5:  L'ÂME COMPLÉMENTAIRE

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La jeune fille traînait au lit, peu pressée de se lever pour aller à son cours de musique et de maintien.

La voix de Marouka, la femme de ménage, retentit :

— Mademoiselle Isha, il est temps de vous lever !

— J’arrive, j’arrive...

— Vous allez encore faire enrager Monsieur votre père et ce pauvre Monsieur Peark.

Aux yeux d’Isha, Marouka était plus qu’une simple femme de ménage. Elle habitait chez eux et s’occupait de tout : le ménage, la cuisine, et elle était sa confidente, probablement la personne qui la connaissait le mieux.

Isha n’avait pas réellement d’amis. Son rang social et le fait qu’elle prenne des cours privés y étaient pour beaucoup. Son père exerçait une fonction de conseiller politique dans les plus hautes sphères de la Grande Cité. C’était un homme de pouvoir, quelqu’un d’important et d’influent.

Mais au-delà des apparences, au fond d’elle-même, Isha était un vrai garçon manqué. Ses longs cheveux roux étaient pour elle une horreur qui ne lui correspondait pas, même s’ils faisaient la joie de son père. Elle enviait les garçons. Ah ! Faire ce qu’on veut, être libre comme eux, ne plus subir ces ridicules cours de maintien et autres obligations qu’on imposait aux filles de son rang. Elle ne supportait plus tout ce jeu de convenances, d’apparences hypocrites.

Elle se leva finalement et Marouka l’aida à s’habiller. Le petit- déjeuner l’attendait. Comme d’habitude, son père avait déjà quitté la demeure. Son métier lui demandait une disponibilité constante auprès des responsables de la Grande Cité, et Isha était souvent livrée à elle-même.

Heureusement, elle avait obtenu le droit de se rendre à pied à son cours. Le professeur résidait à proximité, et son père s’était laissé attendrir.

— À mon âge, il faut que j’apprenne à me débrouiller seule !

— Tu as raison, avait-il répondu, tu seras bientôt une femme et tu dois apprendre à gérer le quotidien avec responsabilité.

Responsabilité ! responsabilité ! avait-elle pensé, toujours ce mot qui revient et qui m’étouffe. Mais elle avait obtenu ce qu’elle voulait et était très heureuse de ce surplus de liberté. Et il faut dire qu’elle en profitait, son père n’étant pas là pour la surveiller.

Il était l’heure d’aller à son cours. Elle avala rapidement les pâtisseries qui se dressaient devant elle.

— Enfin, Mademoiselle Isha, ce ne sont pas des manières. Si Monsieur votre père vous voyait.

— Humpf... Il n’est pas là, humpf… Je peux faire ce que je veux... Tes gâteaux sont délicieux, comme toujours Marouka.

— Oui. Mais allez-y maintenant.

Elle sortit pour se rendre chez Monsieur Peark. Elle prit son temps. L’avantage d’être en retard, c’est qu’on pouvait être encore plus en retard. Elle fit un détour par les quartiers pauvres. Elle s’arrêta pour y déguster une boisson fraîche. Les gens du bar avaient fini par s’habituer à elle. Régulièrement cette fille du monde venait les voir et les écoutait avec attention, semblant fascinée par leur vie pourtant si simple et si banale. Puis elle repartait vers sa vie de château.

Mais derrière cette apparente légèreté, cette puérilité forcée, se cachait un terrible secret, un fardeau qui l’avait traumatisée et qui avait eu de lourdes conséquences sur elle, jusqu’à définir la plupart des caractéristiques de sa personnalité. Son faux jumeau était mort à la naissance, entraînant le décès de sa mère lors de l’accouchement. Pourquoi le sort avait-il décidé que c’était elle qui s’en sortirait et pas lui ? Lui, ce frère qui lui manquait tant et qui semblait vivre en elle. C’est ainsi qu’elle concevait cette mort : elle serait ce garçon pour qu’il vive à travers elle. La vie serait plus forte que la mort !

Alors qu’elle repensait à cet événement tragique, presque malgré elle, ses yeux tristes tombèrent sur l’horloge du bar. Le retard avait ses limites. Il était temps de se rendre à son cours.

Elle approcha de la maison du professeur en traînant les pieds.

— Alors, c’est à cette heure-ci qu’on arrive, Mademoiselle ? On voit que les fondamentaux ne sont pas acquis, ajouta Monsieur Peark avec son air guindé et sa voix nasillarde. Comment voulez-vous trouver un mari si vous ne faites aucun effort ? Vous êtes la pire élève que je n’ai jamais eue.

