Nouvelle mission

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13e jour d'automne 914.

Ma formation est terminée !

A l’aube de mes seize ans, mes instructeurs ont validé mes dernières épreuves. Après de longs et durs mois d‘entraînement, j’ai été appelée dans la tente de commandement pour recevoir ma première assignation en tant que mercenaire des Ailes Noires à part entière.

On peut accuser les Ailes Noires de beaucoup de travers, mais nos recrues sont longuement entraînées et préparées, ce que peu de mercenaires ou de soldats de métier peuvent espérer. Non que je prétende que ce soit agréable : le simple souvenir de ces dix derniers mois me donne de tels frissons que je n’ose en consigner les détails.

Après m’avoir délesté de mes armes, une sentinelle vigilante me fit entrer dans la grande tente de commandement. Elseph Dureciel, plus souvent appelée « la Dame », capitaine des ailes noires, était penchée sur une immense carte du continent. Alerte, elle se redressa et riva sur moi son regard perçant, m’examinant lentement de la tête aux pieds.

Pour une mercenaire, elle n’était pas très grande, atteignant tout juste un mètre soixante, à peu près comme moi. Elle était menue et élancée, son visage aux traits fins reflétant son aristocratie passée. Mais il était impossible de se tromper : elle était au moins aussi dangereuse que belle. Elle exaltait une présence froide et tranchante. Ses vêtements, noirs et fonctionnels, étaient le contrepoint parfait pour son regard de glace. Ses gestes d’une précision féline et la qualité de la lame passée à sa ceinture témoignaient d’une combattante au fait de son art.

On racontait qu’elle avait fondé les ailes noires contre l’avis de sa famille, faisant fi de toute bienséance. Son père, dans une colère froide, avait levé une petite armée pour la contraindre à reprendre la place qu’il lui avait choisie. Seul un homme était revenu au manoir familial, une flèche noire fichée en plein coeur. Le message était passé et la réputation des ailes fut fondée. Elle ne tarda pas à se répandre plus vite qu’une traînée de poudre.

Je ne pensais pas rencontrer la Dame en personne. Qui d’autre aurais-je pu rencontrer dans la tente de commandement principale ? Bonne question. J’aurais peut-être pu prévoir cette entrevue... mais imaginer que la Dame en personne voudrait me rencontrer, moi, une novice ?

Pas un mot n’avait été échangé depuis mon entrée. Gênée, et moyennement rassurée, je mourrais d’envie de prendre la parole. J’avais mille questions à poser. Mais le protocole m’interdisait de prendre la parole la première.

Finalement, l’inspection prit fin. L'aigle des ailes noires devait être satisfaite au vu du mince sourire qui filtra brièvement sur ses lèvres.

  • Sois la bienvenue Dague. J’ai entendu beaucoup de bien de tes performances à l'entraînement.
    Ne prend pas cet air surpris, je sais que tes mentors de t’en ont jamais rien dit. Comment pourriez-vous vous entraîner correctement s’ils ne faisaient que compter vos louanges ?

Je retint de justesse une remarque désobligeante, attirant un autre sourire fugace sur les lèvres de la Dame.

  • Bien. Passons aux choses sérieuses. Je t’ai fait venir pour une mission un peu spéciale, mais particulièrement importante.

Des mots qui n’auguraient rien de bon. Mais elle ne me laissa pas le temps de réagir.

  • Nous avons reçu des rapports sur le domaine des Moravels, Château-Suif, qui a visiblement été envahi.

Ce faisant, elle désigna d'un geste élégant un fanion posé au nord de la carte.

  • Les informations sont parcellaires, mais l’incident semble dû à un petit groupe de vampires.

Un frisson glacial me traversa le dos. Les vampires étaient des créatures qu’aucun mercenaire ne voulait combattre. Bien qu’ils ne soient pas aussi puissants et invincibles que ne le racontaient les légendes, ils n’en restaient pas moins mortellement dangereux.

  • La famille des Moravels nous a demandé de reprendre le château. Mais le plus intéressant, c’est qu’ils sont prêts à nous céder ce domaine en guise de récompense si vous réglons le problème rapidement et libérons les éventuels survivants.

