4: LES BAIES DES SONGES

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Quand il se réveilla, complètement rasséréné, le jour passait à travers les lucarnes de la maison dans l’arbre. Une odeur agréable envahissait la chambre, une senteur qui lui était familière et pourtant insaisissable.

Il observa la chambre uavec plus d’attention qu’il ne l’avait fait la veille, quand il s’était effondré de fa,tigue. À la différence du salon, la chambre était agencée sobrement, rangée avec attention. Un lit tout simple, une petite table où trônait un porte-plume, de l’encre et un petit carnet.

Il s’approcha du livre, dont le titre avait été soigneusement entouré de magnifiques enluminures : le Livre des Songes.

Il hésita un instant. Cela ressemblait à un journal intime ; mais la curiosité fut la plus forte. Ce qu’il lut lui sembla aberrant : des propos sans queue ni tête, des commentaires en bribes totalement incompréhensibles. Son nom revenait sans cesse. Alors qu’il tentait de saisir le sens de ces pattes de mouche, la voix chaleureuse de Namaar brisa le silence.

— Alors, tu es réveillé ? Viens donc, jeune chasseur.

Nahul descendit. Le gibier finissait de cuire.

— Je ne reconnais pas cette odeur.

— Je t’avais dit qu’on pouvait faire toutes sortes de choses avec les plantes. Du plus extraordinaire, tu le verras… jusqu’à l’amélioration de mets qui, de fades, se transforment rapidement en un repas de roi. Quelques aromates suffisent.

— Effectivement, cela sent très bon.

— Savoure donc cette infusion, puis nous irons cueillir quelques baies.

Le goût dépassait tout ce qu’il avait bu jusqu’à présent.

— C’est bon, n’est-ce pas ?

— Carrément ! Ça m’a ouvert l’appétit.

— Très bientôt tu pourras manger. Mais d’abord, une petite promenade nous fera du bien.

Ils sortirent de la cabane. Nahul suivait son hôte de près. Il ne connaissait pas cette partie du marais. La prudence s’imposait. Ils marchèrent quelque temps, puis Namaar s’arrêta devant un arbuste d’une espèce qui semblait proliférer à cet endroit. Il montra au jeune homme comment cueillir délicatement les baies qui y poussaient.

— Un dernier aromate ? demanda Nahul.

— Pas vraiment. Celles-là sont spéciales et ne poussent qu’ici.

Satisfait, l’ermite dit au jeune homme qu’il fallait rentrer pour enfin se régaler d’un festin amplement mérité.

Les assiettes de terre cuite juraient avec le repas fastueux qui se dressait devant eux. La viande rôtie à point était recouverte d’une sauce au fumet irrésistible. Des fruits et des légumes agrémentaient le tout, apportant un mélange sucré-salé, que Nahul ne connaissait pas, mais qu’il apprécia dès la première bouchée. Namaar le regardait dévorer le plat qu’il avait fait mijoter pendant des heures.

— Je suppose que tu as des questions.

Enfin, se dit le jeune homme. Jusqu’à présent impressionné par l’ermite, il avait respecté son silence. Mais maintenant qu’ils étaient hors de danger, il allait avoir enfin des explications.

Devant le regard impatient de Nahul, Namaar se lança :

— Les quatre tueurs qui vous ont attaqués se font appeler les sentinelles. C’est un ordre religieux secret de la Grande Cité.

Nahul écoutait avec attention.

— Ils sont là pour éradiquer toute menace de la religion. Dès qu’ils perçoivent un danger, ces guerriers surentraînés interviennent. Je ne te parle pas de spiritualités minoritaires, comme celle des tribus perdues des marais. Je fais référence à un vrai danger, qui mettrait en péril leur pouvoir au sein de la Grande Cité !

— Ce sont des... sortes de moines ?

— Oui. À force d’ascèse, ils parviennent à maîtriser leur corps et leur esprit pour cette mission, qu’ils considèrent comme sacrée. Mais les sentinelles ne sont que le bras armé des chefs religieux de cet ordre.

— Mais pourquoi nous ont-ils attaqué ? Nous ne sommes qu’une petite tribu des marais.

— C’est toi qu’ils voulaient.

— Moi ?!

— Exactement.

— Alors tout cela est à cause de moi... Mais je ne suis rien.

— C’est ce que tu crois. Certaines personnes sont destinées à quelque chose de plus grand, quelque chose qui les dépasse. Tu es une de ces personnes.

— Je suis juste chasseur. Vous avez dû vous tromper.

— Je t’assure que non.

— Et comment est-ce que vous pouvez en être aussi sûr ?

— Je t’ai vu dans mes songes.

— Vos songes ?

— Je t’avais dit que les baies que l’on vient de cueillir étaient spéciales. Elles permettent d’avoir accès à un autre niveau de conscience, celle des songes. Ni endormi, ni pleinement conscient de ce qui t’entoure, tu perçois une réalité qui est supérieure à notre vision limitée.

— Je ne comprends pas.

— Termine donc ton repas. Tu comprendras...

