Chapitre 9

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Jeudi matin, 8h30. Début de mon nouveau cauchemar. Les profs ont décidé que cette matinée serait consacrée à ce magnifique projet qu’ils nous vendent si bien depuis deux semaines. Du coup, nous voilà, tous les terminales des deux lycées, installés dans la grande salle de devoir, les Saint-Thomas d’un côté, les Zola de l’autre, avec quelques tables vides entre les deux.

Les deux proviseurs entrent, Me Lomes impeccable comme toujours dans son tailleur noir, M Legrand dans une immonde chemise multicolore qui ferait même honte à un épouvantail. De part et d’autres, les conversations se taisent tandis que les deux proviseurs nous regardent d’un air dépité.
- Pour travailler en groupe, il serait mieux de vous mettre en groupe, dit M Legrand.

Merci Sherlock. Toutefois, personne ne bouge, aucun ne souhaitant faire le premier pas. Me Lomes se tourne alors vers moi et me regarde en pinçant les lèvres. Elle ne dit rien mais son attitude est claire : j’ai intérêt à montrer l’exemple si je ne veux pas qu’elle mette ses menaces à exécutions. Je me lève en grommelant, et part m’asseoir sur une des tables vides au milieu. Pendant une très longue seconde, personne ne bouge et je crains de rester tout seul comme un con. Heureusement, Margot se lève et vient s’asseoir à côté de moi. Du côté des Saint-Thomas, Enzo se lève et traverse gracieusement la salle. Pendant un instant, j’ai l’espoir idiot qu’il aille s’asseoir ailleurs, mais, bien sûr, il vient à notre table – et s’installe en face de moi. Petit à petit, chacun bouge pour s’installer à sa place et quelques minutes plus tard, les groupes sont tous formés. À notre table nous rejoignent Malik, et deux Saint-Thomas : Simon, le pote idiot d’Enzo, et Léo. Je connais moins ce dernier mais j’ai déjà entendu parler de lui par certains de mes amis, qui m’ont rapporté comment celui-ci balançait aux profs sur notre compte. Ça promet.

- Bien, reprend Me Lomes. Les sujets vont vous être distribués. Il a été convenu qu’une certaine liberté vous serait confiée quant à l’interprétation des sujets, n’hésitez donc pas à reformuler selon vos souhaits. Bien entendu, nous attendons le plus grand sérieux et la plus grande implication de votre part.
Sur ces mots, les deux proviseurs quittent la salle, laissant à Me Dupuit, une petite femme d’apparence chétive mais au caractère explosif, le soin de répartir les sujets. Celle-ci arrive devant nous et nous tend une boîte emplie de papiers pliés en deux. J’en prends un et le lit aux autres :
- Évolution de la renommée de la France dans le monde.
Pas de cris de joie à cette annonce, pas de ola, juste Enzo qui dit d’un ton blasé :
- T’aurais pas pu prendre plus large comme sujet ?
Je me retiens de l’envoyer paître.
- Si j’avais eu le choix, j’aurais surtout choisi d’être ailleurs, je grommelle.
Tout le monde semble d’accord avec moi sur ce point.

- Allez, dit Margot après quelques instants de silence. C’est pas en fixant ce bout de papier qu’on va avancer. Ils nous ont dit qu’on pouvait interpréter le sujet comme on le souhaitait, on n’a qu’à commencer par là. Quelqu’un a une idée ? Lucas ?
- Eh, pourquoi moi ? Je… Aïe !
Margot vient de me donner un coup de pied. C’est quelque chose qu’elle fait fréquemment quand on travaille ensembles et que je ne vais pas assez vite à son goût – autant vous dire que les révisions du bac vont être très douloureuses.
- Euh… La gastronomie ?
L’idée n’est pas transcendante, mais mon ventre a parlé avant moi. Margot me regarde circonspecte.
- Et on propose quoi comme projet ? Demande Enzo. Un tour de France des restaurants et une dégustation de fromage ?
L’idée ne me semble pas si mauvaise, mais vu le ton moqueur qu’il emploie, je me retiens d’acquiescer.

- Propose quelque chose si t’es si malin.
Il hausse les épaules.
- La littérature.
- Pour te citer, t’aurais pas pu prendre plus large comme sujet ?
Il sourit.
- Tu me cites ? Je suis flatté !
- Le sois pas, c’est pour employer un vocabulaire que tu comprends… Aïe !
Margot vient encore de me frapper. Je devrais vraiment avoir le droit à une prime de risque pour ce projet.
- Lucas a raison, dit Malik, c’est trop large.
- On peut restreindre, se défend Enzo.
- La littérature féminine, suggère Margot.
Simon rigole.
- Ah oui, au moins ce sera plié en deux-deux !