La surprise dut se peindre sur mon visage.

  • J’en reste tout autant abasourdie que toi. Il est probable qu’ils ne nous disent pas tout. Je ne vois pas ce que peuvent bien chercher les suceurs de sang là-bas.
    Mais il est hors de question de refuser. Ce domaine serait une base parfaite pour nous.

Son ton et son regard se durcirent.

  • Tu assisteras Silence, ici présent et ton commandant à partir de maintenant. Avant d'envoyer des troupes, il nous faut des informations. Faites une reconnaissance avancée. Si possible, trouvez ce que veulent ces vampires. Puis appelez la cavalerie. Vous partez immédiatement.

C’est n’est que lorsqu’elle le désigna d’un léger mouvement de tête que je remarquai un homme, assis sur un tabouret dans l'ombre, qui me salua d’un léger signe de tête.

La surprise fut telle que je ne songeai même pas à protester devant l’absurdité de la mission : deux hommes, dont une novice, face à un groupe de vampires ? Je fus même incapable de rendre son salut à mon nouveau supérieur, incapable de toute autre action que de cligner des yeux.

Ce n'est qu'en sortant de la tente que mon cerveau fit le lien. Premièrement, l'homme était le capitaine que j'avais croisé à Carteneau. Et son nom était Silence. Le Silence qui était presque une légende dans le campement. On racontait que la seule mention de son nom faisait trembler ceux qui avaient eu la malchance de croiser sa route.

Mais avant que je ne puisse faire le tri devant ce déluge d’émotions et d’informations, nous étions en route et je n’avais pas même ouvert la bouche de toute l’entrevue.

* * * * *

Lorsqu’une nouvelle recrue est acceptée parmi les Ailes Noires, elle démarre une nouvelle vie et son passé est effacé. C’est une règle tacite : il est interdit de parler du passé des ailes. En général, la recrue abandonne son ancien nom et un sobriquet lui est donné par ses partenaires. Mais il y a quelques exceptions.

Celui de Silence semblait bien choisi en tout cas. Il n’avait pas dit un mot durant l’entrevue et avait ensuite évité toute conversation, se contentant de me donner rendez-vous dans une petite clairière, à l’extérieur du camp.

  • Sois prête à l'aube, avait-il ordonné. Prend des rations pour une semaine et des armes en argent.

À la question « À quoi dois-je me préparer ? » je n’avais eu qu’une réponse laconique : « À tout. », accompagnée d’un sourire discret.

Bien sûr, les armes en argents abondent à tous les coins de rue... Pourtant, l’intendant avait à peine froncé les sourcils lorsque je lui avait remis la demande de réquisition. Puis il m’avait fourni une épée, une demi-douzaine de dagues argentées et les runes de rappel nécessaires pour le transfert de nos soldats.

J’attendais donc à l’endroit indiqué, tâchant de ne pas trembler et ressassant notre brève conversation avec la Dame. Mais il ne s’agissait pas vraiment d’une conversation à vrai dire : encore aurait fallu que je réponde pour cela.

  • Ne t’inquiète pas. La première fois, elle fait toujours cet effet.

La tirade me fit bondir sur mes pieds. Comment diable avait-il pu arriver dans mon dos aussi discrètement ?

Les prunelles de l’homme pétillaient d’amusement. Il pouvait se targuer d’avoir surpris la plus alerte des recrues au demeurant.

Contrairement à la plupart des mercenaires qui préféraient mélanger plusieurs nuances le brun pour passer inaperçu, il était totalement vêtu de noir profond. Tout comme la Dame, il émettait une impression de froideur et de danger maîtrisé. En dehors de ses yeux, rien ne trahissait son amusement.

Je me rendis alors compte que je le détaillais ainsi depuis quelques instants déjà et détourna la tête embarrassée. Mes joues s’étaient sûrement colorées de rouge, mais il fit mine de ne rien remarquer.

  • Prête ?
  • Oui Monsieur, répondis-je en baissant les yeux.

Il passa deux de ses doigts sous mon menton et me releva la tête doucement, mais fermement, me forçant à le regarder dans les yeux.

