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The Hawk

Mon moteur était à l’arrêt et mon ancre descendu. Les moments de désoeuvrement de ce genre étaient rares dans mon existence.

Même à quai on me nettoyait, me bricolait...

Les marins eux pouvaient se distraire un peu. Sauf que là nous étions en pleine mer.

Sur le ponton ils se contentèrent de cigarettes, de conversation, et d’un peu de repos. Tant pis pour l’image du matelot gueulard et fêtard.

L’instant demeurait tout de même convivial. Presque tous les huit membres de l’équipage étaient là. Bien évidemment il y avait Keith. C’est lui qui me touchait au plus profond. Après il m’offrait souvent une petite tape amicale comme avec ses collègues.

En conclusion il s’entendait avec tout le monde moi compris

C’est pourquoi ce mécanicien irlandais occupait aussi le poste de maitre d’équipage, de représentant, de délégué, de porte-parole....

Son opposé était incarné par le nouveau surnommé Kid, parce que sa prétendue majorité ne trompait personne. Bien qu’il soit plutôt maladroit avec moi, je ne lui en voulais pas trop. En tant que novice il me nettoyait juste un peu et par conséquent ne me faisait pas trop mal.

Comme tout le monde je n’avais pas beaucoup plus à en dire. D’un premier abord solitaire et soucieux il se dévoilerait sans doute progressivement.

Seules deux personnes manquaient à l’appel.

Tout d’abord il y avait Cranio. J’étais particulièrement proche de lui de part son statut de timonier. Les autres veillaient juste à mes besoins. Lui il me guidait. Il était mon lien direct avec ces foutus humains.

Et on faisait une bonne équipe. Cranio me comprenait. Il ne procédait pas bêtement par à coup. Il harmonisait ses mouvements aux miens.

Avec le reste de l’équipage ça se passait nettement moins bien. Ce polynésien se tenait toujours en retrait à observer. Une attitude que beaucoup jugeait hautaine. Jusque là l’épaisse masse de Cranio, lui avait évité des ennuis à ce sujet.

Le second absent finit enfin par arriver. Ce qui était la moindre des choses en tant que capitaine.

La première décision du capitaine Lawton à mon sujet, avait été une sacrée bévue. Il ne pouvait pas me donner le nom d’un oiseau des mers. Les faucons ne voyaient jamais l’océan de leur vie non ?

Heureusement les autres se révélèrent bien meilleures.

Même si nos relations n'avaient pas la même profondeur que celle entre Cranio et moi, je dois reconnaitre qu'il s’occupait bien sur moi. Sans doute parce que je représentais un gros investissement.

Lawton venait de se changer et portait un chapeau mou, une chemise blanche aux manche retroussés, d’un pantalon gris, et des chaussures en cuir de ville.

Keith effectua un petit rictus de mépris face à cette tenue totalement inadaptée. Décidemment il n’était pas des leurs, juste un foutu commerçant égaré sur un bateau. En tous cas c’est ce que Keith pensait.

Le capitaine Lawton s’essaya un exercice dont lui seul avait le secrêt : parvenir à regarder à la fois tout le monde et chacun de ses employés personnellement, le tout emrobé de son sourire flamboyant.

« Le moment est enfin venu d’ouvrir la boutique. »

Cette simple phrase illumina l’assemblée. Non pas que l’humour y volait très haut. Mais après ce long voyage de l’Irlande aux côtes américaines, un petit rappel à propos de son profit était agréable.

Même le ténébreux Kid finit par sourire.

Quant à Cranio avant de rejoindre le reste de l’équipage, il me rendit un petit hommage sous la forme d’une petite tape sur le mât.

Les schooners comme moi en comptaient deux habituellements. Puis en ces années folles les moteurs à essence et à diesel s’étaient considérablement développés.

Malgré ses quatres siècles d’expérience ma famille avait dû en tenir compte. Si bien que je disposais d’un mât de charge et non à voile.

J’étais une variante récente assemblée au Canada uniquement consacrée aux frêts.

Certains marins en auraient éprouvé de la nostalgie. Le romantisme de Cranio n’allait pas jusque-là. Couler avec son navire comme on disait très peu pour ce timonier. A ses yeux j’étais un collègue plutôt doué voir proche, mais pas un ami

A vrai dire c’était un peu pareil de mon coté.

En rejoignant le reste de l’équipage Cranio constata la présence d’un fusil discrètement posé à proximité de son capitaine. Un détail très révélateur.

Il se pratiquait un business assez particulier sur mon ponton. Pourtant Je ne m’inquiétais pas au sujet de ma coque. Lawton demeurait avant tout un homme prudent.

Certes en devenant un rum-runner il s’était mit hors-la-loi. Toutefois le projet avait été sagement mûri pendant plusieurs siècles même.

Bien avant l’indépendance des Etats-Unis leurs occupants britaniques s’amusaient à les saigner de multiples façons dont une taxe sur l’alcool.

Alors des marins pratiquèrent la contre-bande à partir de territoires proches comme les Bahamas ou Cuba.

