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Marvin

La fatigue. Je pensais en avoir fait le tour grâce à toi. Entre les levés à six du matin, les coupages de bois, les rangements, le nettoyage de la voiture....

« Jamais trop jeune pour apprendre. » Tu me disais tout le temps cher papa.

T’as toujours adoré me donner des leçons. Sans doute parce que j’étais la seule personne avec laquelle tu pouvais te le permettre. Seul un gosse de treize ans en savait moins que toi.

Justement vieux salaud tu m’avais dégotté une toute nouvelle leçon en m’envoyant là-bas.

Jusqu’ici la fatigue était comme tes coups de ceinturon : un moment pénible à supporter. A défaut d’une utilité il y subsistait une fin.

Désormais je n’avais même plus çà. Après cette marche viendrait une autre corvée et encore une autre. Quant au repos il n’en était pas vraiment un sur ce sol dur et irrégulier.

Où me trouvais-je ? Où marchait-on encore dans les années vingts aux Etats-Unis avec toutes ces voitures partout ?

Il existait une chaine montagneuse dans le nord-est baptisée les Appalaches, qui débordaient sur le Canada. Un coin arriéré où la civilisation n’était jamais parvenu. C’est du moins l’image qui en circulait dans les grandes villes de la côte est.

En fait les Appalaches avaient également eu droit à un boom économique et technologique : aciéries, mines, routes...

Bref l’image était fausse sauf ici. « Ici » était il y a quelques instants le village. Je ne m’étais pas embêté à retenir son nom. Cette appelation suffisait largement. Le reste des environs se résumait à de la végétation et de la pierraille.

Donc nous descendions tous les six du village après l’avoir ravitaillé en alcool.

A partir de notre campement le trajet était bien plus court par le petit chemin de randonnée, que par la seule route valable. Hélas le déplacement se faisait obligatoirement à pied avec en plus un sac à dos chargé de gnôle. Au moins le retour se faisait à vide. Bien que dans mon état la différence ne soit pas si énorme.

Ta présence en serait presque venu à me manquer. Je dis presque parce qu’il y avait Joe. Ce type te remplaçait à merveille. Toujours sur mon dos en général et son pied sur mon cul en particulier.

Son acharnement sur ma personne en a fait un des rares, dont je me souvienne précisemment.

D’une certaine façon il ressemblait au héros du film. Tu devineras facilement lequel puisque c’est le seul que j’ai vu. Ton cadeau pour mes dix ans. Probablement le meilleur anniversaire auquel j’ai eu droit. D’ailleurs je ne pense pas que j’en aurais d’autres avant un bon bout de temps.

Dans ce film le héros était un cowboy qui en flinguait d’autres, je ne sais plus trop pourquoi. Il était toujours bien coiffé, propre, les vêtements impeccables. Même à l’époque j’avais trouvé cela grotesque.

Et bien Joe me prouva que non. Il trimait et vivait sous la tente comme tout le reste de la bande. Pourtant sa chevelure blonde était toujours soigneusement divisée en deux et légèrement ramenée en arrière, ses bottes lustrées, et sa chemise dénuée du moindre accroc.

Je me demande encore comment il faisait et surtout pourquoi.

Donc Joe m’en colla une parce que je trainais derrière comme d’habitude. Il faut dire que j’étais de loin le plus jeune. Les autres avaient au minimum vingt ans. Alors forcément j’étais aussi le plus lent.

A vrai dire ce n’était pas un travail de gosse. Justement c’est ce que tu ne voulais plus que je sois.

La baffe de Joe manquait vigueur. Et je m’y connaissais en la matière. Tu es bien placé pour le savoir.

Les ricanements sensés suivre ce geste ne vinrent pas.

Joe le remarqua également. Contrairement à moi ce manquement paraisssait le contrarier. Il en cessa même de marcher. Au milieu toutes ces procédures rigides que je subissais depuis trois semaines, ce comportement m’intrigua.

Joe était visiblement en pleine réflexion, puis un sourire familier se dessina sur son visage. Le même lorsqu’un prétexte lui permettait de s’en prendre à moi.

« Hé les gars ! Si on passait voir Gneu-gneu ? » Annonça-t-il à la volée.

Si je n’y compris rien, ce ne fut pas le cas de tout le monde. La lassitude sur les visages de mes... disons complices, s’effaça comme par magie au profit de sourires similaires à celui de Joe.

« C’est pour ma gueule. » Ai-je pensé alors.

Malgré tout j’ai suivi le mouvement. Voilà où me conduisait ton éducation : encaisser sans rien dire ni faire. C’était ça être un homme selon toi ?

On a alors dévié par rapport au chemin emprunté à l’allée. D'abord il y eu un peu de végétation, puis apparut une maison ou plutôt bicoque. Ce tas de bois ne divergeait pas tellement de ce que j’avais vu au village.

C'est plutôt son emplacement, qui le distinguait. Pour commencer il ne se trouvait aucun chemin à proximité. Pas d'enclos, pas de potager, non plus. Les occupants vivaient de quoi ? Sans doute de petits travaux dans le village.

Quel était l'intérêt de cet isolement alors ?

