Partie 2/4

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Oui, c’était désagréable. Humiliant, même. Tant que ça me permettait de survivre… J’abandonnai mes frères et sœurs d’armes tombés débilement au combat, traînée comme une moins que rien par une moins que grande. Il y avait du chemin à faire, et le trio ne lambinait pas. J’avais beau suer à grosses gouttes, respirer comme un dragon enrhumé, ils n’allaient pas ralentir pour mes beaux yeux.

Heureusement, le soleil se coucha bien assez tôt. Ils trouvèrent un renfoncement rocheux dans la vallée, où ils installèrent leurs couchettes et sortirent leurs provisions. J’avais des bleus de partout, ils n’en avaient rien à carrer, sinon ils ne m’auraient pas attaché à l’entrée de la caverne !

La naine brandissait une torche. Trop loin pour brûler ma corde, bien sûr ! Mais je voyais comme une étincelle dans son regard. Un mépris encore plus prononcé qu’avant.

— Nous avons marché trois heures et tu n’as pas arrêté de te plaindre, dit-elle. N’abuse pas de notre clémence, brigande.

— Hé, du calme ! interpellai-je. Nous allons passer quelques jours ensemble, pas vrai ? Alors apprenons à nous connaître ! Moi, c’est Berix.

— Et tu abuses de notre politesse, fit l’elfe. Mais soit. Je m’appelle Hirgol. Mon amie ici s’appelle Magra. Notre meneur, quant à lui, répond par bien des noms, bien des titres ! Pour toi, Berix, ce sera Gur.

— Gur ? J’aurais juré que ce héros aurait un nom plus élaboré !

— Tu es indigne de l’appeler autrement.

Je râlai, je gémissai… Et je leur donnai raison. J’étais aussitôt prête à démarrer la conversation avec le héros de la prophétie ! Sauf que Magra et Hirgol se dressaient encore lui et moi. Pour qui se prenaient-ils ? Ses gardes du corps, peut-être ?

Ils avaient des choses à surveiller. À observer. Ils auraient bien remarqué le roman accroché à ma ceinture à un moment ou un autre. Autant le brandir fièrement ! Si seulement je n’avais pas les poings liés.

— Tu es une vraie lectrice ou c’est de la frime ? demanda Magra.

— C’est mon petit livre de chevet ! m’écriai-je. « La voleuse et l’assassin », de Shaphas !

— Un pseudonyme, souligna Hirgol. Ce ne doit pas être de la littérature de haut-niveau.

Là, ils étaient allés trop loin. Qu’ils massacrent mes amis, passe encore, mais comment osaient-ils insulter mes goûts ! Malgré la douleur, je m’érigeais autant que je pouvais, car j’avais une œuvre chère à mon cœur à défendre !

— Attendez d’en savoir plus avant de juger ! proclamai-je. Imaginez une ville fourmillante de vie, mais rongée par la pauvreté. Imaginez alors que tout est de la faute d’un maire avare, s’accaparant toutes les richesses pour lui ! Qui donc pourrait se dresser contre sa tyrannie ? Eh bien, l’héroïne de cette histoire, Vizeli Vasos, une voleuse de talent ! Son idée ? Dérober le maire de ses plus précieuses possessions !

— Intéressant, commenta Hirgol en baillant.

— Mais il y a un rebondissement ! Aradam Abeck, de son nom ! Un assassin trop classe avec des intentions encore plus radicales : pour sauver la cité, le maire doit périr. Et si possible, de ses dagues courbes, brillantes et lustrées ! Cependant… Cependant ! Aussi ignoble soit le maire, Vizeli pourra-t-elle se résoudre à verser le sang ? Ou pourra-t-elle persuader l’assassin de trouver une autre méthode ? Aussi, et surtout ! Vizeli et Aradam pourront-ils ignorer éternellement leurs sentiments qui se développent ? C’est une histoire de complot, de trahison… d’amour ! Oh, que c’est merveilleux !