A présent si les assoiffeurs étaient le gouvernement américain, la pratique elle se répétait. Et comme la principale boisson disponible sur place se trouvait être le rhum, le surnom allait de soi.

Notre pause commune ne dura pas très longtemps du moins en ce qui concerne l’équipage.

De vagues silhouettes se dessinèrent sur la mer au loin, qui se transformèrent rapidement en de petites embarcations.

Ces dernières années les gardes côtes avaient progressés. Ils étaient mieux organisés et plus rapides.

Alors Lawton conçut ces petits rendez-vous discrets à trois miles de la côte, c’est-à-dire en dehors de la juridiction américaine.

Les demi-portions s’agglutinèrent sur mon tribord. Des billets et des bouteilles s’échangèrent.

Lawton arrangua la foule comme un vendeur à la sauvette.

En tant que novice Kid demeurait à coté des caisses d’alcool et fournissait le produit demandé aux vendeurs et marins.

Keith accentua son accent irlandais en proposant du whisky. Allaient-ils perdre le sobriquet de rum-runner ? Ce serait dommage. Il sonnait bien.

Etant le moins sociable et le plus costaud mon cher Cranio s’assurait que chacun attende sagement son tour. Ce qui n’était pas difficile à vrai dire. Il n’était pas question de concurrence ou de contrôle de marché juste des client achetant pour leur consommation personnelle.

Quant à moi j’étais devenu un putain de marché flottant !

Où était le coté aventureux ?

Comment pourrait-il y avoir le moindre imprévu désormais ?

Et pourtant....

Tout débuta par une simple remarque d’un membre de l’équipage.

« Tiens un retardataire. »

Rien de bien intéressant à première vue sauf pour Lawton. Etant à la fois capitaine et prudent il fixa ses jumelles sur ce nouveau venu. Il s’agissait d’un bateau de pêche à moteur munit d’une cabine et d’un gabarit légèrement supérieur aux autres embarcations.

Parfois ça se jouait sur si peu. L’allure du retardataire était assez élevée. Et surtout il déviait légèrement par rapport à moi. Lawton n’en était pas vraiment sûr à vrai dire. Il continua tout de même son observation.

Quelques instants passèrent avant que le marin ne réalise la manoeuvre. Le retardataire pointait vers mon avant dans l’intention de me bloquer. On en revenait à un bon vieil abordage comme du temps des pirates.

Décidement rien ne changeait.

Ces foutus humains si fières d’être doués de vies et de pensées. L’un d’entre eux ordonnait. Les autres suivaient sans même se poser de question. Et uniquement à cause d’un mot : « capitaine.»

Cranio prit la barre, Keith démarra le moteur. Les autres relevèrent l’ancre et rangèrent les caisses. Où se trouvait la différence avec mes différentes pièces ?

Quant à ceux n’ayant pas reçu d’ordre à savoir les acheteurs, ils demeurèrent hébétés incapables de comprendre. Si on détalait ainsi, c’est qu’il y allait avoir du grabuge. C’était tout de même évident !

Les retardataires relevèrent un peu le niveau. Ils percevèrent l’agitation sur moi du moins je le suppose, et réagirent.

Ils accélérèrent. Seulement les embarcations des acheteurs faisaient obstacles. Le détour demeurait inévitable et surtout trop lent.

Mon démarrage fut désagréable. Pas de petits ronronnements pour réveiller ma mécanique en douceur. Directement la pleine vitesse sans le moindre préliminaire. Quelques grincements mis à part je fis tout de même bonne figure.

Environ 500 mètres me séparaient des retardataires quand Cranio me fit virer de bord. L’abordage avait échoué.

Je présentais donc ma poupe aux retardataires, c’est-à-dire l’équivalent du postérieur chez les humains. Cette petite provocation à l’attention de nos poursuivants m’amusa comme c’était souvent le cas.

Jusqu’ici ce trafic avait été un jeu en ce qui concerne. Un jeu essentiellement avec les gardes côtes et sans véritable conséquence. Après tout qu’est-ce que je risquais ? La prison. Dans le pire des cas on me fournirait un nouveau propriétaire peut-être plus ennuyeux que le précédent.

Tout changea ce jour-là. Ma construction remontait à quelques années à peine. Je n’avais donc pas une grande expérience.

Malgré tout j’identifiais immédiatement le bruit des détonations.

Les tirs en provenance du bateau des retardataires étaient désordonnées et hasardeux. Je comprenaient même pas ce qu’ils visaient. Moi ? L’équipage ?

L’équipage en question se jeta à terre incapables de réagir vraiment. Moi mon moteur tournait toujours. La mort ne me gênait pas.

Il n’y a que Cranio, qui tenut bon à la barre. Et encore l’habitacle le protégeait.

Lawton finit par chercher son fusil du regard. Hélas il avait glissé dans un coin suite à brutalité de la manoeuvre. Kid rampa afin de se placer derrière la cabine de pilotage.

Un inefficace et un égoiste.

Tout reposait donc sur moi l’outil inerte. Bravo le règne humain !

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