Chapitre 19

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Margot pose sa main sur ma cuisse.

- Je te jure que si je dois encore te dire une fois de ne pas bouger ta jambe comme ça, tu ne marcheras plus avant un moment, c’est clair ?

J’essaie de calmer mes tics nerveux. Le spectacle va bientôt commencer. La salle est bondée : des parents, quelques profs, et beaucoup d’élèves de Saint-Thomas et de Zola. Nous avons même eu du mal à trouver des places. Devant nous sont installés Max, Thibaut et Malik. Quelques rangs devant, Valentin semble lui aussi nerveux. Dans la salle, des Zola se jettent des regards de connivence.

Cette après-midi, nous avons mis notre « plan » à exécution. Quand je suis revenu vers 16 heures, j’ai eu la désagréable surprise de trouver non pas un Zola gardant la précieuse marchandise, mais toute une foule de personnes, élèves et surveillants, s’affairant près des gradins, officiellement pour aider à monter les décors. Dans ces conditions, je voyais mal comment évacuer discrètement les 15 pots de peinture, 20 kg de farine et autres joyeusetés qu’avait promis Valentin. De même, je pouvais difficilement attirer une vingtaine de personnes avec un « viens, j’ai à te parler ».

J’ai donc choisi une méthode plus barbare : l’alarme incendie. Je n’ai pas pris le risque de la déclencher vraiment, ne souhaitant pas particulièrement me faire renvoyer. J’ai tout simplement demandé aux surveillants à aller dans leur bureau, dans lequel se trouvent les micros destinés à faire des annonces dans les haut-parleurs de l’école, pour un prétexte bidon et y ait diffusé la sonnerie incendie de l’école – je bénis le jour où je l’ai enregistré, me disant que ça me servirait bien. J’ai bien sûr dû sortir avec les autres. Au bout de trois ou quatre minutes, l’enregistrement s’est terminé, et chacun a regagné sa place, pestant contre cette stupide alarme qui déraille. J’ai récupéré mon portable, priant pour qu’Enzo ait saisi le message. J’avais peur que cela n’ait pas été suffisant, mais je pouvais difficilement rediffuser la sonnerie sans éveiller les soupçons. Toutefois, quand je l’ai vu sur scène quelques minutes plus tard, il m’a rassuré en m’adressant un discret signe ok.

J’ai donc maintenant la certitude qu’il n’y aura pas de revanche ce soir, mais je ne suis pas serein pour autant. Si je suis au courant, ce n’est pas le cas du reste des Zola, exception faîte de Margot bien sûr, et je traîne toujours la désagréable sensation de les trahir.

Quelques coups sont tapés, puis trois coups, les rideaux s’ouvrent et le spectacle commence. Les numéros et les scènes s’enchaînent et bien que d’une qualité parfois inégale, je dois reconnaître que le spectacle est plutôt divertissant. Un frisson me parcourt quand Enzo monte sur scène, jouant tantôt un médecin dans un sketch, tantôt un chanteur ringard. Une fois encore, je suis impressionné par son aisance : il se trouve devant plus de 200 personnes et malgré tout joue son personnage avec un calme naturel. Je ne peux m’empêcher de sourire en constatant à quel point il a l’air bien d’être là.

Les numéros continuent pendant plus d’une heure avant qu’on ne nous annonce un entracte. Je reste sur ma chaise, angoissé en attendant d’observer ce qui va suivre. Les lumières se sont rallumées, et beaucoup en profitent pour se dégourdir les jambes. Moi surtout, j’observe Valentin, qui profite du mouvement pour aller dans la pièce sous les gradins. Je sais que c’est maintenant qu’ils ont prévu d’aller chercher la peinture, pour attaquer quand le spectacle reprendra. Une minute passe, pendant laquelle je retiens mon souffle. Valentin ressort, les mâchoires serrées, visiblement furieux. Il regarde Max et secoue la tête de gauche à droite. Je pousse un soupir de soulagement. Parmi les Zola, le mot passe : les provisions ont disparu. Certains semblent attendre la réaction de Valentin, mais déjà le spectacle reprend, et celui-ci se contente d’aller se rasseoir en fulminant. Margot me tend son poing, que je checke discrètement.

Le reste du spectacle se passe sans un incident. Quand les rideaux se referment pour la dernière fois, Valentin n’attend pas la fin des applaudissements pour se lever. Il fait un signe de tête à Max, qui aussitôt lui emboîte le pas, ce qui m’agace profondément. Rapidement, d’autres Zola se lèvent et partent à leur suite. Sur scène, la vingtaine de comédiens revient pour venir saluer le public. Enzo rayonne, visiblement heureux de sa soirée. Il parcourt l’amphi du regard, et s’arrête sur moi. J’ignore s’il peut me voir avec les lumières baissées, mais il me semble que son sourire s’agrandit, et je ne peux m’empêcher de lui sourire en retour. La joie de le voir comme cela contraste avec les tourments que me causent mes camarades.

