La colline de Carteneau

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10e jour d'automne 914.

Au loin, l'armée approchait d'un pas lourd, encerclant lentement la colline, ses mines d'opales et la cité fortifiée. L'atmosphère était lourde et tendue, le calme avant la tempête.

Après trois jours de palabres et de jérémiades, le duc de Carteneau ne s'était toujours pas décidé à accepter notre proposition. Même l'arrivée des troupes de son rival n'avait pas suffit à faire fléchir son avarice légendaire.

D'un point de vue logique, il n'avait pourtant guère le choix : négocier la paix avec son voisin belliqueux, au prix d'une part non négligeable des revenus de ses fameuses mines, ou accepter notre contrat de mercenaires professionnels. La petite garde du fortin ne ferait jamais le poids face à une armée de plusieurs centaines d'hommes expérimentés. Ils seraient balayés en quelques heures et les civils aboutiraient rapidement dans les mines en tant qu'esclaves, pour les plus chanceux.

Pendant qu'il délibérait en privé avec ses conseillers une fois de plus, j'étais montée sur les remparts pour prendre l'air. En tant qu'émissaire des ailes noires, j'étais resté de marbre durant ces trois longues journées. Ce qui n'est pas un mince exploit. Mais ce nobliau bourru et irrespectueux avait raboté ma patience jusqu'au point de non-retour. Il était urgent que je me change les idées.

La place-forte du duc était bâtie sur une colline qui dominait les alentours et protégeait de riches gisements d'opales très pures qui faisaient la fortune de la petite cité.

Au sud et à l'est, des centaines de fantassins, d'archers et de cavaliers se préparaient au combat. Au nord et à l'ouest, des falaises vertigineuses se jetaient dans l'océan et protégeaient les flancs du fortin. Aujourd'hui, ces falaises ressemblaient plus aux murs d'une prison pour ceux qui étaient à l'intérieur.

Les troupes ne me faisaient pas tellement peur. En tant qu'émissaire et membre de la plus redoutée des compagnies de mercenaires, je ne risquais pas grand chose. En fait, je me réjouissais presque de l'approche inéluctable du combat qui terminerait enfin cette mission ennuyeuse et me permettrait enfin de rentrer au camp de base.

Un des conseillers, complètement essoufflé, s'arrêta derrière moi et m'interpela tout en essayant vainement de reprendre sa respiration. Il n'était plus tout jeune.

  • Emissaire ! Le... le Duc veut vous voir... de toute urgence.
  • Ah ? Aurait-il finalement retrouvé la raison...

J'ai peur d'avoir laissé échapper cette pensée à voix haute...

Sans attendre le vieil homme, je me précipitai vers l'escalier le plus proche. Il était presque trop tard. Si le Duc s'était effectivement décidé à nous engager, il ne restait que quelques minutes pour agir avant que l'ennemi n'atteigne les remparts.

J'atteins la chambre du conseil en un temps record, et sans perdre mon souffle. Pour une fois, "sa seigneurie" ne prit pas la peine de débiter les formalités qu'il semblait tant apprécier.

  • Dame Dague, nous avons pris une décision.

Cette marque de civilité sonnait terriblement mal. Et jusqu'au début de cette mission, personne ne m'avait jamais donné du "Dame". Mais le Duc continuait à m'appeler ainsi, tout en grimaçant comiquement à chaque fois.

  • Malgré un tarif exorbitant que je qualifierais tout simplement de "vol éhonté", nous sommes prêts à vous engager pour défendre notre magnifique cité... si toutefois vous en êtes capables.

Tout en débitant ses propos désobligeants, il me tendis dédaigneusement une copie de la dernière version du contrat par dessus son ventre replet. Je la parcourus du regard en quelques secondes. Elle était dûment signée.

  • Bien. Je transmets votre réponse. J'espère que votre décision n'arrive pas trop tard.