Le discours allait continuer. Isha préféra y mettre un terme :

— Veuillez m’excuser si je vous ai porté tort. Cela ne se reproduira point.

Le cours sembla durer une éternité. Elle fit tout pour contenter le professeur, espérant ainsi que cette séance de torture prenne fin le plus rapidement possible. Mais Monsieur Peark ne cessait d’ânonner les mêmes phrases, alors qu’elle marchait avec un livre posé sur la tête en équilibre :

— Redressez-vous.

— Tenez-vous droite.

— Le livre ne doit pas tomber.

— Imaginez qu’un fil vous relie au plafond.

— Ne pensez-vous pas qu’une dame de votre rang doit savoir se tenir ?

À force de persévérance, la séance de cours de maintien fit place à celle de musique. Isha était beaucoup moins réticente à suivre ce cours. Elle y prenait même un grand plaisir. Depuis le temps qu’elle pratiquait le solfège, elle s’était libérée de ce qui lui apparaissait avant comme des contraintes. Elle jouait de plusieurs instruments maintenant et il lui semblait qu’à travers eux elle exprimait qui elle était réellement.

Cette fois, le cours parut aller à toute vitesse. À la fin du morceau d’improvisation, elle en redemandait plus encore. C’est là qu’elle s’épanouissait le plus : loin du carcan des morceaux imposés, l’improvisation était un vrai terrain de liberté.

— Toutes les bonnes choses ont une fin. Il faut savoir raison garder, répondit le professeur. Vous pouvez rentrer chez vous.

De retour chez elle, Isha travailla encore ses gammes. Son père fit un effort pour rentrer à l’heure du dîner. Mais il devait repartir une fois le repas terminé, ce qui arrangeait la jeune fille. En effet, c’était le soir du concert. Une fois par semaine, elle se rendait dans un petit bar des bas quartiers pour retrouver une bande de musiciens qui improvisaient toute la nuit et qui l’avaient admise dans le groupe, épatés par sa virtuosité. Mais entrer dans le groupe avait une condition : il était interdit aux femmes de jouer. Jamais ils n’auraient accepté d’intégrer une fille au groupe. Isha avait dû ruser. Comme chaque semaine ce même soir, elle se faisait aider de Marouka pour enfiler un pantalon, une chemise ample et surtout la perruque qu’elle s’était procurée et qui cachait ses cheveux longs. Le tour de passe-passe fonctionnait. Elle n’était plus Isha mais Kalel, jeune garçon prodige. Marouka n’approuvait pas forcément les choix de sa jeune maîtresse, mais l’amour qu’elle lui portait lui faisait pardonner toutes les décisions farfelues que prenait l’adolescente.

Enfin la nuit tomba. Elle sortit par la porte de derrière et traversa la ville dans l’obscurité. Les murs blanchis à la chaux, si lumineux de jour, n’étaient qu’ombres dansantes au clair de lune. Elle marcha un bon moment. Puis la lumière du bar éclaira la nuit, semblant la happer dans ce monde merveilleux où la musique retentissait déjà.

— Voilà Kalel, « le pt’it de la haute » ! Hurla le patron du bar, en signe de bienvenue.

Isha sourit. Malgré ses frusques misérables, son maintien et les mots qu’elle employait parfois malgré elle l’avaient trahie. S’il ne faisait aucun doute pour eux que c’était un garçon, son rang social, lui, avait été découvert. Et il faut dire qu’elle avait fini par en jouer. C’était son identité de musicien, son surnom d’adoubement : « le pt’it de la haute » !

— Je vous salue bien bas, Messieurs. Mais trêve de bavardage, on est là pour jouer !

— T’as bien raison, pt’it! D’ailleurs on t’a pas attendu, lança le chanteur d’une voix grasse en riant.

— Mais faut dire que sans toi, mec, c’est pas pareil, ajouta un musicien, en lui faisant un geste pour qu’elle les rejoigne.

Elle monta sur scène, sortit un hurco, petit instrument à vent au son déchirant, et se lança dans l’improvisation, en synergie totale avec le groupe. Enfin ces années de théorie servaient à quelque chose. Pendant toute la nuit, les notes s’enchaînèrent, virevoltantes dans une folle danse. Isha, complètement absorbée dans cette transe musicale, ne se rendait pas compte de qui l’écoutait ou du temps que cela dura. L’esprit vidé de tous ses soucis, elle se sentait en paix. Elle était bien, tout simplement. Mais après avoir joué quelques heures, il était temps de rentrer. Reconnaissante envers ses amis musiciens, elle les salua et quitta le bar.

— Le marquis se retire dans son château, lança-t-elle, non sans humour.

— N’oublie pas de saluer la châtelaine pour nous, rebondit le percussionniste, sur le même ton.

