Chapitre 1 (2/2)

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Une fois à table et la prière pour le Dieu-Dragon de la végétation faite, je n’avais pas encore touché à mon mijoté de légume que je pouvais déjà voir le résultat sur les visages qui m’entouraient. Je m’efforçais tant bien que mal de ne pas sourire à la vue de leurs mines surprises et quelques peu embarrassés. Je pris une cuillère de bouillon et celle-ci me fit réaliser que mon seuil de tolérance aux épices était assez élevé, ce qui semblait n’être que mon cas autour de la table. Ma sœur toussota à côté de moi, les joues rouges. Ma sœur, son mari et Ian semblaient se forcer à manger. C’était assez vil de ma part me rendis-je compte en voyant le résultat se prolonger dans le temps mais je voulais qu’ils se rappellent de ce jour, j’avais peur de disparaître de leur mémoire et c’était la seule solution que j’avais trouvée. J’avais eu quand même la décence de préparer un bol à part pour les enfants qui purent manger quelque chose de moins fort. Comme personne n’osait prononcer un mot, je me lançai.

- Alors ? Vous aimez ? demandai-je innocemment.

- On peut dire que ce plat te ressemble. Il a du caractère, me déclara mon beau-frère.

- Merci beaucoup. Et toi Ian ?

- C’est…c’est très bon.

Pourtant, son visage montrait le contraire. Il n’osait même pas me dire ce qu’il pensait réellement. Avait-il peur de comment je pourrais le prendre ? Je me dis alors que si j’avais dû me marier avec lui, ma vie n’aurait pas été si difficile que cela mais le coup des enfants me rebutait toujours autant. Surtout qu’en plus de cette loi, la condamnation pour ne pas l’avoir respecté était horrible. Assez proche du clan, se trouvait une grotte descendant profondément dans les entrailles de la terre et ceux étant entrés dans celle-ci pour seulement quelques heures mouraient dans les cent jours suivant leur retour. Les couples n’ayant pas eu deux enfants avant leurs vingt ans étaient envoyés là-bas puis mit en quarantaine jusqu’à ce qu’ils meurent et que leurs corps soient brûlés par le feu, dit purificateur, et associé aux Dieux-Dragons. D’après la tradition, ce serait le seul moyen pour que leurs âmes pécheresses aient une chance d’entrer dans le cercle brumeux. Je ne voulais ni mourir ainsi, ni renoncer à ma liberté. De plus, je ne pouvais définitivement pas emporter Ian avec moi dans la tombe, il ne méritait pas cela mais enfanter pour lui sauver la vie alors que je risquerais la mienne à chaque accouchement, non, c’était trop cher payer.

Le repas se déroula en silence. J’entendis le cliquetis des couverts contre les bols et les voix aiguës des enfants à l’étage en train de jouer et de se chamailler après qu’ils aient fini de manger avant nous. Puis nous dîmes bonne nuit à Ian qui repartit chez lui alors que le jour s’était déjà couché et que la lumière émanant de nos deux lunes baignait maintenant le village de sa faible clarté.

Ma sœur devait se douter que l’assaisonnement de mon plat était voulu car, après avoir demandé à son mari d’aller coucher les enfants -mari qui accepta en ronchonnant- elle se tourna vers moi.

- Tu t’es vraiment surpassé ce soir.

- Que veux-tu ? Je voulais marquer le coup, dis-je en levant les paumes vers le ciel.

- Je ne vais rien dire pour ce soir car je sais que la situation est spéciale mais à l’avenir, essaye de te calmer. Si tu continues à agir avec autant de fougue et à rêver de liberté, tu ne trouveras jamais le bonheur avec Ian. C’est juste un conseil mais tu devrais écouter ta grande sœur, je veux juste te voir heureuse.

- Je sais. Merci Ivona.

- Bonne nuit.

- Bonne nuit. Je t’aime.

