Chapitre 27

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Je dois vous avouer quelque chose : j’ai un sens de l’équilibre absolument pourri, digne d’un nouveau-né en état d’ébriété. Je n’exagère même pas. Petit, je tombais et me cognais tellement souvent que l’infirmière de l’école avait convoqué mes parents pour voir s’ils n’étaient pas la cause de tous mes bleus – heureusement pour eux, elle avait fini par conclure que j’étais juste très con. Maintenant, je peux faire illusion sur le plat, mais dès que ça se complique un peu, je me met à marcher comme une petite mamie redoutant une fracture du col du fémur. Autant vous dire que quand ce matin, les profs ont annoncé « journée ski », je n’étais pas particulièrement ravi.

J’ai donc passé une partie non négligeable de la journée le cul par terre, enchaînant gamelle sur gamelle. Rapidement, tous mes potes sont allés s’amuser sur des pistes plus compliquées, pendant que je m’acharnais sur la piste verte, observant des enfants descendre avec plus d’aisance que je n’en aurais jamais. Même Malik, qui ce matin m’avait dit « t’inquiète, je suis nul aussi, on reste ensemble », a fini par m’abandonner. Il est venu vers moi et m’a annoncé d’un ton solennel :

- Bon, je suis vraiment désolé Lucas, mais il faut que je te le dise : t’es vraiment très nul.

- Comme si je ne le savais pas, ai-je grommelé en essayant de récupérer mon ski.

- Ça te dérange si on va essayer une autre piste ? Enfin, si tu préfères on peut rester avec toi bien sûr…

Je les comprenais, les pauvres, rester coincés à 100 mètres de l’entrée de la station, ce n’est pas la définition même d’une journée de ski idéale.

- Non t’inquiète, allez-y. Vous me raconterez.

- T’es sûr ? Parce que je ne veux pas que tu te sentes tout seul…

- Non, ça va, je t’assure. Je vais juste me casser quelque chose, et mourir, esseulé. Seul, avec ma solitude.

- On fait comme ça alors ! A-t-il dit en s’éloignant.

Il s’est retourné quelques mètres plus loin.

- Si tu préfères, ils ont des luges pour enfant à l’accueil !

Il s’est éloigné en riant comme j’essayais de lui faire un geste obscène avec mes moufles.

J’ai voulu ré-essayer seul, mais après avoir fini la tête dans une congère, j’ai décidé d’abdiquer. Me voilà donc, redescendant vers la piste dans un magnifique chasse-neige. Je prend un peu la confiance comme la ligne d’arrivée se rapproche tranquillement, et me redresse légèrement. La piste est bien dégagée, à l’exception de quelques personnes attendant au télésiège et d’une personne accoudée à la buvette.

Un peu trop confiance probablement, puisqu’une petite bosse vient me déséquilibrer. Je tente de me reprendre, mais mes skis s’emmêlent. Je fais une petite pirouette, avant d’atterrir tête la première dans le panneau publicitaire d’entrée. « La montagne, ça vous gagne », tu parles. Je reste quelques secondes par terre, le temps de reprendre mes esprits.

J’entends des pas se rapprocher de moi.

- Ça va ? Demande une voix chaude.

Ma tête doit avoir cogné un peu fort, parce que je jurerais reconnaître la voix d’Enzo. J’essaie de voir qui me parle, mais le soleil me fait plisser des yeux. En même temps, j’ai peu de doutes : lui seul peut porter une doudoune verte sans avoir l’air ridicule.

- Oui, oui, ça va. J’ai juste cherché un nouveau moyen de m’arrêter, tu comprends.

- Je vois. C’était pas mal, en vrai. J’y met un 8/10 pour la performance artistique.

- J’ai même tenté une petite pirouette, t’as vu.

Il rigole.

- J’ai vu. Sinon, tu compte rester longtemps assis dans la neige ?

- Oui, je pense attendre que le réchauffement climatique ait fait fondre toute la glace du monde avant de remarcher un jour.

- Hum, beau projet. Mais il faudrait peut-être regarder si tu ne t’es pas blessé.

- Non, je vais bien.

J’accepte néanmoins la main qu’il me tend. J’ai du me relever un peu vite car la tête me tourne et je dois m’appuyer fortement sur lui pour ne pas tomber.

- Ouh, j’entends des cloches.

- Bon, on va voir ça.

