Ça est y est, le dernier patient est parti

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Vendredi soir, 19h30. Ça est y est, le dernier patient est parti. Juliette souffle un peu, elle relâche ses épaules, se masse le cou. C’est à ce moment là qu’elle sent la fatigue l’envahir. Elle n’a pas eu le temps de s’en rendre compte avant, avalant en vitesse son mug de thé refroidi dans l’après-midi avec quelques biscuits, tout en défrichant son courrier, entre deux patients qu’elle se refuse à faire attendre. Mais c’est un choix. Dès qu’elle fait une pause, c’est plus difficile de repartir. Et de toute façon si elle ne prend pas les urgences le jour même, elle sait qu’il y en aura d’autres le lendemain et ce sera encore plus difficile à gérer. Charline a essayé de soulager son planning, elle lui pose des rendez-vous de trois-quarts d’heure au lieu d’une demi-heure. Mais c’est plus fort qu’elle. Il faut qu’elle revoie cette petite dame à qui elle vient de poser un nouvel appareil. Pour vérifier qu’elle le supporte bien. Et puis il y a ce vieux monsieur. Je ne peux pas le faire revenir dix fois, il a du mal à se déplacer, à chaque fois il faut qu’il trouve quelqu’un pour l’accompagner, ce n’est pas évident. Donc elle le garde, prend du retard.

Penchée depuis ce matin sur le fauteuil, Juliette commence à avoir mal au dos et à la nuque. Ses yeux picotent. Elle s’en inquiète vaguement. Avec ses mains, c’est quand même son outil de travail principal. Je devrais peut-être retourner voir l’ophtalmo. Encore un rendez-vous à prendre sur mes jours de repos. Juliette rêve d’une journée à ne rien faire, à se prélasser dans un endroit bien chaud. Ne penser à rien. Elle retournerait bien en Martinique comme l’an dernier. Mais quand ? Jeff ne peut pas prendre de vacances quand il veut comme elle. Je me demande combien de semaines de congés il lui reste. On pourrait y aller après les vacances scolaires de Pâques. Je ne sais plus si c’est l’hiver là-bas à cette période, tiens, je regarderai tout à l’heure.

Vendredi soir, 19h30. Juliette s’étire, lève les bras en l’air puis, debout, tente de toucher ses pieds en expirant doucement, laissant son corps tomber vers le sol par inertie. Elle remonte lentement, s’étire à nouveau. Depuis quand je n’arrive plus à toucher mes pieds ? Il faudrait que je me remette au sport. J’étais moins fatiguée quand je nageais régulièrement à la piscine. Mais là, je suis en train de me faire bouffer par le travail. C’est comme une spirale sans fin. Une fois qu’elle est à son cabinet, Juliette n’arrive plus à s’arrêter. Elle aime ce travail ingrat. Ce n’est pas juste de la mécanique de précision où une erreur d’appréciation d’un millimètre peut entrainer des conséquences graves. Reconstruire la cavité buccale d’un patient fait intervenir de nombreux paramètres. Il faut bien évaluer le problème, réfléchir à un plan de traitement à long terme et ce challenge, à la fois manuel et intellectuel, qui consiste à tenir compte de tous ces paramètres est peut-être difficile, mais passionnant. Peut-être plus passionnant que le travail d’un autre chirurgien qui travaille sur des patients anesthésiés. Elle, elle a affaire à des personnes éveillées, qui bougent, qui manifestent leur mécontentement, qui ont peur, qu’il faut rassurer, informer.

Et puis c’est sa petite entreprise, elle l’a créée toute seule, elle en porte toutes les responsabilités, qui ne sont pas négligeables. Elle brasse beaucoup d’argent. Il faut rembourser le prêt pour le local, pour le fauteuil, les appareils radiographiques, les stérilisateurs, payer les prothésistes, le matériel, les fournitures, son assistante, son comptable, l’Urssaf, les assurances, les mutuelles, respecter tout un tas de normes juridiques et sanitaires. Se payer aussi. Un minimum quand même. Parfois, elle se dit qu’elle n’a pas intérêt à tomber malade.

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