  • Dague, je ne cherche pas une page flatteuse et écervelée, mais une mercenaire efficace et capable de penser par elle-même. Je me fiche des marques d’autorité ou de déférence.
    Si tu as une question ou une suggestion, parle. Je ne t’en tiendrait jamais rigueur. Mais ne te rabaisse plus de la sorte.

Il avait déclaré sa tirade sur un ton si doux et si éloigné de tout ce que j’imaginais de lui que je me demandais un instant si je n’avais pas rêvée. Mais non, j’étais bel et bien réveillée.

Bien que froid et distant, peut-être que faire équipe avec lui ne serait pas une si mauvaise chose finalement ? Mais pour l’instant il restait une énigme complète. Bien sûr, il était au centre de nombre de rumeurs, mais quelle part de vérité pouvait-on leur accorder ?

  • Oh, et appelle moi Silence, comme tout le monde, ajouta-t-il distraitement.

Me laissant perdue dans mes pensées et se dirigea au centre la clairière.

Je me demandais depuis un certain temps maintenant comment nous allions voyager jusqu’à Château-Suif, distant d’au moins une semaine à cheval, alors que nous n’avions aucune monture. Contrairement à Carteneau, nous n'avions aucun homme sur place capable de baliser le terrain pour un transfert. Ce type de sortilège nécessitait un ancrage fixe et très précis des deux côtés.

La réponse me prit complètement au dépourvu.

Arrivé à quelques pas du centre, l’homme s’arrêta quelques instants et se concentra, invoquant une magie puissante que je reconnus sans peine : un portail. Une fois terminé, un portail ressemblait à une grande déchirure dans l’espace, reliant deux positions plus ou moins éloignées et permettant théoriquement le transfert instantané d’homme et d’équipement.

Mais les portails étaient rarement utilisés pour voyager. Complexes à générer, ils étaient particulièrement instables. Les hommes refusaient généralement de s’en approcher, l’histoire témoignant de nombreux échecs mortels. Leur seule véritable utilisation était le transport de petites marchandises. Par ailleurs, je n’avais jamais entendu parler d’un mage capable de stabiliser un portail tout en le traversant, ce que Silence devrait bien faire à un moment ou un autre, non ?

Cette révélation expliquait pourquoi la Dame n’envoyait pas plus d’hommes : il était d’autant plus compliqué pour un mage de maintenir un portail ouvert si de nombreuses personnes le traversaient.

Je devais néanmoins reconnaître que le portail qui apparut bientôt était parfaitement stable et maîtrisé, bien loin de la surface floue et fluctuante décrite dans les histoires sordides et dans les mises en gardes des grimoires.

Ravalant ma peur, je m’avançai lentement vers la structure magique. Silence, qui devait pourtant fournir une concentration considérable pour maintenir la structure, ne tenta pas d’accélérer la manoeuvre, me laissant rassembler mon courage à deux mains avant de traverser, tout en essayant de ne pas penser à ce qui arriverait en cas d’incident. Il fallait le lui reconnaître tact et patience.

* * * * *

Le voyage fut instantané et, en dehors d’un instant de désorientation, relativement agréable. Une semaine de chevauchée réduite à quelques minutes d’incantation ? Je pourrais sans doute m’y habituer.

Le portail débouchait en pleine forêt, au centre d’une petite arche de pierre en ruine. Au sol, des dalles de marbre fissurée et envahie par les herbes témoignaient d’un passé plus glorieux, mais fort lointain. Au alentours, les troncs de chênes et de noyers dressaient un rideau impénétrable.

Le mage a besoin d’un point de repère distinctif pour ancrer la sortie du portail, me rappelais-je tout en essayant d’imaginer à quoi avait bien pu servir cet endroit dans un passé lointain. Peut-être un lieu de culte ? Le petit autel s’y prêtait assurément, mais pourquoi en pleine forêt ? Ou alors cet endroit était si vieux que la forêt n’existait pas encore lorsqu’il était utilisé...

