Lumière bleue

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Célia
Le matin du 2 mars

La pensée qu'il ait pu vivre autant d'évènements douloureux dans son existence était loin de m'effleurer l'esprit. Je lui ai dévoilé tout ce que j'éprouvais, mes sentiments et mes traumatismes, sans me soucier de ce qu'il avait lui-même pu endurer. La relation qu'entretenait Mickaël avec son géniteur me paraît aussi désastreuse que la mienne, sauf que mon père ne m'aurait en aucun cas violenté. Je comprends grandement les épreuves qu'il a été obligé de traverser dans son enfance.

Toutefois, une question persiste, pourquoi m'a t'il fait faire des centaines de kilomètres en voiture pour se rendre à Vichy ? Ce n'est tout de même pas pour admirer la ville, lorsque notre couple essaye de franchir une rude et sévère crise ? Il s'est enfermé à l'intérieur de la salle de bain depuis un certain temps, il cherche peut-être les mots, afin de s'exprimer. Soudain, il ouvre la porte et s'assoit sur une chaise devant moi afin de poursuivre son monologue. Il s'est apparemment amusé à fouiller le bureau de sa tante le lendemain de ses quinze ans, il cherchait un objet compromettant sur elle. Jusqu'au moment où il a déniché dans un fond de tiroir un cliché de ses grands-parents en compagnie d'un homme.

Vichy ? Ce lieu est honnêtement symbolique, compte tenu de sa collaboration et sa participation à l'arrestation d'enfants, de femmes et d'hommes jetés en pâture à des autres hommes convaincus du bien-fondé d'un réel génocide programmé. Mickaël serait-il le descendant d'un ancêtre juif survivant des camps ?

Il dépose dans ma paume une photo plutôt abîmée, je l'examine soigneusement. Ce ne serait pas heu... C'est strictement impossible, le chef du gouvernement français du Maréchal Philippe Pétain lors de l'occupation allemande est présent sur cette photo. Pierre Laval plaisante avec les grands-parents de Mickaël, c'est tout bonnement un dîner entre amis. Le regard qu'il me lance traduit la honte de son histoire familiale, ses grands-parents étaient ce qu'on appelle toujours des vichystes, des collabos ou des traîtres.

Il me raconte alors la vie intime de ses grands-parents, sans que je puisse l'arrêter, ils se trompaient tous les deux à chaque fois que l'envie leur prenait ou que leur vie facile les ennuyait. Sa grande mère Rose avait des aventures avec des officiers nazis, des membres du gouvernement... Rose semblait être une sublime grande femme, ses longs cheveux blonds descendaient jusqu'aux creux de ses reins, embellissant ses yeux bleus. Cette très discrète femme existait dans l'ombre de son mari Éline, un brillant écrivain et intellectuel bien plus âgé, connu pour son profond antisémitisme. Elle était comme un bijou qu'il transportait d'un point à un autre, elle ne contestait pas cette place d'objet convoité, et s'en amusait presque. Loin d'être une simple sotte, elle avait initié son mari au cinéma, notamment celui de Leni Riefenstahl, allant de l'éblouissante œuvre La Lumière bleue aux films de propagande nazie les plus grandioses et effrayants. Elle lisait sans cesse, certains disant même qu'elle était le véritable cerveau dans son couple, et écrivait à la manière d'une Madeleine Forestier dans Bel-Ami à la place de son mari.

Ils se rendaient très souvent à Vichy et logeaient dans la chambre à côté de la nôtre. Ils résidaient le reste du temps dans leur fastueux appartement parisien, enchaînant les soirées mondaines et les mets raffinés, alors que Paris subissait la privation. Quelques fois, ils assistaient aux émouvantes prestations de leur chanteuse adorée Édith Piaf, cette femme insouciante ou simplement lâche se produisait devant ce genre de personnes sans le moindre problème. Ses grands-parents se comblaient de cette vie somptueuse, il n'hésitait pas à dénoncer quelques innocents au passage. À la libération, Rose ne fut pas parti des milliers de femmes tondues, tout comme Édith Piaf, une étrange secrétaire prétendument résistance la protégea sans preuves. De toute façon, comme l'auraient déclaré ses grands-parents à des amis, l'argent efface les soucis, et la participation à un régime politique meurtrier n'est plus qu'une erreur humaine à ce moment-là.

Se servir du proverbe de Sénèque à ces fins est déplorable, je n'ai pas de mot pour exprimer le sentiment que je ressens vis-à-vis de cela. Il y a quelques instants, je me visualisais ses ancêtres comme des victimes de cette époque, je suis abasourdie par la vérité. Il se relève et s'immobilise devant moi, afin de m'annoncer qu'en continuant ses recherches dans ce bureau, il s'est procuré des documents encore plus troublants.

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