Chapitre 20

6 minutes de lecture

Écrit en écoutant notamment : Krowdexx – Tinder

Ce n’est pas une blague. Daniel s’est définitivement barré et nous laisse tous les deux en plan. Je m’empare du dossier qu’il a déposé sur mon bureau, d’une épaisseur d’une quinzaine de pages. La tâche ne doit pas être insurmontable. Je sépare le tas en deux et file une moitié à Raquel.

  • T’es sérieux Martial ? C’est pas à nous de faire ça.
  • Je suis sûr qu’on peut y arriver.
  • Grève ! Je me mets en grève !
  • En plus, la com’, c’est ton domaine ! Tu vas parfaitement gérer le truc.
  • N’importe quoi…

Daniel a raison sur ce point, Raquel est caractérielle. Il m’a raconté lors du voyage à Saint-Malo comment elle s’était retrouvée ici, par hasard, après plusieurs années chahutées. Elle avait activement milité sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, au nord de Nantes. Pendant de longs mois, elle avait vécu dans des abris de fortune pour mener la vie dure aux gendarmes, qui menaçaient de les déloger pour permettre le démarrage du projet d’aéroport. Ces derniers y étaient parvenus lors de leur fameuse opération « César », mais la reconstruction n’avait pas tardé dès qu’ils eurent quitté les lieux. Quelques mois plus tard, les forces de l’ordre avaient définitivement abandonné leur siège.

Raquel était encore restée six mois à fêter leur victoire, puis l’ennui a fini par guetter. Autant la confrontation avec les forces de l’ordre et la protection de l’environnement l’avaient grisée, autant elle a dû s’avouer que ces conditions de vie précaires, qui visaient l’autosuffisance, ne lui correspondaient pas. Elle devait faire mieux de sa vie. Après avoir repris des études de communication et avoir eu un premier job dans le domaine, elle a fini par atterrir chez Brittany Twinks, un peu à ma manière, par une chaîne de connaissances. J’avoue que je n’aurais pas pensé tomber sur une fille en arrivant ici, mais finalement, il n’y a pas de raison !

  • Moi, je me mets au travail, reprends-je. Et puis s'ils constatent qu’on n'y capte effectivement rien, ils nous le diront bien assez tôt pendant le meeting.

Au moins, le document est net, divisé en plusieurs chapitres. Je commence par me renseigner sur le studio en particulier : ils n’ont pas l’air plus nombreux que chez nous, ce qui explique que je n’en aie jamais entendu parler. Même type d’acteur, des minets d’une vingtaine d’années, aux traits à mi-chemin entre occidentaux et slaves. J’avais déjà lu que l’industrie pornographique tchèque est en plein essor : ça paye très bien comparé au niveau de vie moyen. Dans ces conditions, pas étonnant que des mecs à l’aise pour s’exhiber choisissent cette voie.

Tout ça, c’était la partie amusante. S’ensuivent les chapitres concernant les scènes prévues, la répartition des frais de tournage, de marketing, des bénéfices ou pertes, ou encore la propriété intellectuelle et les droits d’adaptation. De longs tableaux détaillent tous les postes de dépenses prévus. Ce n’est pas parce que nous travaillons dans le X que les contrats ne sont pas sérieux. Cette masse d’informations risque de déclencher une migraine sous peu.

Heureusement, Daniel m’a laissé une version qui comporte ses réflexions sur chaque section ; a priori, il n’y a qu’à comprendre et suivre ses idées. Certains points sont précédés d’un petit sigle « Attention », concentrons-nous en priorité sur ceux-ci. Une fois ma première lecture terminée, je m’attelle à comparer tout ça avec d’autres exemples de contrats d’association que nous avons en réserve dans nos dossiers. À première vue, nous sommes dans les clous de ce qui se pratique communément.

Raquel passe dans mon dos :

  • Alors le businessman, on est prêt ?
  • Mouais, ça irait plus vite à deux…
  • Moi, j’ai faim ! Je vais te chercher un sandwich si tu veux.
  • Bonne idée, merci.
  • Je t’aide après, promis !

***

Au final, l’aide aura été maigre : c’est moi qui ai tenté de lui expliquer ce que l’ébauche de contrat m’inspirait. Nous nous installons devant l’écran de mon PC et j’ouvre le lien que Daniel a pensé à me transférer.