Quand les lumières se rallument, nous décidons avec Margot de partir à leur recherche, pour voir ce qui se trame. Nous les retrouvons sans mal – la lumière du gymnase est allumée. Quand nous y pénétrons, nous trouvons la quasi-totalité des Zola venus ce soir, en pleine discussion. Je comprends de quoi il s’agit : ils cherchent qui est responsable du fiasco de leur opération. Sofiane se fait copieusement engueuler par certains ; on l’accuse de ne pas avoir fait son boulot en gardant le local.

- Mais je l’ai pas quitté de l’après-midi ! Se défend-t-il. À part pour l’alarme incendie mais j’étais censé faire quoi ? J’allais pas rester sur place.

- De toute façon c’est pas le problème, le problème c’est qu’il y a un traître qui a saboté l’opération, crache Valentin.

Chacun se regarde, soupçonnant son voisin.

- Tu as quelque chose à dire, Daphné ? Demande-t-il d’un ton soupçonneux.

Il est facile de la soupçonner, la pauvre. Elle sort avec un terminale de Saint-Thomas, et bien que cela date d’avant même la fusion des deux lycées, certains lui ont toujours reproché.

- Mais non ! Dit-elle d’une voix offusquée. Et puis Ian n’était même pas là aujourd’hui !

- Alors qui ?

- C’est moi.

Tout le monde se retourne vers moi, qui suis resté à l’entrée du gymnase. Un blanc s’installe. Si j’avais voulu faire une entrée dramatique, je n’aurais pas pu espérer mieux.

- Pardon ?

- C’est moi qui ait prévenu les Saint-Thomas.

- Lucas c’est pas possible, pas toi, dit Max.

- Je vous avais dit que c’était une mauvaise idée, dis-je d’une voix que j’espère assurée. Je vous avez dit qu’on risquait gros avec ces conneries. J’ai fait ce que j’avais à faire.

Valentin éclate de rire.

- C’est toi le traître ? J’aurais du m’en douter.

- Mais t’étais bien trop pris par tes idées de vengeance minables. Vous vous rendez compte de ce que ça nous aurait coûté ? Dis-je en m’adressant à la foule, espérant les convaincre. Le voyage ? Les clubs ? Le sport ? Les soirées ? Vous avez vraiment envie de perdre tout ça juste pour balancer un peu de peinture aux Saint-Thomas ?

Certains hochent la tête, mais pour autant je ne sens pas de réel soutien.

- Ça ne change rien au fait que tu as préféré aller voir nos ennemis, tu nous as trahi, dit Max. T’as choisi ton camp.

Ses paroles me blessent profondément, mais j’essaie de ne pas le laisser paraître.

- C’est pas un peu mélodramatique ? Je n’ai rien choisi du tout, je vous ai juste empêché de faire une connerie.

- Si t’as choisi, et ça fait un moment ! Ça fait des mois que tu parles avec les Saint-Thomas, t’es plus l’un des nôtres !

- N’importe quoi, je suis tout le temps avec vous, de quoi tu me parles ?

- Et Enzo, tu ne traînes pas avec peut-être ? Tu ne l’as pas invité chez toi peut-être ?

D’un coup, je suis incroyablement mal à l’aise. Tout le monde me regarde, et je sens que mes joues deviennent rouge pivoine. J’ouvre la bouche pour parler mais aucun son n’en sort. Heureusement, Margot vient à ma rescousse.

- Arrête de dire des conneries, Max, on a fait le projet ensemble, fallait bien se voir, non ? Et puis ça change quoi ? Ça fait des semaines que tu suis un idiot comme un petit chien, alors que tu le critiquais allègrement avant.

- C’est de moi que tu parles ? Demande Valentin.

- Bah, à ton âge, t’as bien dû remarquer que t’étais pas le couteau le plus aiguisé du tiroir, si ?

Valentin serre les dents mais, avant qu’il n’ait pu répondre, Max reprend.

- Tu sais quoi Lucas, t’as peut-être raison, c’était peut-être une connerie ce soir. Mais avant, tu serais venu avec nous pour la faire. Le problème c’est toi, et ça c’est pas que de ce soir.

Il tourne les talons et sort par la grande porte. Autant pour la règle de « ne jamais se quitter fâché ».

- J’ai fait ce que j’avais à faire, redis-je d’une voix ferme.

Pour autant, les Zola ne semblent pas convaincus, visiblement mal à l’aise entre moi et Valentin. Les gradins se vident comme chacun repart morose. J’intercepte Thibaut et Malik qui sont aussi sur le point de quitter le gymnase.

- Les gars ! Vous ne me faîtes pas la gueule aussi ! Vous croyez vraiment que c’était une bonne idée ce soir ?

Thibaut hausse les épaules.

- J’sais pas. Mais aller voir Enzo pour tout lui balancer c’en était pas une en tout cas – parce que c’est lui que t’es allé voir, hein ?