Ce faisant, j'introduisis le document dans un tube de transmission. Quelques secondes plus tard, le contrat disparut dans un "pouf" étouffé. Puis je pris congé en esquissant tout juste une formule de politesse.

Les autres conseillers pensaient visiblement qu'il était déjà trop tard. Il est vrai qu'aucun mercenaire ne pourrait traverser l'armée et se frayer un chemin jusqu'à la cité à temps pour la défendre.

De nouveau, je battis tous les record de vitesse pour retourner sur le mur le plus proche. Je n'avais encore jamais assisté de mes yeux à un déploiement.

Un éclaireur était déjà là, une centaine de mètres devant les remparts, presque à portée d'arc des fantassins adverses. Il avait fait vite.

Le poste est généralement confié aux nouvelles recrues. Le but est de s'assurer que les informations sur l'ennemi sont fiables, en particulier sur leur nombre, avant de déployer toutes nos forces. Tout éclaireur est en liaison directe avec le capitaine. Évidemment, en cas d'erreur, l'espérance de vie est plutôt réduite.

D'ailleurs, le capitaine ennemi l'aperçut lui aussi. Aussitôt, les premières lignes s'élancèrent à pleine vitesse, courant sur le sol inégal.

L'éclaireur semblait très jeune. Peut-être était-ce aussi sa première mission. En tout cas, il resta de marbre face à l'armée qui le chargeait. Il ne lui fallu que quelques secondes pour jauger la situation et valider le déploiement.

Soudain, plusieurs éclairs aveuglants zèbrèrent l'espace. Ils touchèrent le sol à gauche et à droite de l'éclaireur. L'instant suivant, chacun laissa la place à guerrier noir en armure souple qui se surimprimait un temps au flash lumineux.

D'autres éclairs apparurent, de plus en plus nombreux, de plus en plus rapides. Je dus détourner le regard plusieurs secondes. Le vacarme était assourdissant. Dix unités, environ cinq cents hommes, furent débarqués en quelques instants. Ils formaient une ligne parfaite de part et d'autre de l'éclaireur, protégeant le fortin.

Un autre éclair, de fierté celui-là, me toucha le coeur. Seules les Ailes Noires ont l'organisation et la puissance nécessaires pour déployer ainsi leurs forces sur un champ de bataille. C'est notre principal atout et nous n'hésitons pas à en abuser.

Les soldats répartis sur la muraille comprenaient enfin ce qui se passait. Ils lancèrent des cris de joie. Pour autant, l'armée ennemie approchait toujours à toute vitesse et le rapport de force n'était pas en notre faveur : deux contre un. Il était temps d'inverser la tendance.

Cinq cent arcs se tendirent et décochèrent à l'unisson. Une pluie de flèches s'abattit sur les fantassins. Heureusement pour eux, les mages ennemis purent en détourner la majeure partie. Les projectiles se fracassèrent contre des boucliers d'origine magique.

La tension appliquée eut néanmoins raison de plusieurs d'entre eux qui s'effondrèrent. Les flèches s'enfoncèrent profondément dans la chair des troupes situées en dessous. L'herbe commeça à se teindre de rouge.

Moins de dix secondes plus tard, c'est une dizaine d'énormes boules de feu et de magma qui s'écrasèrent contre les protections déjà mises à mal.

Cette fois, les boucliers se brisèrent instantanément. Tous sans exception. Les projectiles éclatèrent tout le long de la ligne, juste devant les premiers hommes. Ces derniers furent brutalement projetés en arrière, entièrement brûlés à plusieurs degrés. Leurs cris de douleur ne durèrent pas longtemps.

L'avancée de l'armée fut brisée net.

Dans le même temps, les archers ennemis tentèrent eux aussi d'engager le combat. Mais leurs centaines de flèches rencontrèrent nos propres écrans sans causer le moins dommage. Ils ne frémirent même pas.

