il y a des centaines de gens ordinaires. Des milliers, peut-être.

— Et tu veux vraiment être l’une de ces personnes ?

Je repensai à Gur. Où se trouvait-il depuis qu’il avait fait battu Pheragi ? Notre rencontre l’avait-il changé à jamais ou bien je surestimais mon influence ? Est-ce qu’il aurait l’occasion de briser la prophétie ? Le cycle, même ? Je ne le saurais qu’au travers de bruit de couloir.

Au final, je devais continuer à penser à moi-même. C’aurait pu être pire, tout bien réfléchi. Je purgerais ma peine sans me plaindre. Ce ne serait pas des années perdues, mais des moments bien remplis de mon existence, tout aussi valables que celles de ma liberté. Berix la bandite resterait Berix la bandite. Celle qu’on oublierait… Celle qu’on n’embêterait jamais.

Et après avoir bien cogité, je fixai Pheragi sans hésiter.

— Je suis heureuse comme ça.

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