Une vocation

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Parfois on lui demande pourquoi elle a choisi ce métier. Cela ne doit pas être très ragoutant de passer ses journées le nez dans la bouche des gens. Ça sent mauvais, certaines bouches sont pleines de chicots mal entretenus ou même sans dents, parfois les dentiers n’ont pas été nettoyés depuis des mois. Elle pourrait répondre qu’il y a pire en médecine, comme les coloscopies, les évacuations de fécalomes, les ulcères de jambes, les infections génitales. Elle s’arrête. Ce n’est pas la peine. Non, au départ c’était plus simple, des études moins longues qu’en médecine, le côté spécialisé et manuel. Après, un organe est un organe. Les dents, pourquoi pas, on reste un médecin, on peut sauver des vies. La bouche est la porte ouverte à toutes les infections et finalement c’est un métier très complet, il faut avoir des connaissances en biologie humaine, pas seulement sur les dents. Et puis elle a le goût du travail bien fait. Des couronnes ton sur ton, des réparations fignolées, avec des prothésistes locaux qu’elle connait bien. C’est un art. Et gratifiant qui plus est, les patients voient le résultat, ils en sont reconnaissants. Souvent. La plupart du temps en fait.

Vendredi soir, 19h3O. Bientôt le week-end. Il lui reste encore à remplir les dossiers de chaque patient soigné aujourd’hui, car elle n’a pas eu le temps avec toutes ces urgences. Comme si l’approche du week-end quand tout est fermé angoissait les gens. C’est systématique : le vendredi et le lundi sont les journées les plus chargées. La semaine dernière lorsqu’elle a écouté les messages téléphoniques du week-end, il y en avait un enregistré à 22 heures d’une femme qui voulait absolument un rendez-vous immédiat pour un détartrage, parce qu’elle avait mauvaise haleine. 22 heures. Un samedi. Elle a regardé son dossier, cette patiente prend des antidépresseurs, elle avait dû faire une crise d’angoisse. Mais quand même, 22 heures. Un samedi soir.

Juliette se dit qu’elle commence à vieillir. Je n’y arrive plus toute seule. Je ne sais pas comment je ferais sans Charline. Elle est ma deuxième paire de mains. On parle très justement d’un travail à quatre mains. Elle court toute la journée, du fauteuil à l’accueil, du téléphone à la salle de stérilisation. Comment font-ils les autres ? Ceux qui n’ont pas d’assistante. Je ne pourrais plus. C’est peut-être l’âge, une certaine lassitude. Ou plutôt le corps qui ne suit plus. Et le stress qui augmente avec l’exigence accrue des patients et la demande accrue elle aussi. Les délais d’attente sont de plus en plus longs chez les professionnels de santé. Pourtant, a priori il y en a assez. Juliette s’est amusée à compter le nombre de dentistes qu’il y a dans son secteur. Près de cinquante. Que se passe-t-il ? Peut-être va-t-on de plus en plus vers un service de soin dépersonnalisé dans des cabinets multi praticiens qui ne veulent pas faire trop d’heures ni trop de soins de prévention, ceux qui ne rapportent pas. Les patients le sentent qui se dirigent vers le soignant qui va les écouter et n’en veut pas qu’à leur porte-monnaie. Mais moi, là, je n’en peux plus. Charline me dit que je ne peux pas accueillir toute la misère du monde, qu’il faut savoir dire stop.

Charline. Je lui ai dit de partir, il est déjà assez tard, la stérilisation est lancée, tout est rangé, nettoyé, je n’ai plus besoin d’elle. Bon week-end. À lundi. Repose-toi bien. Elle espère qu’il ne va pas m’arriver la même mésaventure qu’un certain vendredi soir du mois de mai de l’année dernière.

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