Il m’aide à retirer mes chaussures de ski, et je le suis docilement à l’intérieur de la buvette déserte, appréciant la vague de chaleur qui me frappe. Il m’amène à côté de l’armoire à pharmacie. D’un geste doux, il défait la lanière de mon casque et le retire. Il observe quelques instants mon crâne.

- Bon, t’as pas l’air à l’article de la mort. T’as juste une petite égratignure sur le front.

- Ça va déjà mieux de toute façon, ça devait être le froid.

Je m’appuie à une table pendant qu’il fouille dans l’armoire, pour en retirer un produit antiseptique et des cotons. J’ai un petit mouvement de recul comme il applique une compresse sur mon front.

- Hé, ça pique !

Il sourit.

- Chochotte.

Je me laisse faire docilement. Étrangement, la proximité n’est pas gênante. Son visage n’est qu’à une trentaine de centimètres du mien, et, n’ayant pas d’autre endroit où regarder, j’ai tout le loisir de le contempler. Ses cheveux blonds décoiffés, humides à cause des flocons de neige en train de fondre. Son nez fin et droit, légèrement rougi par le froid. Ses yeux bleus clairs aux multiples pigments argentés, focalisés sur mon front. Sa mâchoire, carrée, imberbe, taillée à la serpe, contrastant agréablement avec la douceur du reste de ses traits. Sa bouche pulpeuse, à la lèvre supérieure un peu trop pleine, et dont la légère ouverture laisse apercevoir des dents régulières.

- Voilà, dit-il en reposant le coton. T’es comme neuf.

Ses yeux quittent mon front pour croiser mon regard, mais il ne se recule pas pour autant. On reste à se regarder en silence un instant. Ce serait le moment pour partir, mais je n’en fait rien. Je m’abandonne à ce vis-à-vis, à ce dialogue silencieux. Je prends vaguement conscience de ce que je lis au fond de ses yeux, et cela accélère les mouvements de mon cœur. Et lui, que lit-il au fond des miens ? Je ne sais pas, je m’en fiche. Je ne veux pas réfléchir, je veux seulement le garder là, près de moi. Plus près de moi, même.

Mes souhaits sont exaucés. Son regard passe de mes yeux à ma bouche. Instinctivement, je prend une brève inspiration. Cela semble être un signal, puisqu’il se penche vers moi, à la fois trop rapidement et trop lentement à mon goût. J’ai l’impression que le temps se suspend, mais pourtant je n’ai pas le temps d’y réfléchir que ses lèvres se posent sur les miennes. Un instant, nous restons là sans bouger, puis il m’embrasse doucement. D’abord, seulement d’une très douce pression, presqu’une caresse. Puis ses mouvements se font plus appuyés et j’y réponds totalement. Sa main vient se placer sur ma nuque, me rapprochant de lui. Je me plonge entièrement dans ce baiser, savourant la sensation de ses lèvres découvrant les miennes, savourant les pointes d’électricité que cela envoie le long de ma colonne vertébrale. Depuis combien de temps m’embrasse-t-il, une seconde, une minute, une éternité, je ne sais pas, je m’en fiche. Je suis à bout de souffle, mais je m’en fiche. Seul m’importe la chaleur que je ressens contre ma bouche, la pression de ses doigts contre ma nuque, le moment que je suis en train de vivre.

Mais un bruit de cloche vient faire éclater cette bulle. Le bruit de la porte d’entrée. Enzo recule d’un bond. Juste à temps comme arrive Anne.

- Ah, Lucas, tu es là ! Un de tes camarades m’a prévenue que tu avais fait une chute, je m’inquiétais ! Tu vas bien ?

Je tente d’afficher un visage neutre, probablement en vain.

- Oui, je… Oui ça va…

Elle m’observe un instant sous toutes les coutures.

- Hum, ça a l’air d’aller. Je vais te ramener quand même à l’hôtel, d’accord ?

J’acquiesce. De toute façon, je ne suis pas en état de remonter sur des skis.

Elle passe son bras sous le mien, puis se tourne vers Enzo.

- Merci Enzo de t’être occupé de lui !

Il hoche la tête d’un air gêné.

- Pas de problème.

Elle me relève puis m’entraîne vers la porte. En passant près de lui, alors que je m’évertue à regarder la pointe de mes chaussures, je sens le poids du regard d’Enzo sur moi.

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