Chapitre 14

5 minutes de lecture

Écrit en écoutant notamment : Thomas Bergersen – Emerald Princess

Notre train à destination de Saint-Malo doit partir en début d’après-midi, juste après treize heures. Pas de tournage aujourd’hui, ce qui signifie que je suis seul au bureau avec Daniel, ainsi que Raquel, la chargée de com’ du studio. Elle travaille souvent à distance, sauf lors de certains évènements particuliers, ou lorsqu’il faut recevoir des invités en tout genre. Je lui donne vingt-huit ou vingt-neuf ans.

Nous quittons le studio peu avant midi, le temps de nous acheter un sandwich pour la route. Nous devons ensuite rejoindre nos acteurs directement à la gare de Nantes. Normalement, ils sont sept : on va faire exploser le nombre de gays au mètre carré dans la rame !

Comme mes deux acolytes, je suis vêtu du sweat à l’effigie du studio qu’on m’a offert en début de semaine. Le design est encore passe-partout : on retrouve à l’avant un logo stylisé, qui représente une silhouette masculine s’appuyant sur une rose des vents, tandis que le nom « Brittany Twinks Studios » est floqué en grosses lettres sur le haut du dos. Forcément, quelques regards interrogateurs se posent sur nous dans le tram, ce qui m’amuse plus qu’autre chose. Je ne sais pas si la majorité des gens en comprennent réellement la signification, mais de toute manière, il faudra que je m’habitue à ce qu’on me prenne pour un acteur parmi mes autres collègues.

Il n’est vraiment pas difficile de les repérer dans le hall de la gare ; le cliché gay a encore quelques beaux jours devant lui. Dimitri et Kenzo ont l’air en grande discussion, mais m’offrent un grand sourire lorsqu’ils me voient arriver dans leur direction. J’hésite toujours entre leur serrer la main, de manière professionnelle, ou leur faire la bise – c’est en tout cas ce qu’ils font entre eux. Je connais moins les autres, mais ce court voyage devrait y remédier en partie.

***

C’est bon, l’équipe est au complet ! Nous empruntons les souterrains pour rejoindre notre train annoncé à l’instant à la voie numéro dix. Raquel, qui s’est occupée des réservations, a réussi à nous trouver plusieurs places rapprochées autour d’un emplacement en carré. Nous avons le luxe de voyager léger étant donné qu’un cadreur nous rejoindra à Saint-Malo en van avec une grande partie du matériel de tournage dans le coffre. Je l’ai aidé à tout charger ce matin depuis nos locaux.

Je m’installe à la fenêtre, avec Dimitri en diagonale et Kenzo à côté de moi. Daniel a pris une des places à l’écart et a déjà sorti son ordinateur. Je décide de faire de même, car je ne manque certainement pas de boulot ! Je ne sais pas s’il le fait exprès, mais le bras de Kenzo frotte régulièrement le mien sur l’accoudoir situé entre nos deux sièges. J’essaye tant bien que mal de me concentrer sur mon code malgré ce contact – assez agréable – et les nombreux rires de mes voisins.

  • Merde, il n’y a plus de réseau dans cette campagne ! se plaint Kenzo.
  • Ça nous fera pas de mal de lâcher Insta pendant deux ou trois heures… tempère Dimitri.
  • Et comment je vais m’occuper ?
  • Je sais pas… regarde le paysage !
  • Pff… je suis plus un gamin de huit ans.

Il me fait bien marrer avec son impatience.

  • Allez, douze… on peut se faire un petit bac, si tu veux, reprend Dimitri.
  • Oh putain ! Le vieux truc qu’on faisait en cours de français au collège ! Tu rigoles, mais je suis trop chaud.
  • Go alors ! Il nous faut juste du papier…
  • Ça, j’ai, dis-je en sortant un cahier à spirale de mon sac. Et voilà quelques stylos en prime. D’ailleurs, je veux bien jouer avec vous. Daniel ne m’en voudra pas de prendre une heure, je n’avance à rien dans les conditions actuelles.

Nous sommes finalement cinq à jouer. En ces vacances de la Toussaint, ça braille déjà suffisamment dans le wagon, nous ne dérangerons pas plus les autres voyageurs avec notre jeu. Nous nous mettons d’accord sur quelques catégories classiques et en ajoutons certaines plus exotiques, comme un style de musique ou encore une catégorie poissons/oiseaux qui restreint le champ des animaux habituels. Alors que nous avons joué plusieurs tours – et que je mène aisément –, une troupe de gosses d’une dizaine d’années débarque devant nous. Sûrement une compagnie de scouts ou une colonie de vacances.

  • Vous faites un petit bac ? On peut jouer avec vous ?
  • Oui bien sûr ! dit Dimitri.
  • On a des feuilles et des crayons aussi, c’est bon ! dit celui qui semble être le leader du groupe.

Ils courent vers leur siège pour récupérer les affaires nécessaires.

  • Alors je veux pas vous mettre la pression, lance Dimitri, mais c’est la honte si on perd contre des mômes.
  • Le pire, c’est que y a grave moyen, vu comme je suis nul, moi ! renchérit Kenzo.

Je manque de m’étouffer de rire en voyant débarquer derrière la bande un mec à peine plus vieux que moi en tenue de curé. Il me regarde. Je le regarde. Il a compris que j’ai compris. J'ai compris qu'il a compris que j'ai compris. L’attitude et l’apparence de mes collègues ne laissent aucun doute sur leur orientation sexuelle.

Il hésite clairement à intervenir en voyant que les gamins dont il est en charge ont décidé d’aller s’amuser avec des « dépravés » de notre genre. Je décide alors de prendre les devants et vais le saluer d’une poignée de main costaude.

  • Martial, enchanté. C’est vrai, mes collègues ne baignent pas dans la plus pure tradition catholique, mais je vous promets qu’il n’y aura aucun souci.
  • Bien sûr, je n’ai absolument aucun doute sur ce point. J’ai plutôt peur qu’ils racontent ça à leurs parents en rentrant de vacances. Je serais en première ligne.
  • Ah… effectivement, je ne l’avais pas vu comme ça, désolé pour le préjugé. Mais je pense qu’ils retiendront seulement un bon moment passé à trouver des mots, non ? Vous allez aussi jusqu’à Saint-Malo ?
  • Oui ! Nous avons prévu cinq jours de randonnée dans la région. Nous marcherons jusqu’au Mont-Saint-Michel, le point d’orgue de la semaine. Nous assisterons surtout à la Messe de la solennité de Toussaint, cela promet un superbe moment de communion, au milieu d’un cadre splendide ! Et vous donc ? Vous travaillez dans un studio de films… pour adultes ?
  • Exactement, enfin personnellement, je ne suis pas acteur !
  • J’ai tout de suite compris d’après le nom de votre entreprise.
  • Ah bon ?
  • Je suis peut-être bigot, mais un bigot du XXIe siècle ! dit-il pour me taquiner. On est plus ouverts que l’ancienne génération, je vous rassure.

***

Nous sommes accueillis à la gare de Saint-Malo par un concert de cris de mouettes. Pas de doute, la mer est proche ! Je salue le gars, avec qui j’ai finalement échangé pendant une partie du voyage, et récupère mon sac à dos.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire lampertcity ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0