Je voulais au moins le dire une dernière fois avant de partir. Pour qu’elle le sache, qu’elle s’en souvienne. Je pris alors ma sœur dans mes bras et elle me rendit mon étreinte. C’était sûrement la dernière fois que je la voyais. Je me faisais plus sentimental qu’à mon habitude mais c’était plus fort que moi. En ce moment, alors que son vingt et unième anniversaire approchait à grands pas, que ses jours étaient comptés, je ne pouvais pas m’empêcher de me dire que je ne serais sûrement pas là pour lui dire adieu. Elle pensait que demain, elle me réveillerait dans mon lit, que je lui sourirais encore comme à mon habitude. Elle pensait me voir dans la robe de marier que ma mère avait porté. Robe qu’elle avait elle-même portée pour son mariage. Elle était comme ma mère. À ce moment, je me rendis réellement compte que ne plus la voir allait être dure. On avait beau se disputer souvent, je savais qu’elle ne voulait que mon bien et je lui souhaitais aussi tout le meilleur pour le reste de sa vie. Rester ici m’était juste trop difficile.

- Plus fâché contre moi ?

- Non.

- Tant mieux. Aller. Va dormir. Demain est un grand jour.

Je montai donc dans ma chambre et fermai la porte derrière moi. Je parcourus la pièce des yeux. C’était la dernière fois que je la voyais, je ne voulais pas l’oublier. Je sortis les rations que j’avais cachées sous mon lit. Des aliments secs et fumés pour qu’ils restent mangeable le plus longtemps possible et j’attendis. Quand j’entendis ma sœur monter dans sa chambre et fermer la porte, je sentis une boule se former dans mon estomac. Le trac commençait à pointer le bout de son nez. J’attendis encore un moment, jusqu’à ce que les rues que je voyais par ma fenêtre soient vides et que les lumières à travers les rideaux soient éteintes, tout en m’assurant par la même occasion que tout le monde dormais à la maison. Puis je me faufilai hors de ma chambre, puis hors de la bâtisse, là où je pus enfin mettre mes sandales sans craindre de faire trop de bruit. Je caressai ensuite le bois de la porte d’entrée une dernière fois, tâchant d’ancrer dans ma mémoire ce souvenir. Je m’élançai alors dans la nuit. Celle-ci m’entoura complètement. Je longeai les murs des habitations sans bruit, et j’arrivai assez rapidement à l’entrée du village. Le poste de garde par lequel j’avais décidé de passer était illuminé par une lampe à huile posée sur le rebord d’une fenêtre et la personne censée surveiller l’endroit était en train de dormir sur une chaise à côté de celle-ci, sa tête reposant sur l’encadrement d’une porte resté grande ouverte. La saison des pluies avait commencé depuis quatre semaines, les températures nocturnes étaient encore fraîches mais rien comparées au froid glacial de la saison morte. J’avais eu de la chance de naître à ce moment de l’année même si partir durant la saison chaude aurait été encore plus idéal. J’avais mis un long manteau beige avant de partir, en prévention du froid, et la tenue du garde devait lui tenir assez chaud pour que sa sieste ne soit pas perturbée par cette fraîcheur. Il n’y avait tellement aucun danger ici que les gardes pouvaient s’endormir en fonction sans éveiller le moindre soupçon de la famille régente. Je passai alors devant le jeune homme qui devait avoir mon âge et je courus une fois le poste dépassé d’une bonne vingtaine de mètres. Je courus le plus rapidement possible sans faire trop de bruit, je vis les champs s’étendre dans ma vision périphérique puis disparaître tandis que j’entrai enfin dans la forêt.

J’étais enfin libre.

Plus aucune entrave pour me retenir.

J’avais tout un monde à découvrir.

Je continuais de courir. Aussi loin que mes jambes puissent me porter. Je ne voulais pas leur laisser une opportunité de me retrouver même s’il y avait peu de chances qu’ils partent à ma recherche. J’entendis soudain des grognements dans la nuit et me stoppai nette dans ma course. Serait-ce une bête sauvage ? Je me rendis brutalement compte que je n’avais aucun moyen de me défendre si j’étais attaqué. Je ne savais pas me battre et le pauvre petit couteau de cuisine que j’avais pris à la va-vite avant de partir ne me serait que peu utile si une créature venait à m’attaquer. Que pouvais-je bien faire ? J’entendais mon cœur battre plus vite dans ma poitrine. Je ne pouvais pas mourir ici, pas comme cela. Il fallait que je trouve une solution. Et vite. Je vis une bande de lumière rouge au loin scintiller avec plus ou moins d’intensité. Elle bougeait. Ce n’était pas normal. Je n’avais jamais entendu parler de lumières mouvantes. Les grognements se firent plus proches. Je tendis l’oreille pour percevoir d’où venait le bruit. Mon sang battait dans mes tempes. Plusieurs autres lumières rouges menaçantes s’allumèrent alors dans la nuit, toujours plus proche. En me retournant, je vis que les lumières m’encerclaient. Je ne pouvais donc pas m’enfuir en courant. Mon seul espoir, arrivé à grimper dans cet arbre duquel je m’étais inconsciemment rapproché. Enfin, si j’y arrivais, la panique rendait mes mouvements peu précis et ni la nuit ni la précipitation ne m’aiderait à trouver des prises stables pour pouvoir grimper. Puis j’entendis des branches craquées derrière moi alors que j’étais face au tronc. Puis un grognement. Je ravalais ma salive. Je n’étais plus seule.

