1 : Ailleurs...

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— J’en peux plus, Caro. Il y a tout ce temps, tout ce taf qui me bouffent. Marre de faire semblant en permanence, d’appliquer les sacro-saints préceptes de notre père, ne jamais montrer mes faiblesses ou mes larmes… Tu es la seule, Caro. La seule personne à qui je puisse me livrer. Mais tu n’es plus là. Et tu me manques…

Je caresse la photo sérigraphiée sur la stèle de marbre avant de me relever. Il n’y a pas grand-monde lorsque je quitte le cimetière de Charrière Neuve. Le vent forcit légèrement, j’ai froid ; je m’allume une cigarette et ajuste mon col.

Paraître. C’est tout ce qui compte dans cette société de merde.

« Le spectacle de la vie est un cruel jeu d’apparences, Grégoire. Ne leur montre pas, fils, ne leur montre jamais tes faiblesses, tes larmes… »

Alors, mes amis ne savent pas pour Caroline. Ils n’ont pas à savoir. De toute façon, je n’habite plus ici depuis longtemps.

Je regagne ma voiture sur le parking. Une Mini Paceman, le dernier joujou que je me suis payé pour épater mes potes. Je m’installe à son volant et branche mon smartphone sur la prise douze volts pour le recharger. Quinze appels manqués. Tous de Léo. La sonnerie polyphonique retentit. Encore Léo…

— Salut vieux !

— Ah ben quand même ! Putain, Greg, qu’est-ce que tu foutais ? Ça fait plus de deux heures que t’es injoignable ! Même ta secrétaire ne savait pas où tu étais…

— Parce que tu as téléphoné au cabinet ?

— Ben ouais, vu que ton portable basculait direct sur messagerie, j’ai pensé que t’étais encore au tribunal ou en rendez-vous avec un client.

— Non, rien de tout ça, vieux… Qu’est-ce qui t’arrive ?

— A moi, pas grand-chose ! Je me disais juste que ça fait un bout de temps qu’on ne s’est pas fait une teuf tous ensemble, avec Jean-Phi et toute la clique ; et justement, ce soir, y’a Sally qui fête son anniv’. J’ai songé, du coup, que ça pourrait être l’occasion…

— C’est qui Sally ?

— Tu sais, la blonde plantureuse que je t’avais présentée y’a un mois au Bloody Mary. Même que tu l’avais chauffée grave…

Y’a pas de bon week-end sans meufs. Les meufs et la thune, y’a que ça de vrai !

— Non, je ne vois pas.

— Ben elle, elle se souvient bien de toi en tout cas ! Je passe te prendre à dix heures ?

— Tu peux toujours, mais je ne serai pas là…

— Ah bon ?

— Oui, je prends quelques jours de vacances.

— Et tu vas où ?

— En Bretagne, à Camaret-sur-Mer.

Léo explose de rire.

— Qu’est-ce que tu vas t’enterrer dans un patelin pareil, franchement ? Y’a rien à faire là-bas ! T’as une nana ou quoi ?

— Non, même pas.

— Oh, à d’autres, hein ! Camaret… Tu m’aurais dit Ibiza encore… Bon, tu me raconteras… Camaret…

Léo est hilare.

— Allez, je te laisse. A plus. Et bonne bourre… A Camaret !

— Ouais, ciao vieux.

Les meufs et la thune… C’est pas vraiment ma préoccupation du moment. J’ai juste besoin d’une pause.

J’appuie sur « start », programme mon itinéraire et mets les voiles. Direction : le Finistère.

***

L’orage approche. Je peux le sentir à l’air électrique mêlé d’embruns salés qui se heurte contre ma peau. La douce mélodie de l’océan déchaîné m’enveloppe de ses bras rassurants. Sous mes pieds nus, les vaguelettes jouent à griffer le sable. Toutes les sensations sont démultipliées. Je devrais être effrayée de me trouver si près du bord, mais ce n’est pas le cas. Parce qu’ici, c’est chez moi. Un petit bout de paradis dans mon enfer. Bientôt, il me faudra rentrer dans le cocon étriqué de ma petite maison de village. Sentir les meubles en bois sous mes doigts. Chaque chose à sa place. Le tic-tac de la vieille horloge. Il y a eu un avant et un après. Il y a eu la région parisienne et la Bretagne. Il y a eu le jour et la nuit…

***

Feu rouge. J’ai le temps de passer. Je presse le pas. Crissements sur l’asphalte. Minutes suspendues. Un choc. LE choc. Pantin désarticulé qui vole.