C’est peut-être la seule chose que j’ai compris immédiatement dans cette histoire. Tout en se tournant vers nous Joe perdit son air guilleret au profit d’un autre plus sérieux.

« N’oubliez pas. Devant lui, c’est Gregory pas Gneu-gneu. »

Son regard pointait clairement dans ma direction. Histoire qu’on comprenne bien qui était le con de service.

Suite à cette petite précision il frappa à la porte. Ce ne fut pas de petits coups ordinaires mais du tambourinage.

« Greg qu’est-ce tu fous ? »

Des bruits de pas se firent rapidement entendre. Par contre la porte s’ouvrit péniblement en grinçant.

Le fameux Grégory était un trentenaire maigre, au visage rond, et à la chevelure en pétard. Sa tenue se limitait à une salopette usée jusqu’à la corde.

Il ne paraissait ni apeuré ni content de nous voir. Pourtant il se poussa afin de nous laisser entrer sans exiger la moindre explication.

Alors que nous pénétrâmes à l’intérieur, Grégory se décida à parler un peu. Ses paroles n’étaient qu’un pot pourri de formules de politesse sur le temps qu’il fait, la durée de notre voyage...

Les éléments importants se situaient ailleurs sur sa façon de s’exprimer. Les mots avaient du mal à sortir. A celà s’ajoutait son regard errant. Je finis par comprendre. Il était ce que tu appellais un lent.

C’est marrant quand j’y repense. D’autres usaient de termes plus durs comme simplet ou gogol. Et pourtant t’étais le pire.

Eux lorsqu’ils croisaient un lent, ils s’en moquait au pire lui faisaient une sale blague. Toi leur simple présence te dégoutait. Ils ne devaient même pas exister. Le moindre accroc à ton petit monde rude et strict t’était insupportable. N’était-ce pas une sorte de faiblesse ?

Qu’est-ce que j’aimerais te voir un jour répondre à cette question. Hélas il y a peu de chance que ça arrive.

Donc j’étais complètement paumé. D’après ton enseignement les hommes comme Grégory on ne les approchait pas. Et j’ignorais les raisons de notre présence.

L’intérieur était spartiate. En fait j’use de ce mot pour de déconcerter. Je doute que tu le connaisses. Vide était plus adapté.

Une cheminée avec une marmite, un lit, une armoire, une chaise, et une lampe à pétrole.

Le seul semblant luxe ou plutôt de confort se limitait à une pile de livres à coté du lit.

Toujours soucieux de son statut Joe s’accapara rapidement l’unique chaise. Les autres s’appuyèrent ça et là sur les murs.

« Alors mon vieux Greg, qu’est-ce que tu deviens ? » Demanda Joe sarcastique.

Tout en parlant Joe nous prit à parti du regard. Notre bande se joignit à lui dans un petit ricanement méprisant excepté moi.

L’attitude de Joe me déconcertait. Il était clairement venu se défouler sur Grégory. Je comprenais le sadisme. Je n’étais pas si naif. Par contre ce besoin de le transmettre m’était étranger. Je ne voyais pas quelle satisfaction notre meneur en tirait.

Dès que Grégory commença à répondre, Joe tourna la tête et s’adressa à un membre du groupe. Il lui parla alors du reste du chemin à parcourir, du travail...

Face à cette marque de mépris flagrante Grégory s’arrêta d’abord de parler. Ensuite il demeura inerte. Pas de colère, pas de peur, il acceptait tout simplement.

Etais-je différent au fond ? Quand tu me mettais des raclées sous des prétextes grossiers, moi aussi je l’acceptais.

D’autres conversations s’amorçèrent auxquelles je ne participais pas. Le petit nouveau n’intéressait pas grand monde. De toute façon je ne disposais pas de l’énergie nécessaire pour suivre un dialogue.

Visiblement Grégory ne l’avait pas comprit.

On ne pouvait pas le lui reprocher non plus. Après tout j’étais disponible. Ses paroles me laissèrent qu’un vague souvenir de banalités. Je me demande encore aujourd’hui ce qu’il cherchait. Se faire un ami ? Se montrer accueillant ? Tromper son ennuis ?

Cet infime moment de calme fut vite piétiner

« Tiens Grégory. Tu t’es fait un copain. » Dit Joe suffisamment fort afin que tout le monde entende.

Je n'ai même pas trésaillis tout juste soupiré du fait de mon erreur et de la raclée à venir. D’une certaine façon je m’endurcicais comme tu le voulais. Puis un détail me perturba. Joe paraissait juste amusé. Il lui manquait cette petite lueur sadique dans le regard avant de sévir.

La situation m'échappait. J'allais en quête d'indices auprès de nos confrères. Ils partageaient tous le même ricanement silencieux et rien de plus.

« Bon allez. » Déclara brusquement Joe. « Il faut qu'on reprenne la route. »

Si tout le monde éprouvait un petit regret de reprendre la route. Il n’en était rien du coté de Grégory de nous voir repartir.

Pourquoi nous avoir ouvert alors ? Décidement je ne comprenais rien.