Et j’en frissonnais ! Tellement que mes interlocuteurs me dévisagèrent avec un air de dégoût. Une sensation de bien-être m’emplit pour la première fois depuis que j’avais été capturée. Ma silhouette, toute légère, était mise en évidence par la danse des flammes.

— Ce roman a l’air niais et stéréotypé, lâcha Hirgol.

— Vu comment tu en parles, enchaîna Magra, nous avons bien fait de te laisser attachée. Mon bon sens m’encourager à jeter cet « ouvrage » dans les flammes.

— Eh ! répliquai-je. Vous n’allez pas priver une prisonnière de son unique divertissement ?

— Et pourquoi pas ? Tu n’es pas un exemple de vertu, après tout.

— Justement ! Oui, j’ai dévalisé quelques caravanes. Oui, j’ai planté mes armes un peu n’importe où. Ça ne m’empêche pas d’être une romantique dans l’âme.

— Tu es surtout de très mauvais goût. Bonne nuit.

Ils soupirèrent. Plus révoltant encore, firent demi-tour. Ce qui ne m’empêcha pas de les interpeller en bonne et due forme.

— Et Gur, alors ? Je suis sûre qu’il est plus sympa que vous ! Laissez-moi causer avec lui !

— Tu n’as toujours pas compris, imbécile ? lança Hirgol. Il est muet.

Un sourire suffisant, un haussement d’épaules à peine visible… Voilà que l’elfe croyait avoir eu la réplique cinglante. À ce moment-là, j’avais déjà deviné que le héros de la prophétie était muet ! Ça le rendait encore plus mystérieux.

Ces deux-là risquaient d’être un obstacle de taille. Parole de Berix, je réussirais à parler avec Gur !

Pendant le voyage, il y avait peu d’opportunités. À part admirer le relief montagneux et buter sur des pierres sous les moqueries de ces ingrats, je me contentais d’avaler des provisions étrangement délicieuses. Je tentai d’interpeller le beau et ténébreux à plusieurs reprises, mais il était toujours au-devant, tel un pisteur flairant mille dangers. Et avec les rabat-joie de service, je n’avais pas même moyen de le contempler.

Ma seconde chance ? Seulement après une autre fatigante, non, épuisante journée de voyage ! Magra et Hirgol m’attachèrent auprès d’un rocher, encore trop loin du feu. La différence fut qu’ils s’assirent face à moi en grignotant leur miche et leur fromage crémeux. J’étais une cible trop facile, visiblement.

— Vous voulez en savoir plus sur mon livre favori ? ironisai-je.

— Tu es fascinante, reconnut Hirgol. Une bandite anonyme recourant au sarcasme à l’excès, car elle ne dispose pas de meilleure arme. Jamais nous n’aurions pensé te consacrer autant de temps.

— Vos leçons de morale, j’en ai eu assez ! Quelle histoire avez-vous à raconter, d’abord ? Tu coulais sans doute des jours paisibles dans les bois, à jouer de la harpe et à manger des feuilles. Tu es tombé au hasard sur Gur, qui t’a recruté pour tes talents d’archer. Et je parie même que tu lui donnes des conseils philosophiques !

— En réalité… Je suis le dernier né d’une dynastie exilée. Un prince sur lequel repose le destin d’un peuple. Bras armé d’une reine affaiblie, pourtant contraint de voyager sur les routes afin de trouver ces terres légendaires, où ma famille pourra réclamer son titre. Seule la présence du héros de la prophétie rendra ma quête réalisable.

J’étais bouche bée. Calée par l’admiration, en quelque sorte. Cet elfe ne méritait pas d’avoir une histoire aussi spectaculaire ! Des étincelles grésillèrent dans mes yeux… Et m’empêchèrent de voir Magra plaquer ses poings contre ses hanches, au passage.

