10 : Le Grand Soir (partie 1)

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Quelques jours plus tard

Un smoking… Ça fait des années que je n’en ai pas enfilé un. La dernière fois, ça devait être au mariage de ma cousine, Alice. Et de fait, engoncé là-dedans, je me sens un peu comme dans la peau d’un mec en partance pour son bal de promo, comme si c’était LE Grand Soir. Quand on y pense, il y a un peu de ça, une soirée chicos dont on ne connaît pas vraiment l’issue, un grand saut vers l’inconnu. J’ai dit oui très vite, sans réfléchir. Trop vite ? Peut-être, mais la perspective de passer du temps avec Angie, de partager un peu de son univers est on ne peut plus réjouissante ; du coup, je me suis laissé tenter.

Pourquoi t’angoisses comme ça alors ? J’en sais rien, j’y connais rien moi, en opéra. J’ai déjà assisté à des concerts, des pièces de théâtre, mais c’était du moderne, pas du classique. Si ça se trouve, je vais détester…

"Ce soir c'est rap, c'est funk, R&B ou bien électro /

Variété, reggae, rock'n roll, coupé décalé zouk et dancehall…" [7]

Turandot, de Puccini. C’est le nom de cet opéra en italien – rien à voir avec Soprano, le rappeur de la cité phocéenne. Et moi, j’y capte rien à l’italien. Ma sœur, elle, était douée pour les langues. Elle voulait faire traductrice ou prof.

— Mais tu ne seras jamais prof, Caro, à cause d’eux…

Je caresse le cliché de celle qui n’est plus, l’absente. Une photo qui ne quitte pas mon portefeuille, que j’ai presque toujours sur moi. C’était l’été précédant le drame, sur une plage de Saint-Raphaël. Caroline se retient de pouffer de rire tandis que je lui chatouille les hanches. Un sourire mélancolique traîne sur mes lèvres, je me souviens… Elle se vengera quelques minutes plus tard en me canardant de flotte avec son pistolet à eau. C’était l’été de mes quatorze ans, le temps de l’insouciance, des copains et des conneries aussi. On était de vrais gosses quand on s’y mettait, intenables parfois, mais toujours complices. Caro et moi, c’était pour la vie. C’était plus que ça même : elle était mon oxygène, mon alter-ego ! Je ne crois pas m’être disputé avec elle pour autre chose que pour des chamailleries espiègles. J’étais toujours en train de lui piquer sa brosse à cheveux quand je la savais en retard pour un rencard, et elle faisait de même avec mon déo de l’époque. Mais ça remonte à loin tout ça !

— Caro, je suis sûr que tu l’aimerais aussi, mon Angie. Si tu étais encore là, si…

L’heure tourne, il faut que je me magne. Je ne voudrais surtout pas faire attendre ma dulcinée. Dernier coup d'œil dans le miroir, juste pour vérifier.

Ouais, pas mal !

Hop, les clés de la Mini, et c’est parti !

***

Je suis devant sa porte, je sonne. Tout mon stress me quitte quand elle s’efface sur Angie. Elle est tellement sublime que je ne peux lâcher qu’un « wouah ! » admiratif, j’en suis subjugué.

— Bonsoir, me susurre-t-elle.

— Bonsoir, lui réponds-je avec un semblant d’assurance.

— On y va ?

Sur son invitation, je lui offre mon bras et parviens enfin à articuler quelques mots :

— Comment fais-tu, ma chérie ? Comment fais-tu pour être toujours aussi jolie ?

— Ah ça ? fait-elle en désignant sa robe de cocktail. C’est une vieillerie que Mathilde a dénichée dans mon dressing.

— Alors, elle ne fait pas son âge…

Elle love sa tête tout contre moi jusqu’à la voiture. Je ne vois pas défiler les soixante-dix kilomètres qui nous séparent de Brest. On est juste bien, elle et moi. Il y a nos phrases, et nos silences parfois. Ils sont là et ils parlent aussi. Ils parlent de cette complicité naissante, naturelle, comme une évidence ; ils parlent d’amour quelque fois, quand ils se drapent d’une pudeur presque candide. Cette pudeur impudique quand un mot, un geste nous frôle, nous murmure et dévoile tout bas ce qu’on n’ose pas. Oui, il y a tout ça dans nos non-dits. Et puis il y a la musique, cette musique d’ambiance qui s’égrène dans l’habitacle et qui devient dès lors superflue, inutile.

"Dans le mot je t’aime, trop de M …" [8]

***

Le Quartz, une architecture ultra contemporaine, à des années-lumière de ce que j’imaginais. Une scène nationale d’envergure avec une capacité d’accueil de près de mille cinq-cents places pour le seul grand théâtre.

Angie avait précisé son handicap dès sa réservation, l’accompagnement jusqu’à nos fauteuils respectifs est donc de qualité. Puis l’installation, l’attente…

— Tu es déjà venue ici, assister à un spectacle ?