— Mon Dieu, vous croyez qu’elle est blessée ?

— Appelez les secours, vite !

— Elle ne respire plus…

Je ne ressens plus rien. Le jour s’éloigne. Peut-être est-ce ma vie qui s’enfuit ?

***

A chaque fois, c’est la même chose. Il me suffit de me caler dans ce profond canapé près de la bibliothèque pour que tout me revienne. Des rafales d’instantanés qui se bousculent dans mon esprit. Il faut dire que ce sofa est tout ce qu’il reste de mon existence passée. Une existence pressée, stressée, où je ne faisais que courir. Comptable, c’est vraiment un job alimentaire de merde ! Ma vraie passion, ce sont les livres, depuis toujours. J’en attrape un au hasard, en le caressant de la paume de la main pour en deviner les reliefs. Ma petite librairie dans le bourg d’à côté, voilà mon véritable chez-moi. Le contact avec les gens m’a sauvée, m’a fait renaître. Je suis devenue moi grâce à eux…

C’est la tête qui a tout pris. Des mois de coma. Un réveil douloureux. Mes yeux ne sont plus. J’ai beau les ouvrir en grand, je ne vois plus que l’obscurité. Ce noir qui me faisait si peur auparavant est devenu mon univers.

***

— Vous êtes atteinte de cécité due à un décollement de la rétine ; il vous faudra vivre avec, mademoiselle.

— Mais ça va revenir ? N’est-ce pas docteur, ça va revenir ?

— Non, vous ne recouvrerez jamais la vue…

***

Réapprendre. Tout. Chaque geste, chaque seconde de chaque minute. Et oublier. Ce sont les visages qui s’éloignent en premier. Les traits s’effacent, les sourires, les regards. Et puis, le reste vient après. On oublie les paysages, les couleurs et les petits détails du quotidien. Il faut trouver la beauté ailleurs. Réapprendre…

J’attrape ma canne blanche, j’ai besoin de respirer l’air de la nuit. Faire quelques pas pour évacuer ma solitude. Je balade mes doigts le long des murs de ma rue. C’est comme ça que je sais. Je devine les contours de chaque objet, de chaque maison, de chaque endroit. Avant, j’avais les mains douces. Maintenant elles sont usées de se promener partout et tout le temps. Mais qu’importe. Cela fait bien longtemps que mes doigts ne se sont pas liés à d’autres. Je n’ai jamais été un canon au sens classique du terme. Pas non plus repoussante. Juste banale. Dans la norme. Oui voilà, avant j’étais dans la norme. On ne disait pas handicapée sur mon passage. On se taisait juste, on m’ignorait au mieux. Pas invisible, juste transparente…

***

Une pluie battante, un déluge sur le ruban noir. Sophie-Tith sur les ondes.

"La tête dans les mains /

Le regard au loin /

On a fait le tour du monde /

Sans être sûr de rien /

On regarde nos doutes /

Encore longue est la route…" [1]

Dans moins d’une heure, je parviendrai à la pension de famille où j’ai réservé une chambre. J’aurais pu choisir un quatre étoiles avec thalasso. J’aurais pu…

J’ai besoin de calme, du bruit des vagues qui s’échouent sur la grève. J’ai envie d’écrire. Des lettres à l’absente, comme le faisait PPDA [2] pour s’adresser à sa fille.

— Bonsoir Monsieur Roncourt, on ne vous attendait plus !

— Bonsoir ! Mon GPS m’a induit en erreur. Du coup, ça fait cinquante minutes que je tourne en rond.

— Quoi qu’il en soit, vous êtes le bienvenu !

— Merci…

Le vieil homme m’aide à décharger mes bagages tandis que son épouse me présente la bâtisse. Au loin, l’océan se déchaîne sous les rafales.

— Restez pas dehors comme ça, vous allez attraper la mort !

Je pénètre à l’intérieur du bâtiment sans âge. Une déco seventies, très éloignée de celle, hyper design, de mon appart en bord de Saône.

— Vous serez au calme ici. Et puis, comme on est en basse saison, vous serez notre seul client. Vous avez dîné ?

— Oui, un sandwich en route…

Je monte à l’étage avec le vieux. Confort sommaire, mais je m’en fous. Je pose mes valises, ma vie pour respirer, un peu.

