Chapitre 19

6 minutes de lecture

Écrit en écoutant notamment : The Dark Horror – Grey Goose

Le réveil n’est pas facile ce vendredi matin. J’ai passé toute ma soirée à jouer aux échecs, jusqu’à deux heures. Plusieurs fois, j’ai posé mon téléphone et essayé de me détendre dans mon lit pour m’endormir, mais au bout de dix minutes à me poser un million de questions, je ne trouvais rien de mieux que de lancer une nouvelle partie en ligne pour me distraire. Accessoirement, ça aura servi d’entraînement pour le tournoi de ce soir à la Confrérie du Blitz. Il ne faudra juste pas s’assoupir sur l'échiquier.

Les ruminations quant à mon « plan » avec Dimitri m’ont aussi empêché de profiter de notre escapade au Mont-Saint-Michel hier matin. Lui ne semblait pas perturbé le moins du monde : égal à lui-même, ni plus songeur, ni plus jovial. Il a dû comprendre mes doutes et attend clairement que je prenne suffisamment de recul pour évaluer la position – ou situation, on n’est pas dans une partie d’échecs.

Côté travail, je commence à étudier comment notre studio pourrait utiliser au mieux les données des clients et vidéospectateurs – oui, dit comme ça, c'est bien plus distingué ! Nous sommes assis sur une mine d'informations, qui ne demandent qu'à être exploitées, moyennant un peu de code. J’imagine déjà comment corréler le contenu des films avec les moments les plus revisionnés, essayer de mieux segmenter notre marché en fonction de différents types d’utilisateurs… Il faudrait aussi pouvoir récupérer des stats depuis certains de nos partenaires de diffusion à l’étranger ; le minet français se vend bien en dehors de nos frontières.

La journée ne devrait pas être trop éreintante ; j’ai prévu de ne pas me cramer le cerveau en vue du tournoi d’échecs de ce soir. Planifier tranquillement les phases de développement à venir sera amplement suffisant. En plus, Raquel est aussi venue au studio aujourd’hui pour passer en revue les centaines – ou même milliers – de photos de notre voyage. On va forcément se taper la discute. Au contraire, quand je code sérieusement, je préfère être dans ma bulle et passer plusieurs heures sans aucune distraction. C’est là que la productivité atteint son paroxysme.

Je prends aussi le temps de me préparer un thé au jasmin. Tant pis si j’ai l’air d’une grand-mère, mais je ne supporte pas le café. Comme prévu, à mon retour, Raquel vient solliciter mon avis pour comparer différents clichés. Je reste étonné qu’elle fasse appel à moi pour cette tâche : autant je sais enchaîner les lignes de code, mon côté artistique laisse lui à désirer. Je me prête bien évidemment au jeu, aussi bien pour me rincer l’œil que pour m’intéresser à la manière dont elle compte tirer de la valeur de ces images à des fins marketing.

Vers dix heures et demie, Daniel déboule dans le bureau, la mine affairée. Il balance un tas de feuilles agrafées sur mon bureau.

  • J’ai une mission importante pour vous deux. Voilà toutes les infos nécessaires par rapport à notre projet de collaboration avec les Tchèques. Le call est à quinze heures ; je vous laisse, j’ai une urgence. Vous assurez le coup ?
  • Mais tu pouvais pas décaler la réunion ? On n'y connaît rien, à ce dossier ! s’écrie Raquel.
  • Déjà reportée deux fois, là ils vont finir par s’impatienter. Vous verrez, il n’y a rien de compliqué, et j’ai déjà produit une bonne première mouture. Ils n’essayeront pas de vous rouler. De toute façon, c’est moi qui signe, in fine. Le bon sens sera votre meilleur allié.
  • Ok… dis-je pas plus convaincu que ma collègue.
  • Cinq heures, c’est plus que nécessaire pour vous préparer. Je vous promets une surprise en échange du sacrifice de votre pause-déjeuner.

Il nous adresse un dernier sourire et claque la porte de la pièce. Par la fenêtre, nous le voyons cavaler le long du quai, téléphone à l’oreille.

Minsk, 10 septembre 2010, 19h

Daniil s’était préparé à l’éventualité, cela fait partie du jeu. La situation actuelle rentre clairement dans les cas d’application du plan Vol du Bourdon. Il implique la mise en place de la logistique nécessaire pour la fuite, en moins de vingt-quatre heures après le signalement. Il n’y plus qu’à espérer que tout se passe bien.