Pour autant que je sache, en termes militaires, le revers n'était pas significatif. Seule une centaine d'hommes étaient hors de combat. L'ennemi était toujours bien plus nombreux que nous. Si notre capitaine avait visé un peu plus loin ou s'il avait commandé une deuxième volée de flèche, les pertes auraient été bien supérieures.

Je suis persuadée qu'il ne s'agissait que d'un coup de semonce. Toutefois, l'action s'était déroulée terriblement vite... Il s'était écoulé moins d'un minute depuis l'arrivée des ailes noires. Et nous n'avions aucune perte à déplorer bien sûr.

Des cors retentirent longuement derrière les lignes ennemies. Leurs troupes firent demi-tour, filant sans demander leur reste, dans un semblant d'organisation. Leur commandant avait compris qui il affrontait.

* * * * *

Nous avons maintenu la ligne pendant quelques heures alors qu'ils emportaient leurs blessés et leurs morts.

Pendant ce temps, l'éclaireur se présenta devant les fortifications où on le conduisit vers le Duc. Lorsque je les rejoignis, ce dernier finissait de déverser sa bile habituelle sur le pauvre messager. Son visage joufflu avait pris une teinte cramoisie et il ne semblait pas prêt à s'arrêter de sitôt.

  • ... et pourquoi diable les laissez vous s'enfuir sans bouger ! Si votre réputation n'est qu'à moitié usurpée, vous pourriez facilement les décimer !
    Je veux voir votre commandant. Immédiatement.

Pendant qu'il reprenait son souffle, j'en profitais pour examiner son vis-à-vis de plus près.

Il était un peu plus vieux que je ne le pensais, peut-être deux ou trois ans de plus que moi. Il ne portait aucune armure, mais une épée longue pendait à sa hanche. Son visage était, pour ainsi dire, dénué du moindre trait caractéristique et ne trahissait aucune émotion. Il émettait pourtant une impression de froideur et de danger maîtrisé, sans qu’il ne soit vraiment possible de comprendre pourquoi.

  • Je suis le capitaine de ce détachement, commença-t-il d'une voix dure.

Comprenant soudain à qui j'avais à faire, je me mis immédiatement au garde-à-vous. Le Duc fut plus long à la détente, clignant plusieurs fois des yeux sans comprendre. Le capitaine lui laissa quelques secondes pour digérer l'information avant de poursuivre sur un ton qui ne souffrait aucune contradiction.

  • Le contrat que vous avez signé à la dernière minute assure votre défense uniquement. Nous ne sommes pas là pour mener à bien votre petite vendetta personnelle, qui ne concerne aucunement les mercenaires engagés par votre rival soit dit en passant.
    Personne n'osera vous attaquer pendant la durée du contrat. Nous laisserons des hommes pour nous en assurer. Ces derniers n'auront d'ailleurs aucun compte à vous rendre. Ils sont sous le commandement du général Tempête qui arrivera demain.
    Vous pourrez lui présenter vos éventuelles doléances, mais connaissant son caractère, je vous conseille de lui témoigner un peu plus de respect. Vous lui remettrez également en main propre la somme prévue.

Sans attendre de réponse, il se tourna vers moi.

  • On m'a également chargé de te transmettre des félicitations cadet. Cette première mission n'était pas la plus facile et tes instructeurs sont complètement satisfaits de ton travail. Tu les rejoindras demain matin avec le gros de nos forces. D'ici là, tu as quartier libre.
    Je vais m'occuper de remettre ce nobliau à sa place, ajouta-t-il mentalement sans se départir de son air sévère.

Comprenant qu'il me congédiait implicitement, je tournai les talons sans me faire prier. Cet homme me mettait mal à l'aise, mais que je sois damnée si je savais pourquoi. Je n'avais jamais eu peur du grade jusqu'ici. Peut-être était-ce son autorité et son assurance manifeste ?

Je ne connaissais même pas son nom. En tout cas, je n'avais aucune envie de me le mettre à dos. Mais ma curiosité était piquée à vif. Et puis... capitaine ? Il devait être plus jeune que les hommes de son détachement !

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