- Mais, je…

- Écoute, c’est pas le souci, me coupe-t-il d’une voix dure. Max a raison, t’es pas le même qu’avant.

Je hausse les sourcils devant l’accusation. C’est la deuxième fois qu’on me le dit ce soir, et j’apprécie moyennement. J’ouvre la bouche mais Malik parle avant :

- Lucas, essaie pas de nier, c’est chiant à force. Ça fait plusieurs semaines que t’as changé, t’es plus avec nous comme avant. Ça fait des plombes qu’on n’a pas fait un truc tous ensembles ! Même quand t’es là, t’es ailleurs ! Écoute, dit-il d’une voix radoucie, je ne sais pas ce qui t’arrive, et si tu veux en parler je serais ravi de t’aider, je t’assure. Mais je n’ai pas la patience de Margot, et je ne vais pas rester là à te laisser prétendre que tout va bien. Donc soit tu règles tes problèmes, soit tu viens nous en parler. Quand tu seras disposé à faire l’un ou l’autre, tu sauras où nous trouver, OK ?

Je hoche la tête, ne sachant pas quoi faire d’autre. Les gars quittent le gymnase, et je me retrouve seul avec Margot.

- C’est un vrai fiasco, dis-je.

- Mais non, ça va leur passer, t’en fait pas. À tous. Ils sont un peu énervés ce soir, mais ils seront contents quand on partira en voyage. Tu as fait ce qu’il fallait, ils vont le comprendre.

Je la remercie du regard.

- Je ne sais pas ce que je ferai sans toi.

- Beaucoup de conneries. Allez, ajoute-t-elle d’une voix douce, va le voir.

Je lui souris une dernière fois, avant de tourner les talons. Les paroles prononcées par Enzo en début de semaine résonnent dans ma tête. Passe me voir en coulisse. J’aimerais bien.

Je retourne dans l’amphithéâtre, maintenant désert en-dehors de quelques personnes rangeant la scène. Je monte les escaliers, puis remonte le couloir qui mène aux coulisses. Mon cœur bat plus fort à mesure que je me rapproche de la porte. Des images d’Enzo me viennent à l’esprit. Le regard qu’il me lance parfois. Sa façon élégante de marcher. Son sourire.

Ma main se pose sur la poignée de la porte. Je l’ouvre.

Des rires me parviennent de l’intérieur.

Quel idiot. Bien sûr qu’Enzo n’allait pas être seul, à m’attendre patiemment. Je reconnais son rire parmi les éclats de voix. Tant pis, je vais l’attendre au-dehors.

Je referme doucement la porte, mais j’entends alors mon nom. Je laisse entrouvert, écoutant la conversation.

- Hé Enzo, paraît que c’est Lucas qui t’a donné les infos pour la peinture et tout !

Je reconnais la voix de Simon. Les autres voix se taisent.

- Comment tu sais ça, toi ?

- Je sais tout, mon pote ! Non, en vrai c’est lui qui l’a dit aux autres.

Un murmure se propage en fond. Enzo ne répond pas.

- Quel idiot ! Reprend Simon. Il va se mettre tous ses potes à dos !

Je sais, merci. Quelques rires s’élèvent.

- Apparemment, dit une voix non identifiée, c’est déjà fait ! Non mais franchement, il s’attendait à quoi, ce tocard ?

D’autres rires fusent. Je note qu’Enzo n’a toujours pas répondu.

- En tout cas, bien joué Enzo, je ne sais pas ce que tu lui as fait pour qu’il te raconte tout, mais tu l’as carrément ensorcelé !

- Eh, peut-être qu’il pourra nous aider la prochaine fois qu’on voudra leur faire une crasse !

Un rire général se fait entendre.

- Non mais les gars, reprend Simon, laissez-le tranquille, peut-être qu’Enzo est vraiment devenu son ami !

Cette fois, c’est Enzo que j’entends rire.

- Non, j’ai pas vraiment envie d’être son ami.

À ces mots, un nouveau rire général éclate. Je referme doucement la porte, ne souhaitant pas en entendre plus. Je remonte lentement le couloir en sens inverse, le cœur lourd. Quel stupide idiot je fais. Si j’étais eux, j’en rigolerais aussi. Bien sûr que tout cela n’était qu’un jeu, qu’une façon de me manipuler, et j’ai foncé tête baissée. Les gars avaient raison. Après tout, il ne s’agit pas d’autre chose que notre petite guerre, les Zola contre les Saint-Thomas. J’ai été bête de m’imaginer autre chose.

Sans trop savoir comment, je me retrouve dehors, à marcher dans le lycée. Je tombe sur Margot, surprise de me trouver là. Je dois avoir une tête affreuse, car elle prend un air désolé. Alors, c’est plus fort que moi, mes émotions confuses, les évènements de ce soir, la conversation que je viens de surprendre : je fonds en larmes.

- Oh, mon chat… C’est nul, les garçons.

Je ne réponds pas, me contente d’aller poser ma tête contre son épaule et d’apprécier ses bras qui m’entourent.

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