Le jour commençait à poindre.

Elle prit le chemin pour rentrer chez elle, mais un sentiment bizarre, un picotement dans la nuque, lui fit presser le pas. Après quelques mètres, quelqu’un la rattrapa et l’interpela :

— Mademoiselle, Mademoiselle ?

Le pas toujours aussi rapide, elle répondit :

— Vous devez vous tromper. C’est Monsieur. Kalel !

— Non, rétorqua l’inconnu. Vous vous appelez Isha. Kalel, c’est le nom de votre frère jumeau.

Malgré la douceur de la voix du jeune homme, Isha était paniquée. Son secret était éventé. Pire, Comment ce garçon pouvait-il savoir cela ? C’était un secret de famille, et seules quelques rares personnes étaient au courant.

— N’ayez pas peur... je viens en ami.

Isha s’arrêta et observa le jeune homme. D’après son accent il ne venait pas de la Grande Cité. Ses cheveux étaient longs et sa peau tannée. Son regard pétillant le rendait presque sympathique, malgré la frayeur que cette rencontre lui causait. Elle tenta de se rassurer.

— C’est mon père qui vous envoie ?

— Non.

— Qui alors ?

— C’est le destin, répondit-il mystérieusement.

— Le destin, rien que ça !

— Oui.

— Je ne crois pas au destin.

— Mais lui, il croit en vous, je vous l’assure.

— Pourquoi faudrait-il que je vous croie. On ne se connaît pas.

— D’une certaine manière non, mais je sais que cela viendra.

Il y eut un silence. Soudainement, le garçon eut l’air inquiet.

— Non, le rapace ! Il faut partir, et vite !

— Comment ça, le rapace ? Encore un code mystérieux ?

— Non, il nous faut fuir ! Vous voyez cet oiseau ? Il appartient à un tueur qui est à mes trousses. Nous courons tous deux un grave danger !

Isha reprit ses esprits. Elle ne savait pas qui était ce jeune homme ni ce qu’il lui voulait réellement, mais le ton qu’il employait semblait sincère. Elle l’aiderait à se sortir de ce guêpier, et alors elle lui poserait toutes les questions qui la taraudaient.

— Comment t’appelles-tu ?

— Nahul.

— Alors suis moi, Nahul, on va passer par les canalisations !

— Je te suis.

Tout en courant pour atteindre les égouts, Isha expliqua à Nahul que la Grande Cité était son terrain de jeu et se félicita intérieurement de tout le temps passé à explorer les bas quartiers.

Ils pénétrèrent dans les souterrains. À l’aide d’un briquet à silex qu’elle portait toujours avec elle lors de ses soirées en tant que Kalel, ils avancèrent dans les tunnels. C’était un vrai dédale. Mais Isha semblait les connaître comme sa poche. Lisant la peur dans les yeux du jeune homme, elle accéléra le pas, courant presque. La jeune fille ne savait pas qui ils fuyaient exactement, mais son regard ne laissait planer aucun doute : le danger était réel. Ce dernier lui expliqua que le tueur pouvait surgir de n’importe où, qu’il se déplaçait en silence, ce qui en faisait un ennemi redoutable. Le moindre bruit les alertait désormais, mais ils continuèrent à avancer à vive allure avec cet avantage certain : Isha savait où elle allait. Elle s’arrêta :

— Je connais un chemin par les catacombes…

Elle appuya sur une pierre, et une lourde porte s’ouvrit.

Ils entrèrent et elle referma le passage de la même façon. Le tunnel des égouts fit place à des espaces plus grands où sommeillaient d’anciennes sépultures. Les ossements recouvraient les murs. Nahul était impressionné par la vivacité et l’ingéniosité de la jeune fille.

Ils marchèrent longuement dans ce labyrinthe macabre.

— La ville a été construite par-dessus les catacombes, expliqua Isha. Il suffit d’y avoir traîné ses guêtres quelques temps pour connaître le chemin et apprendre à les aimer.

Après un long moment de marche, un escalier de crânes apparut. En le gravissant, Nahul faillit glisser, mais la jeune fille le retint. Elle appuya de nouveau sur une pierre qu’elle seule semblait connaître, et un autre passage s’ouvrit. La lumière du jour les agressa. Après un temps d’adaptation, Isha lança, enjouée :

— Nous sommes à deux pas de chez moi !

Nahul scruta le ciel. Pas d’oiseau funeste à l’horizon, ils étaient en sécurité... du moins pour l’instant... La jeune fille le mena jusqu’à chez elle. Nahul ne dit rien, mais il était impressionné par la taille et la magnificence des édifices. Chaque maison semblait plus belle que la précédente. Et lorsqu’ils arrivèrent sur devant celle d’Isha, il ne put s’empêcher de s’exclamer :

— Waouh ! Quelle maison magnifique !