Ok, je n’étais pas venu pour ça, mais il faut assurer. Et qui sait, j’aurai peut-être une prime si tout se déroule bien.

Un visage apparaît à l’écran une minute après l’horaire convenu. Les traits du type indiquent qu’il est de la même génération que notre boss, mais contrairement à ce dernier, le tchèque possède une chevelure blonde particulièrement fournie ; à coup sûr, il est allé se faire poser des implants capillaires en Turquie.

  • Hello Mister Bartoš ! dis-je en forçant mon accent anglais. Je suis avec Raquel, la responsable communication du studio. J’imagine que Daniel vous a informé qu’il ne pouvait pas être présent aujourd’hui.
  • Tant que nous progressons, je n’y vois aucun inconvénient. Comment allez-vous ?
  • Très bien, disons-nous tous les deux.
  • Excellent. Alors comme vous le savez, la partie « artistique » du projet a déjà été clarifiée, passons directement aux points techniques.

Le gars ne perd pas de temps : il a déjà sorti sa présentation.

  • Donc, par rapport aux frais engagés pour la production, je pense que nous pouvons être d’accord que nous participerons chacun équitablement, évidemment en fonction de notre masse salariale respective.
  • Aucun souci de ce côté, assuré-je en vérifiant les notes de Daniel sur ce point. Les frais relatifs à la distribution des films sont bien indépendants ?
  • Oui. Avant que je passe à la suite, avez-vous aussi réfléchi à la répartition des recettes ?

Je panique quelques secondes en cherchant mes mots. Daniel avait bien mentionné le point, mais je n’arrive plus à me souvenir précisément de quoi il en retourne. Je tourne les feuilles une par une tandis que Raquel s’occupe de meubler le blanc. C’est là que je me rends compte qu’il faut avoir une sacrée répartie et une bonne mémoire pour faire du business et paraître fiable et compétent.

  • Oui… oui bien sûr, nous sommes en train de mettre les chiffres sous les yeux pour ne pas nous tromper, dit-elle.
  • Donc voici ce que nous proposons, dis-je. Nous partageons équitablement un tiers des recettes totales, au même prorata que précédemment. Le reste n’est pas concerné et dépend donc de nos efforts respectifs. Bien entendu, nous nous engageons à investir une somme plancher dans la promotion du projet.

J’ai l’impression que les mots que je prononce me sont étrangers, du moins que je ne les incarne pas. Il n’y a plus qu’à espérer que je n’aie pas dit trop de bêtises – en mésinterprétant les intentions de Daniel – et que M. Bartoš ait l'illusion d'un début de maîtrise du sujet.

Le tchèque passe la main dans ses cheveux beaucoup trop soyeux et hoche la tête.

  • C’est plus ou moins ce que nous avions en tête. Je visais une répartition légèrement plus indépendante, mais vos chiffres me paraissent censés. Revoyons ça un instant… Vous me direz quelle est votre marge de manœuvre.

***

Nous passons finalement près de trois heures à détailler chaque point sujet à interprétation. Ce travail est bien plus fatigant que de taper du code tranquillement devant son écran. Par moments, nous sommes forcés d’avouer notre ignorance, mais je me satisfais de voir que j’arrive à soutenir la conversation.

Vers dix-huit heures, M. Bartoš nous délivre de cet exercice difficile ; j’aurai mérité mon tournoi de tout à l’heure.

  • Vous pouvez compter jusqu’au début de semaine prochaine pour que je vous envoie une version plus rédigée du contrat, dit-il. Vous verrez avec votre boss.
  • D’accord, c’est noté !
  • C’est clair que vous n’aviez pas l’habitude de ces réunions, mais vous vous êtes débrouillés, dit-il en souriant. Bien que ce ne soit pas le contrat du siècle, je voulais boucler le maximum aujourd’hui. En tout cas, toute notre équipe vous attend impatiemment à Prague pour faire connaissance. Vous connaissez notre ville ?
  • Non, pas du tout.
  • Pas non plus, ajoute Raquel.
  • Première chose à votre arrivée, vous goûterez une vraie Pils de chez nous.

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