Vingt-trois heures. Allongé sur le paddock, je griffonne quelques mots sur un carnet.

— Ça te plairait ici, Caro. Sûr que ça te plairait…

Mon portable vibre sur la table de chevet. J’y jette un œil : Léo. Je ne décroche pas. J’éteins. Le bruit des vagues…

***

— T’as vu comme on les a laminés ?

Caroline cherche des yeux mon entraîneur.

— Lauryne n’est pas avec toi ?

— Non… me répond-elle distraitement. Elle… Elle avait des trucs à faire…

— Ouais, en gros, j’ai aucune chance avec elle !

— T’as quinze ans, Greg, et elle en a dix-sept. T’es qu’un gamin pour elle ; pour qu’un mec l’intéresse, faut au moins qu’il flirte avec la vingtaine…

— Et toi, t'espères quoi avec Eddy ?

— Moi ? J’espère rien du tout…

— Il a trente piges, Caro, et il est marié. Alors les meufs comme toi, il s’en tamponne. Allez sœurette, je t’invite au Menhir pour consoler nos pauvres petits cœurs esseulés…

— Oh, quel élan de générosité !

— T’as vu ça, la victoire me donne des ailes ! Elle ne sait pas ce qu’elle perd, la Lauryne…

— En même temps, je ne suis pas sûre que les effluves d’un fennec lui manquent beaucoup…

— C’est ça, moque-toi ! Bon, je file prendre une douche…

— Ça vaudra mieux, oui !

— Tu m’attends ?

— Je ne fais que ça, frérot, t’attendre…

***

— Eh les gars, visez-moi un peu ce châssis ! Elle est carrément bandante, la miss Roncourt…

— Laisse-nous passer, Ron.

— A une condition, ma belle : que tu me roules une pelle !

— Mets-toi ça dans le crâne une bonne fois pour toutes, Ronald : toi et moi, ça se fera jamais. Et c’est pas tes allures de caïd qui me feront changer d’avis sur la question…

— Ah oui ?

— Ouais, et si tu t’avises de toucher ne serait-ce qu’à un cheveu de ma frangine, t’auras affaire à moi…

— Ouh, mais c’est qu’il ferait presque peur, l’avorton qui te sert de garde du corps !

Ron saisit fermement Caroline par les hanches pour lui voler un baiser. Ses sbires m’empêchent déjà d’intervenir. Elle lui retourne une gifle, mais il maintient son emprise sur elle.

— T’as du caractère, ma belle ! J’aime ça, les tigresses, ça m’excite. Les gars, occupez-vous du nain de jardin, Joss et moi on a affaire avec la demoiselle.

Je ne distingue plus grand-chose, les coups pleuvent sur moi. Je ne perçois plus que les supplications et les hurlements de Caroline, ceux qui résonnent encore en moi.

— Caro ! Lâchez-la, bande d’enculés !.. Lâchez-ma sœur, bordel… Caro !

J’ai beau me débattre de toutes mes forces, je ne suis pas taillé pour la bagarre. Je ne peux rien faire pour la sauver, rien. Et puis, la scène se floute toujours au même moment, à cet instant précis où j’ai perdu connaissance. Après, il n’y a que du vide, parce que Caroline n’est plus…

Dès lors, mes complexes d’adolescent s’envolent. Dans ma chambre d’hôpital, j’écoute mon père, j’applique ses préceptes, je pleure en silence, seul, à l’abri des regards : « Ne leur montre jamais… » Ce n’est pas pour Lauryne que je sillonne depuis lors les salles de musculation. C’est pour ne plus jamais être impuissant, inférieur. J’apprends à m’endurcir, à me battre, mentalement, physiquement, à ne plus ressentir la douleur. Je n’ai plus rien à perdre ; je ne m’attache plus à personne. Il ne subsistera en moi qu’une seule cicatrice, celle issue de ces années de tumultes. Elle portera ce prénom qui s’est gravé dans mon sang et mon âme sous la lame d’un couteau : Caroline.

[1] : Paroles extraites du titre « Enfant d’ailleurs » de Sophie-Tith

[2] : Patrick Poivre d’Arvor (PPDA) a notamment écrit cet ouvrage, « Lettres à l’absente », destiné à sa fille Solenn, seize ans, alors atteinte d’anorexie mentale. Ce livre est paru en 1994.

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