Contrairement à celles des bas quartiers, recouvertes simplement de chaux, ces maisons étaient bâties en pierre de taille, ce qui les rendait impressionnantes pour un jeune homme qui n’avait été habitué qu’à des huttes sommaires.

Ils entrèrent. Comme à son habitude, le père d’Isha était absent. Seule la nourrice l’attendait, folle d’inquiétude.

— Cette fois, Mademoiselle Isha vous avez dépassé les limites. Vous avez vu l’heure qu’il est ? Je me faisais un sang d’encre…

— Pour une fois, j’ai une bonne excuse. Je te présente Nahul. Il a fallu que je l’aide un petit peu.

— Bonjour madame, intervint Nahul, effectivement j’étais en danger... et j’ai bien peur que désormais Isha le soit aussi.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Je suis poursuivi par un assassin de l’ordre des sentinelles, et j’ai bien peur qu’il ne tente de parvenir à moi à travers votre jeune maîtresse.

— Mon père interviendra. Si quelqu’un est assez puissant pour nous sortir de ce guêpier, c’est bien lui.

Le visage de Marouka s’assombrit.

— Hélas je crains que non... Il m’est arrivé à de nombreuses reprises d’entendre les conversations de Monsieur... et je pense qu’il est en contact avec les sentinelles… apparemment, il travaille pour eux.

— Quoi ?! s’étrangla Isha.

— D’après ce que j’ai entendu, c’est un ordre très puissant, et Monsieur votre père sait s’entourer des plus puissants... je suis désolée.

— Tu veux dire que mon père travaille avec des assassins ?

— Malheureusement oui.

— Mais qu’est-ce qu’on va faire alors ? demanda Isha désemparée.

Ce fut Nahul qui apporta la réponse :

— Je t’avais parlé de destin. Il semble que nous soyons liés, au moins pour un temps. Nous courons tous deux le même danger. Je sais que ce que je te propose n’est qu’une fuite, et nous serons traqués. J’ai conscience que c’est beaucoup te demander...

Isha garda le silence.

— Mais où pouvez-vous bien aller, mes chers enfants ? demanda Marouka. Les sentinelles ont l’air très puissantes, et vous ne pourrez pas vous cacher indéfiniment...

Après un long moment de réflexion, Nahul se mit à farfouiller dans son sac et en sortit un bout de chiffon qui contenait des baies.

— J’ai peut-être la solution… Les baies des songes.

Devant leur air interrogateur, il leur expliqua ce qui lui était arrivé : l’attaque de son village, son évasion avec l’étrange prophète et les capacités extraordinaires des baies, omettant volontairement de dire tout ce qu’il savait d’Isha et de leur lien si particulier.

Après toutes ces émotions, il devait s’apaiser, se préparer pour la transe. Il reproduisit les exercices de respiration que lui avait appris Namaar. Effectivement, l’apaisement arriva. Quand il se sentit prêt, le jeune homme ingurgita une de ces baies si spéciales.

Un instant plus tard, le brouillard apparut. Il avança et se retrouva dans une pièce où deux hommes discutaient.

— Mais c’est de ma fille dont il est question !

— Vous savez comme moi combien ce jeune homme est dangereux. Il semblerait que votre chère fille soit son âme complémentaire. Vous comprendrez donc que n’avons pas le choix. Le même sort leur est réservé.

— Vous voulez dire la mort, la mort de ma seule fille !

— Tout le monde doit faire des sacrifices. L’ordre des sentinelles vous a bien servi jusqu’à présent. Et ce serait une grande erreur de faire de nous vos ennemis, vous le savez bien. Vous savez à quel point nous sommes puissants. Tout ce que vous avez bâti s’écroulerait, et nous n’hésiterions pas à vous détruire si cela se révélait nécessaire, cela au sens propre comme au sens figuré !

— Je ne le sais que trop bien en effet, répondit le père d’Isha, effondré.

La brume envahit alors la salle. Nahul continua d’avancer. Le brouillard ne se dissipait pas complètement. Il tentait de marcher, mais semblait s’enliser. Il regarda par terre, s’accroupit et toucha le sol. Du sable ! Il essayait de continuer, mais sa vision semblait parasitée. Il allait abandonner. Il s’effondra dans le sable, leva la tête et vit une montagne qui luisait dans la nuit. Le brouillard envahit tout et il sortit de sa transe.

Il était épuisé. Tout juste put-il dire :

— Il nous faut aller dans le désert…

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