Je me retournai lentement, sans mouvement brusque qui pourrait les pousser à attaquer. Et ainsi, je les vis. Montrant leurs crocs blancs acérés. Leurs yeux totalement noirs à iris blanc braqués sur moi, leurs petites oreilles triangulaires rabattues en arrière. Leurs peaux noires et lisses luisaient maintenant sous la clarté des lunes. Ils possédaient aussi une crête courant sur tous leur dos et leur queue, s’arrêtant à la base de leur tête, source de cette lumière rouge et faisant des vagues dans la nuit. Ils devaient bien mesurer au moins un mètre de hauteur et leurs quatre pattes aux muscles tendus étaient prêtes à me sauter dessus. Je n’osais pas bouger. J’avais trop peur pour faire quoi que ce soit, surtout devant cette dizaine de bête féroce. L’instant me parut durer une éternité. Qu’attendaient-ils ? Une des créatures fit un pas dans ma direction, je m’écrasais contre l’écorce autant que je le pouvais. Elle renifla l’air autour de moi, m’observa avec agressivité, grogna puis bondit dans les fourrés sur ma droite. Je sursautai instinctivement. Les autres le suivirent et rapidement, je fus à nouveau seule. Mes jambes lâchèrent et je m’écroulais au sol, le cœur battant. J’avais survécu. J’avais réellement survécu.

Je restais ainsi pendant un moment, le temps de me calmer un peu. Puis me relevais et réfléchissais. Devais-je monter à cet arbre et dormir pour reprendre mon périple demain et ainsi éviter les dangers de la nuit au risque que quelqu’un du village me rattrape ou bien devais-je continuer à m’éloigner encore plus pour être sûr que personne du village ne puisse me rattraper et m’éloigner de ces créatures en même temps au risque de rencontrer encore plus de dangers ? Aucun choix n’était idéal et comme les bêtes ne m’avaient finalement pas attaqué, je décidai de continuer à avancer mais en marchant cette fois, pour pouvoir être plus alerte des possibles prédateur tapis dans les ténèbres.

Le jour qui suivit, je me sentis mal, je me demandais sans cesse comment tout le monde avait réagi à ma disparition. Avaient-ils pleuré ? S’étaient-ils énervés ? Rien qu’imaginer leurs réactions me nouait le ventre et me faisait perdre tout appétit. Je m’en voulais un peu pour les difficultés que j’allais leur causer.

Moralement, les jours qui suivirent furent un peu meilleurs. Je marchais la journée et quand la lumière décroissait à l’horizon, je grimpais dans un grand arbre, essayais de dormir une heure ou deux et repartais à l’aube le lendemain matin. La fatigue s’accumulait mais je ne pouvais pas lâcher, une fois la forêt passé, je pourrais me reposer, peut-être croiser des gens qui pourraient m’aider. Le seul problème était que je ne savais pas combien de chemin il me restait avant de la quitter. Mes jambes devenaient de plus en plus lourdes au fur et à mesure des jours et les vivres diminuaient elles aussi. Il fallait que je sorte d’ici.

Le crépuscule annonçait la fin d’une énième journée. J’avais du mal à garder les yeux ouverts. Je me sentais mal, je me sentais faible. Il fallait trouver un nouvel arbre où passer la nuit. Alors que j’inspectais les alentours, j’entendis le craquement distinctif de branchage se faisant écraser. Vivement, je me retournai, essayant de trouver la source du bruit. Je ne vis rien mais ce fut à ce moment que ma vision se troubla. Je me mis à chanceler puis, alors que j’essayais de m’appuyer sur l’arbre le plus proche, le monde devint noir.

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