C’est le dernier souvenir précis que je conserve du chemin de retour. Je suppose que la fatigue fut trop intense après.

Il me semble que Joe sortit quelques répliques sur Grégory et moi. Sinon c’était juste un pas après l’autre.

La vie au grand air, la confrontation avec la nature... Tu t'étais bien foutu de moi. Marcher comme une bête de somme j’aurais pu le faire n’importe où. Personnellement je n’y voyais qu’une répétition épuisante et surtout dénuée d’intérêt.

Puis nous arrivâmes enfin à notre campement. Les autres disaient la planque. Personnellement je ne trouvais pas ce terme approprié.

Dans ma tête une planque était un lieu discret, mobile, dissimulé... Bref tout le contraire de ce qui se trouvait actuellement sous mes yeux.

Trois alembics de cuivre se trouvaient au centre de la clairière avec chacun leurs thumpers et leurs bassines destinées à recueillir la production. Derrière eux étaient alignés huit pots. Rien à voir avec de petits pots de terre où Maman rangeait la farine et le sucre.

Il s'agissait de lourdes barriques en bois dans lesquels on laissaient l'alcool fermeter. Un assemblement de toitures en bois également les protégaient des éventuelles intempéries.

On était bien loin du petit amateur avec sa tuyauterie crasseuse dans le coin de la cuisine.

Et ce n’était que la moitié de notre entreprise. Nous dormions dans deux grandes tentes. Des bâches recouvraient nos outils et divers ustensiles ainsi que nos réserves de sucres, de pommes, et de navets.

Au centre d’un cercle de pierre se trouvait un tas de bois surmonté d’une marmite. A proximité s’étalait sur trois mètres une table faite de rondins avec de chaque coté un tronc d’arbre coupé à la verticale en guise de banc.

En bout de table se trouvait la seule forme de confort des environs : une chaise. Un objet que je n’osais même pas effleurer du bout des doigts. Car il était réservé à monsieur Davidson. Tu sais Fabian la vieille connaissance à qui tu m’as confié.

Ici personne ne l’appelait par son prénom.

Lui je m’en souviens bien. Monsieur Davidson était un cinquantenaire. Un début de calvitie et un autre d’embonpoint, il était banal à première vue. Alors se reportait sur d’autres domaines.

Il nous attendait très impérieux sur sa fameuse chaise, son révolver bien visible dans son étui accroché à sa ceinture.

Il tira quelques bouffées de sa pipe d’un air mystérieux.

Qu’est-ce qu’il m’impressionnait ! Je n’avais que treize ans après tout. En revanche des artifices aussi grossiers ne marchaient certainement pas sur les autres personnes présentes. Alors pourquoi se donner tant de mal ? Sans doute était-ce une sorte de caprice, qu’on tolérait de part son statut de patron.

Et puis aussi avec le recul je me rend compte à présent que derrière cette façade pompeuse, monsieur Davidson connaissait son affaire.

A ses cotés comme toujours se tenait un homme de trente ans à la chevelure brune et frisé et à l’air inexpressif. C’était son neveu ou un truc dans le genre. Il ne m’a laissé qu’une image floue au fond de mon crâne. Le seul terme qui me reviens pour le désigner c’est Second.

« Vous avez prit votre temps. » S’exclama-t-il aux revenants d’un timbre oscillant entre le reproche et le cynisme.

Suite à cette remarque le visage de Joe se crispa. Il se trouvait en position de faiblesse et détestait çà. N’étant pas en mesure d’attaquer de front, ni de céder du fait de l’importance qu’il donnait à son image, Joe choisit une sorte de fuite dissimulée.

« Il y en a certain qui traine la patte. »

Evidemment il me désigna du regard tout en parlant. De mon coté il n’y eut aucune réaction. Je n’en avais plus la force.

Monsieur Davidson cracha par terre signifiant ainsi qu’il allait prendre la parole. Il nous accorda quelques secondes de préparations avant de se lancer.

« On a assez perdu de temps. Joe tu prend trois gars et vous allez ramener du bois. Les autres vous me suivez à la rivière. Marvin tu reste et surveille le camp. »

A peine la dernière phrase achevée Second s’approcha de moi afin de me tendre le fusil.

« Marvin va garder le camp ! » S’exclama Joe.

Ma main est alors restée en suspend devant l’arme. Je savais à qui il fallait obéir. Simplement cet ordre me paraissait à moi aussi totalement incongru.

Comme si j’y connaissais quoique se soit en arme à feu sans parler de mon âge. Jusqu’ici tu t’es toujours contenté de m’enseigner l’usage des poings. Enfin enseigner plutôt encaisser.

« Il y a un problème. » Répliqua alors monsieur Davidson.

Quelque chose de particulier se déroula sans que je le comprenne vraiment. Mon patron n’usait pas de son ton pompeux habituel. C’était même tout le contraire. Ses mots étaient secs.

Joe serra d’abord les poings, puis ses yeux croisèrent celui de monsieur Davidson. Le temps s’arrêta. Tout le monde regarda la scène avec attention. Au bout de quelques instants Joe finit par baisser la tête. L’incident était clos. Du moins je le pensais.

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