Cela laisse peu de temps pour faire le deuil de sa situation. Le processus est irréversible : la fuite soudaine ne laissera que peu de doutes sur ses activités frauduleuses au sein des services centraux de la police biélorusse. Matériellement, il ne laissera pas grand-chose sur place, seulement son appartement mis à disposition par le régime en tant que fonctionnaire. La majorité de son épargne se trouve sur des comptes de banques en ligne, facilement transférable.

***

Un camion blanc fend la voie rapide vers le poste-frontière de Pogranichnaya, identifié comme un des plus facilement franchissable actuellement. Daniil est prêt, leur couverture est rodée.

Il ne peut s’empêcher de se retourner vers son pays, qu’il est sur le point de quitter. Il laisse surtout ses parents à Minsk, sans être certain de pouvoir les revoir dans un futur proche. Heureusement, pas d’enfants ni de compagne – ou de compagnon, devrait-il dire. De toute manière, en Biélorussie, les droits des LGBT sont inexistants, malgré la dépénalisation de l’homosexualité, qui date de 1994.

La grande arche rouge du poste-frontière et ses nombreuses cabines de douane se rapprochent. Le conducteur qui accompagne Daniil prend l’embranchement vers les voies réservées au fret routier. Plusieurs autres camions sont à l’arrêt, minutieusement contrôlés par les douaniers. Allez, bientôt, tout sera réglé.

Daniil jette un regard à son faux badge d’entreprise : il « travaille » chez le plus gros distillateur de vodka du pays. D’ailleurs, leur remorque en est pleine, de quoi plonger un bataillon complet dans un coma éthylique. Ses valises ont été soigneusement dissimulées dans une soute sous les palettes de boissons. Daniil a été surpris de la méthode choisie : il lui apparaissait plus sûr de traverser en pleine nuit par la forêt, mais il faut faire confiance à son réseau. Il n’est pas le premier, ni le dernier dans cette situation.

Quand leur tour arrive, deux agents en uniforme les interpellent. Le chauffeur du camion coupe le contact et descend de sa cabine, suivi par Daniil. Ce dernier sait que le zèle du douanier est variable, en fonction de son humeur et des ordres. Ils pourraient tout à fait passer en moins de vingt minutes, ou bien être bloqué plusieurs heures si une fouille approfondie est ordonnée.

En tout cas, la procédure commence de manière très classique. On commence par les interroger sur les raisons de leur passage tandis qu’un autre employé ouvre l’arrière de la remorque pour en inspecter le contenu. Depuis la cabine vitrée où ils ont été conduits, Daniil le voit découper l’emballage de plusieurs palettes au cutter. Qu’il s’acharne là-dessus ; ce gros porc ne trouvera que de quoi se soûler.

  • Vos documents, s’il-vous plaît, demande le premier douanier.

Daniil et son collègue sortent carte d’identité, badges ainsi que les documents commerciaux qui concernent la livraison. Les feuilles glissent les unes après les autres sous un regard acéré pendant de longues minutes. Daniil sent son rythme cardiaque bondir à chaque fois que l'agent s'arrête plus de quelques secondes sur une ligne d'un formulaire.

  • Très bien, très bien.

À l’extérieur, un chariot élévateur a déjà extrait quatre palettes et le type chargé de la fouille est allongé à plat ventre dans la remorque, inspectant ses moindres recoins. Une goutte froide glisse dans le dos de Daniil. Attention à ne pas trop porter le regard dans cette direction, ça finirait par paraître suspect.

On finit par leur rendre leurs papiers, avant de les reconduire sur le parking.

  • On laisse passer, ça suffit, dit le douanier en charge de l’interrogatoire.

Il se dirige vers une des palettes éventrées pour se saisir de deux bouteilles en verre poli.

  • Frais de douane, annonce-t-il, avant que ses collègues ne l’imitent en lâchant des rires gras.

***

C’est fait. Ils sont passés en Pologne. Le conducteur doit déposer Daniil sur une aire d’autoroute avant de poursuivre ses activités normales. Il sera récupéré pour poursuivre son voyage jusqu’en France, la base arrière de leur réseau.

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