La surface du portail se rida à peine lorsque Silence traversa. J’en fus particulièrement impressionnée. A ma connaissance, aucun mage ne détenait une maîtrise suffisante pour traverser son propre portail sans que ce dernier ne se délite. Mais lui… on aurait cru qu’il le faisait tous les matins en guise d’exercice. Sa confiance transparaissait dans ses mouvements souples et son attitude désinvolte. Si cet exploit était si facile pour lui, de quoi était-il réellement capable ?

Tandis que je l’observais refermer le portail proprement, et non en le laissant s’effondrer comme nombre de ses pairs, je révisais mon jugement sur l’impossibilité de la mission. Mais je ne comprenais toujours pas pourquoi j’avais été choisie. Je voyais mal en quoi je pouvais être plus qu’une gêne pour lui et je me sentais dépassée par la situation.

Nous prîmes immédiatement la route en direction du Nord. Il restait quelques bornes à parcourir.

Mille questions se bousculaient dans ma tête, mais je ne savais pas vraiment comment les poser sans paraître effrontée ou même si je ne risquais pas de le blesser. Finalement, après un long et pesant silence, ce fut lui qui engagea la conversation.

  • Je suppose que tu as entendu nombre d’histoires sur moi.

Le ton était parfaitement neutre, mais la question était tout sauf innocente. Il me forçait à poser les questions qui me gênaient d’entrée de jeu et sans filet.

  • On entend beaucoup de choses sur vous. Beaucoup de ces rumeurs sont à dormir debout. Mais toutes s’accordent sur votre efficacité.

Contre toute attente, il éclata de rire.

  • Mon « efficacité ». Belle tournure sachant que ces histoires me dépeignent généralement comme un démon sanguinaire et sans pitié. Mais ce n’est pas ce qui te préoccupe, j’en suis sûr.

Cette fois, j’étais dos au mur, impossible de reculer. Je pris une longue inspiration, puis posa la question qui me brûlait les lèvre d’une traite, de peur de perdre courage en cours de route.

  • On raconte que tous vos équipiers ont été tués lors de leur première mission.

Son regard redevint immédiatement sérieux, peut-être même était-ce une pointe de tristesse que je distinguais au fond de ses yeux lorsqu’il croisa mon regard.

  • C’est vrai, même si je n’ai eu que deux équipiers avant toi. La vérité, c’est que les missions les plus dures me reviennent presque systématiquement, et que je ne pourrai pas les mener à bien tout en veillant sur toi continuellement.
    En général, j’opère en solitaire ou en support... mais la Dame a tenu à ce que tu m’aides aujourd’hui.
  • Mais pourquoi ? Je suis une novice. Je n’ai jamais été au combat. Alors pourquoi me confier une mission aussi délicate ? Ce n’est pas que j’ai peur de ce qui va arriver… mais je ne peux être qu’une gêne ici.

Intérieurement, j’étais surtout complètement terrifiée.

Il s’arrêta, mais ne répondit pas immédiatement, formulant sa réponse avec soin.

  • Dague, je ne connais pas les intentions de la Dame, à vrai dire, personne ne les connaît. Mais je suis sûr qu’elle ne t’a pas choisie par hasard.
    Je ne sais pas ce qui va se passer. Mais je ne te demande pas d’être plus que ce que tu es : une novice sans repère et effrayée, mais aussi une novice courageuse et dont les instructeurs étaient très fiers, même s’ils ne te l’ont jamais montré.

Ce faisant, il essuya d’un doigt précis une larme qui coulait sur ma joue. En cet instant, il était bien loin du portrait monstrueux brossé par les rumeurs ou de l’homme froid et distant qu’il paraissait au premier abord. Mais il se détourna rapidement.

Bien qu’elles ne soient pas spécialement rassurantes, ses paroles me firent chaud au coeur. D’abord parce qu’il me comprenait et ne me demandait pas l’impossible, mais surtout en me rappelant que je pouvais être fière de ce que j’étais déjà. Et puis, il avouait aussi ne pas tout savoir, voir même d’avoir ses propres doutes. Finalement, il restait humain et, un jour, peut-être que je lui ressemblerai... à condition de survivre jusque là.

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