Chapitre 26

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Écrit en écoutant notamment : DJ Mad Dog – You Don’t Belong


Le Pirate me serre la main et nous nous asseyons de part et d’autre de l’échiquier. On me rappelle qu’il faut lui annoncer mes coups à voix haute ; je le savais déjà. Ça risque juste de poser problème lorsque je n’aurai plus tellement de temps à disposition et que je devrai me concentrer uniquement sur mes coups… Au pire, je ferai signe pour que quelqu’un prenne le relais.

Enfin ça… c’était avant que la partie ne démarre. Le Pirate me force à réfléchir intensément dès les premiers coups en jouant des variantes surprenantes, mais sûrement aussi minées que les plages du Débarquement. Résultat au bout du dixième coup : j’ai déjà consommé les deux tiers de mon temps alors que le Pirate est en maîtrise totale. Tous ses coups sont joués à tempo, toutes les trois secondes. Il a réussi à bloquer toutes mes pièces, de sorte que je ne trouve pas le moindre coup correct. Malheureusement, on ne peut pas passer son tour aux échecs... Je n’ai même pas besoin des grimaces d’Alexis pour comprendre que je vais me faire ratiboiser.


***


Les deux parties n’ont même pas eu le temps de devenir pénibles que j’ai déjà perdu. Je sors de la confrontation sonné, tel un boxeur qui n’aura tenu que deux rounds.

  • Bon, t’avais clairement aucune chance ! Et j’aurais pas fait mieux, lance Alexis.

Il me tapote l’épaule en guise de réconfort après cette défaite express. Nous rejouons quelques parties amicales en attendant la grande finale du tournoi, que se charge d’annoncer Jonathan peu avant minuit :

  • Un grand merci à tous ceux qui ont participé à notre tournoi et qui sont restés jusqu’au bout pour assister à la finale ! Elle se jouera sur le grand échiquier en bois à la table Carlsen. Veuillez déjà applaudir notre Pirate pour sa qualification !

Des sifflements d’encouragement retentissent dans le bar. Le bonhomme lève les bras, fait un tour sur lui-même, puis se courbe vers l’avant.

  • Et maintenant, son adversaire pour le titre de Moinillon d’Octobre : une nouvelle venue dans notre superbe bar : faites du bruit pour Judith !

Un moinillon à la Confrérie du Blitz, ça fait sens.


***


Je suis réveillé le samedi matin par la sonnerie de mon téléphone. Tiens, ma mère qui vient prendre des nouvelles…

  • Martial, mon chéri, comment s’est passée ta semaine ? Je n’ai pas beaucoup de nouvelles de toi en ce moment !
  • Ah oui, désolé, j’ai été bien occupé…
  • Tu te sens bien au travail ?
  • Ouais, y a une super ambiance. Et puis j’ai pu négocier un contrat ce vendredi, pas facile, mais je pense que mon manager sera content de moi.

Je préfère mentir par omission en me basant sur des faits réels plutôt que de devoir déjà inventer du bullshit complet.

  • Ah, et donc l’équipe est jeune ? Tu t’entends bien avec les collègues ? Vous avez déjà fait des… comment on appelle ça, de nouveau ?
  • Des afterworks ?
  • Oui !
  • Du coup… ouais. En plus, on ne risque pas de manquer de bars à Nantes. Et comme tu dis, on est plusieurs autour de mon âge, c’est cool.
  • Je suis contente pour toi ! Attends deux secondes, y a ton frère qui me demande un truc… oui… ton maillot du Real est en train de sécher… Tu vas faire un foot avec tes potes ? … Martial, t’es toujours là ?
  • Je n’ai pas bougé depuis les dix dernières secondes.
  • Tiens, en parlant de ton frère, tu ne vas pas me croire !
  • Il a eu un dix-sept en maths ?
  • Non, ça, ce serait de la science-fiction. Mais la sœur de son meilleur pote a commencé à travailler dans la même boîte que toi ! Dans les bureaux parisiens, mais tu connais peut-être son équipe : c’est un truc avec le « cloud », je crois.
  • Ah… oui… je vois. C’est dingue comme le monde est petit, dis-je en me mordant les lèvres.
  • C’est fou, tu l'as dit ! On les invite dans deux semaines, j’espère que tu pourras venir.
  • Euh… c’est fort possible que je sois en déplacement à Prague à ce moment, dis-je pour esquiver le problème.

En réalité, je ne me souviens même pas si des dates sont déjà fixées pour rencontrer le studio tchèque et tourner avec eux.

  • Ne t’inquiète pas, c’est prévu pour le samedi. Ils ne te font pas travailler le week-end, au moins ?
  • Justement, ce samedi, si.
  • D’accord, soit ! Je leur proposerai une autre date, alors. Et en dehors de ton travail, tu as rencontré du monde ?
  • Oui, même si je reste focus sur le travail, là.
  • Et des gens… euh...

À son ton, je comprends tout de suite où elle veut en venir. Malgré son malaise avec mon orientation sexuelle, je sais qu’elle est très curieuse de nos relations, à mon frère et moi.

  • Non… je ne me suis pas encore mis en couple en quelques semaines ici…
  • Je me disais juste que tu pourrais rencontrer un garçon homosexuel à Nantes.
  • Je te remercie pour ton implication, mais je vais me débrouiller. Et aussi, je préférerais qu’on dise « gay », j’ai l’impression de revenir en 1960 quand tu dis « homosexuel ».
  • On a parfois du mal à comprendre votre génération, je dois dire. Mais je veux bien faire des efforts pour mon fils… gay, donc.
  • Merci ! Désolé si ma réaction était brutale.
  • J’ai l’habitude avec ton frère, sa crise d’adolescence dure depuis quatre ans. Donc un autre week-end, c’est ça ?
  • Oui, je te redirai…

Nous continuons sur des sujets plus légers. Je lui parle de Nantes, de sa météo clémente, ses parcs et monuments. Malgré ses conceptions maladroites, je suis satisfait de ce morceau de discussion.

Par contre, un énorme problème se profile : je ne sais même pas si c’est la peine de vouloir continuer à mentir à mes parents sur mon travail. Je me retrouverais encore plus ridicule si mes mensonges étaient mis au jour lors du dîner que souhaite organiser ma mère. Même si je me prépare en avance, j’ai quatre-vingt-dix pour cent de chance de ne pas être crédible en parlant de ce taf inventé. Deux options pour préserver le secret : annuler comme un malotru en dernière minute, ou bien me mettre de mèche avec cette fille, qui a le malheur de bosser dans la « même » entreprise que moi.


***


Comme convenu la veille avec Alexis, je me prépare pour être chez lui et ses amis vers dix-neuf heures. J’ai adoré quand il m’a fait la bise au lieu de simplement me serrer la main, après le tournoi. J’ai envie de croire que ça cache plus qu’un début d'amitié.

Côté échecs, le Pirate a fait respecter sa loi. Son adversaire a été pugnace dans le combat, mais ses moindres imprécisions ont été systématiquement punies. Le match nous a beaucoup plu à tous les deux ; personnellement, j’ai rarement assisté à des parties d’un tel niveau en vrai.

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