— Puisque tu récites des poncifs, dit-elle, tu dois penser que je viens d’un royaume souterrain ? Que j’adore l’or, la bière, forger des armes et cracher sur les elfes ? Et qu’au départ, j’avais une rivalité tenace avec Hirgol ?

— Bah…, fis-je. Tu es d’ascendance noble, toi aussi ?

— Non, je suis de naissance ordinaire. Ma famille peinait à joindre les deux bouts.

— Voilà, tu te différencies de ton camarade !

— Ma quête, peut-être moins glorieuse, consiste à trouver de nouveaux territoires pour mon peuple. Peut-être me faut-il explorer les ruines d’autrefois, abandonnées par mes ancêtres à cause de leur dangerosité. J’ai d’abord rejoint l’armée de mon roi, avant de réaliser le peu de flexibilité que ce poste offrait. Rencontrer le héros de la prophétie fut une bénédiction. Chaque jour, je me rapproche davantage de mon objectif !

— Rah ! Pourquoi faut-il que vous soyez tous exceptionnels ?

Soudain, ils se rapprochèrent de moi. M’encerclèrent autant que c’était possible à deux. Ils m’avaient déjà montré du mépris, mais là, on atteignait des sommets ! Dans tous les sens du terme.

— Tu as fini par comprendre, brigande ? attaqua Magra. Nous ne sommes pas du même niveau.

— Tu prends tout à la légère, critiqua Hirgol. Sinon tu ne décrirais pas tes méfaits avec désinvolture. Tu n’as aucun respect pour ta propre existence.

— Je me suis rendue pour vivre plus longtemps ! m’exclamai-je.

— Et tu sais ce qui t’attend ? rappela la naine. Tu vas croupir en prison plusieurs années. Plus si tu continues de nous agacer.

— La longévité des humains est tristement courte, dit l’elfe. Que tu la gaspilles ainsi m’indigne d’autant plus. À te complaire dans le crime, à lire des mauvais livres.

— C’est toujours mieux que de perdre son temps à juger les autres, répondis-je en imitant leur sourire dénigreur.

Magra marcha sur mon gros orteil, et je hurlai comme une petite fille. Mérité : ma répartie était à revoir.

— Tu ne peux que te blâmer, dit-elle. Je n’ai pas entamé mon existence dans les circonstances les plus favorables non plus. Et pourtant, compare-nous.

— Que d’arrogance ! rétorquai-je maladroitement. Je ne vais pas vous faire verser de larmichettes sur mon enfance difficile. Ma vie de bandite était amusante, mais elle est finie.

— Tu es une cause perdue. Nous essayons de t’aider !

— Visiblement, conclut Hirgol, nous nous adressons à un mur d’ironie mal placée. Je préconise le silence pour le reste du trajet.

Quelqu’un ne l’entendait pas de cette oreille. Mon sauveur, le seul, l’unique Gur ! J’en frémissais sans subtilité. Lui qui s’était toujours tenu en retrait s’approcha de moi. Il m’examina d’un air sérieux, et pourtant dénué du mépris de ses compagnons trop bavards. Ils avaient la bouche grande ouverte, d’ailleurs !

— Que fais-tu, Gur ? s’inquiéta Magra.

— Pas trop près d’elle ! avertir Hirgol. Elle reste une bandite sans scrupule.

Si seulement j’avais appris une langue des signes ! Enfin, au vu du contexte, et de la façon dont il me désigna, j’arrivais quand même à saisir quelques trucs.

— Évidemment ! s’exclama l’elfe en riant. Qui tremblerait face à une ennemie aussi faible ?

— Toi encore moins, cher ami ! lança Magra. Tu ne risques pas d’apprendre grand-chose d’elle, mais prends garde ! La malandrine a la langue affûtée.

C’était à peine si Gur prit son conseil en compte. Il détacha la corde du rocher et m’emmena bien à l’écart. Là où il restait un peu de lumière, mais aussi là où ses compagnons ne l’entendraient pas.

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