Margot prend un air pincé, celui qu’elle fait avant de se lancer dans une explication spéciale les-mecs-sont-débiles. Mais avant qu’elle n’ait pu commencer, Enzo répond :
- Tu rigoles ? George Sand, Simone de Beauvoir, Françoise Sagan… On peut vraiment faire un sujet sympa là-dessus.
Je regarde Margot, et je peux voir qu’Enzo vient juste de gagner une place définitive dans son cœur. Un gars capable de citer deux ou trois autrices, et elle fond littéralement. Je secoue la tête : ses critères sont vraiment ridiculement bas – ou alors, me suggère la petite voix que Margot infiltre dans ma tête depuis deux ans, les mecs ne sont pas capables d’en atteindre des plus hauts. Note pour moi-même : traîner un peu plus avec les gars, ou je vais bientôt me transformer en pâle copie de ma meilleure amie.
- Non, c’est pas possible ça, poursuit Simon, c’est vraiment un truc de gonzesse, on va trouver autre chose.
Enzo lève les yeux au ciel mais ne dit rien. Intéressant : il est peut-être – et je dis bien peut-être, notez-bien – un tout petit peu moins con que ses copains. Attention, je ne lui fait pas un compliment : ce n’est vraiment pas difficile.
- Le cinéma ? Je suggère.
- Ou sinon, on n’est pas tous obligés de proposer quelque chose, hein, dit Enzo.
Il a un petit sourire en coin en disant cela qui indique clairement qu’il se moque de moi. Une fois encore, je ne sais pas comment je dois réagir. En tout cas, je retire ce que j’ai dit sur le « moins con ».

Chacun propose des sujets, tous rejetés pendant une partie de la matinée, et, deux heures après, on n’est pas plus avancés qu’au début. Enfin, Margot propose de chercher plutôt un produit, ce qui a l’avantage de pouvoir faire un peu d’histoire et de l’économie, et mettre tout le monde d’accord.
- Les vêtements ? Propose-t-elle.
- Je crois qu’on n’a pas tous le même niveau de connaissance sur ce point, dit Enzo en souriant tout en regardant mon T-shirt estampillé avec le logo des Pink Floyd.
J’ai envie de l’envoyer bouler, mais en même temps, je n’ai pas du tout envie de travailler là-dessus – si Margot me ré-explique encore une fois la différence entre une veste et un manteau, je jure de militer pour le retour à l’uniforme. Et puis, j’ai bien peur qu’il n’ait raison : l’essentiel de ma garde-robe se compose de jeans et de T-shirt simples, assemblés au gré du hasard. Alors qu’aujourd’hui, lui est habillé d’un pantalon rouge assorti d’une chemise claire à motifs floraux et d’une veste en jean, qui sur moi donneraient probablement l’impression d’avoir été choisis par un daltonien, mais qui lui confèrent une classe folle. Et cela souligne sa taille fine. Et sa grâce naturelle, ajoute la petite voix dans ma tête – sûrement un écho de la voix de Margot, si vous voulez mon avis.

Soudain, je remarque que cela fait bien deux minutes que j’ai le regard rivé sur Enzo, et que les autres se sont tus et me regardent.
- La terre appelle Lucas, dit Malik. Lucas ?
Je pique un fard en espérant qu’ils, et surtout qu’il, n’aient rien remarqué.
- Les produits de luxe, ça te va comme sujet ?
J’acquiesce avec empressement – il aurait pu me proposer l’étude des calmars géants au Pérou, j’aurais probablement acquiescé aussi. J’ai le cœur qui bat trop vite. C’est idiot. Je me suis juste perdu dans mes pensées, ça arrive. C’est idiot.

Le reste de la matinée est consacré à faire notre to-do-list pour ce projet. On en retire trois grandes parties, que l’on décide d’effectuer par groupe de deux – oui, le calcul a été difficile. Simon et Léo se mettent ensemble sur une partie. Malik se propose pour la deuxième, et Enzo pour la troisième.
- Je fais la 2 ! s’empresse de dire Margot.
Elle me fait un grand sourire alors que je la regarde scandalisé. Quelle traîtresse, elle m’abandonne à mon sort : je vais devoir travailler avec Enzo. Le sort s’acharne contre moi : c’était déjà difficile de devoir travailler en groupe avec lui, mais si l’on doit se retrouver à deux… Je me promets de me venger plus tard.

Encore un peu de travail et la cloche sonne enfin, musique appréciable de notre libération. Tout le monde se rue vers la cantine, et je me retrouve seul à ma table à ranger mes affaires tandis que mes potes m’attendent à la sortie de la salle – oui, je suis un peu lent pour ranger mes affaires. Certaines mauvaises langues vous diraient que c’est à cause de mes petites maniaqueries de rangement, mais je ne vais quand même pas mettre mes crayons à papier dans la même pochette que mes Bic, si ? On n’est pas des sauvages tout de même.
J’en suis là de mes pensées quand je vois quelqu’un revenir à notre table. Je relève les yeux. Enzo.
- Qu’est-ce qu’il y a ? je demande. Tu as oublié de faire un commentaire sur une de mes fringues peut-être ?
Il sourit.
- Vexé ? Je plaisantais, elle te vont très bien tes fringues. Tu es très beau.

Il ramasse l’écharpe qu’il avait oublié et part sans autre forme de procès pendant que je reste là, la bouche ouverte comme un poisson hors de l’eau. Heureusement que mes potes sont tous dehors, parce que je ne suis pas sûr de pouvoir faire une phrase cohérente et je sens que mes joues sont écarlates – je devrais voir un médecin pour ces problèmes de bouffées de chaleurs, je suis probablement malade. Vous voyez une autre explication, vous ?
Je rejoins mes potes et on part vers la cantine, Margot et moi fermant la marche.
- Qu’est-ce qu’il t’a dit, Enzo ?
Mon cœur s’accélère.
- Rien, dis-je un peu trop précipitamment. Rien d’important.
Elle me fixe et je prie pour que le rouge de mes joues ait disparu.
- D’accord, dit-elle.
Je soupire, et me rassure mentalement : dans un mois et demi, nous serons débarrassés de ce projet – et de tout ce qui va avec.

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