— Oui, tout dans cet endroit est prévu pour faciliter l’accès de tous les publics à la culture, dans leur plus grande pluralité. A fortiori les publics souffrant de handicap.

— Et ça va commencer bientôt ?

— Tu m’as l’air bien impatient…

— C’est l’un de mes traits de caractère oui.

Je souris. Elle aussi.

— Il te faudra apprendre la patience avec moi… Et pour répondre à ton interrogation existentielle, oui, ça va bientôt commencer, me taquine-t-elle, ironique.

Ça m’amuse et elle s’en amuse. Et puis, progressivement, l’agitation autour de nous s’atténue jusqu’à devenir presque silencieuse. C’est comme ça qu’elle sait.

— Écoute, me murmure-t-elle. Écoute et laisse-toi porter par les chants, la musique, la mise en scène, probablement grandiose. Tu verras, c’est une histoire magnifique…

Tout, absolument tout est somptueux : des décors aux costumes évoquant la Chine impériale, des chants aux interprétations, plus lyriques les unes que les autres. Oui, tout me séduit, et je n’ai même pas besoin de traduction pour prendre la mesure de ce spectacle qui se joue devant moi. Des bonheurs et des drames se déroulent sous mes yeux ébahis, des gens s’aiment, se déchirent, se perdent : la vie en somme.

L’opéra s’achève, magistral. Je me lève de mon fauteuil et remonte l’allée, encore sonné par tant de beauté. Angie semble parfaitement à sa place, épanouie. Nous profitons du calme et de la douceur de la nuit pour marcher un peu dans les rues de Brest. Il ne fait pas froid et pourtant, mon amour se blottit contre moi. Serait-ce cette soirée qui nous rapproche ?

— Angie, tu parles vraiment italien ? Je veux dire, tu le comprends sans problème, sans aucune difficulté ?

— Oui, Grégoire. Je l’ai appris en écoutant mes airs préférés. Depuis l’accident, c’est la seule façon que j’ai de pouvoir apprécier l’opéra, le ressentir, le vivre… Tu vois, ce soir, j’ai vibré avec Liù, la jeune guide de Timur. Ses sentiments étaient si forts qu’ils m’ont traversée jusqu’à me vriller le cœur. Il y avait une telle intensité dans la voix de cette soprano ! Mais toi, raconte-moi… Les jeux de scène, les décors, les costumes. Raconte-moi tout. Et surtout, dis-moi si toi aussi tu as vibré, si l’opéra te fait autant d’effets qu’à moi.

Dans ses mots, il y a les lumières jouant sur les visages, le frôlement des tissus contre la peau, les paysages inconnus que l’on rêve de découvrir. Dans sa voix, je devine les gestes, les expressions, l’histoire qui se joue. Grégoire est tellement enthousiaste qu’il parle à toute vitesse pour ne rien oublier, si bien que je dois le calmer. J’ai besoin de temps pour deviner les images derrière les phrases. Il comprend et ralentit, me laisse le temps de rêver la beauté à mon tour. Chaque acte est décrit à travers ses yeux, et je me rends compte que c’est la première fois que je vis un opéra de cette façon. D’habitude, je vibre pour une voix, pour une émotion, mais cette fois-ci, je touche du bout des doigts mes souvenirs. Le reflet vague des couleurs me revient, comme des instantanés pâlis par le soleil. Le bleu glacier d’un ciel d’hiver, le rouge vif de la confiture de cerise sur mes tartines au petit déjeuner, le rose tendre des joues qui se colorent de désir. Oui, il y a dans les intonations de Grégoire tout un univers oublié. Un monde que je redécouvre grâce à lui.

— Je suis tellement heureuse que tu apprécies l’opéra autant que moi, lui dis-je soudain.

— Comment ne pas aimer ? C’était une expérience incroyable ! souffle-t-il à son tour.

— Tu sais… J’avais peur que ma différence nous empêche de partager certains plaisirs, mais… C’est l’inverse. Plutôt que de nous éloigner, elle nous permet de nous compléter.

Il réfléchit un instant, cherche ses mots. Je sens qu’il hésite.

— J’ai plutôt l’impression que c’est toi qui me transformes pour le moment.

— Si tu savais à quel point tu es en train de tout changer, toi aussi. Même ma vision des choses, sans vilain jeu de mot. Je sais maintenant que je ne t’ai pas rencontré par hasard.

C’est la première fois que c’est moi qui le rassure. Une douce nouveauté.

— J’aimerais t’offrir tellement plus que mon regard extérieur sur le monde…

— Mais la vue, c’est la seule chose qui me manque. En tout cas, depuis que tu es là.

— Depuis que je suis là ? Tu veux dire que…

— … Que tu as comblé bien plus que ce que tu ne penses.

[7] : Paroles extraites du titre « Cosmo » de Soprano.

[8] : Paroles extraites du titre « Tandem » de Vanessa Paradis.

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