Nahul était perdu et commençait à s’impatienter :

— Non ! Assez de mystères !

Il y eut un silence. Namaar plongea son regard dans celui de Nahul, semblant sonder son âme.

— Peut-être que tu es prêt... Tu dois savoir que tout le monde ne réagit pas de la même manière aux baies des songes. Pour la plupart des gens, cette expérience peut se révéler dangereuse, mortelle même. Mais quelques élus comme toi et moi peuvent voir au-delà des apparences, au-delà du temps.

Il se leva de table et invita Nahul à le suivre. Ce dernier ne savait pas vraiment à quoi s’attendre, partagé entre la crainte de l’inconnu et l’envie de vouloir comprendre enfin ce que tout cela signifiait.

— Allonge toi sur le lit. La première fois que l’on prend les baies des songes peut être déstabilisante.

Le vieil homme lui tendit une baie à Nahul.

— Apaise toi le plus possible. Utilise ton souffle pour cela. Concentre-toi sur lui, et tente de ne penser à rien. Lorsque tu te sentiras prêt, avale-la.

D’abord le souffle court et le cœur battant, le jeune homme fit plus attention à sa respiration, pour ne se fixer que sur elle. Au bout d’un moment, ses peurs s’atténuèrent. Il avala la baie, plongeant dans le songe. Un voile recouvrit sa vision, alors qu’il s’enfonçait dans un état de demi-conscience.

Au début il évolua dans un brouillard épais. Il continua d’avancer. Au bout d’un moment, la brume disparut. Il vit un bébé dans un couffin. Il ne comprit pas tout de suite mais rapidement, la vision d’une maison en feu lui apparut. Pourquoi fallait-il qu’il revive ce cauchemar ? Pourquoi maintenant, pourquoi ici ? Mais cette fois-ci, il ne resta pas seul dans la nuit. Son père sortit de la fournaise, sain et sauf. Il soutenait sa femme qui semblait blessée à la jambe, la portant presque. Était-ce réel ? Cela ne se pouvait.

Quand ses parents l’eurent rejoint, il fut submergé par l’émotion.

— Vous êtes vivants ?

— Non, pas au sens où tu l’entends, lui murmura sa mère.

— Vous m’avez tant manqué...

— Toi aussi tu nous as manqué, mon fils.

Elle le prit longuement dans ses bras. Nahul se mit à pleurer.

— Mais aujourd’hui nous devons te quitter.

— Quoi... Pourquoi ?

— Ce rêve que tu fais toutes les nuits, ce souvenir qui t’obsède t’empêche d’avancer, d’être libre.

— Mais...

Son père intervint :

— Sache que, de là où nous sommes, nous t’aimons et nous te protégeons. Voilà le souvenir que tu dois garder de nous : l’amour que nous te portons.

J’ai fait un choix et je ne le regrette pas. Tu es destiné à de grandes choses, et cette culpabilité qui assombrit ton regard doit disparaître. C’est ce sentiment qui te hante. Mais ce n’est pas ta faute. C’était un accident, c’est tout. Et si le passé ne peut être changé, c’est à toi d’écrire ton avenir... Tu es un homme maintenant, un Inen !

— Je ne vous reverrai plus jamais ?

— C’est à toi de décider. Mais si tu veux vivre ta vie pleinement, il faut que tu fasses le choix de te libérer de nous. Et je sais que tu es assez fort pour cela, mon fils.

Ils se prirent tous les trois dans les bras - Une ultime étreinte qui fit chaud au cœur du garçon. La brume revint. Ses parents disparurent. Il tourna le dos à la maison et s’enfonça dans l’épais brouillard.

Sa décision, aussi douloureuse soit-elle, était prise. Il accomplirait sa destinée, et ses parents seraient fiers de lui.

Il se réveilla dans la chambre de Namaar. Rien n’avait changé autour de lui, et pourtant tout était différent à l’intérieur.

Nahul raconta à l’ermite ce qu’il avait vu.

— Tu as vu le passé, c’est bien. Et tu as fait ton choix ?

— Oui, dit-il avec assurance, je choisis la vie !

— C’est une bonne chose que tu sois en paix avec ton passé. Tu avais besoin d’être lavé, purifié de cette culpabilité. La prochaine fois que tu prendras une baie, cela sera différent. Mais il faudra attendre demain pour cela.

— Pourquoi ?

— Prendre des baies des songes de manière trop rapprochée peut faire perdre la raison. Ce sont des réalités différentes, et il faut rester ancré dans la réalité première pour ne pas se perdre… Allons terminer ce repas. Un dessert t’attend pour te remettre. La première fois qu’on franchit les voiles qui nous séparent du monde des songes est toujours une expérience éprouvante.

Nahul était complètement épuisé par ces révélations. Mais un sentiment de paix dominait. Ils retournèrent donc dans la cuisine et se régalèrent d’un gâteau succulent. Après cela, le jeune homme alla se reposer.

Lorsqu’il se réveilla, il trouva l’ermite assis en tailleur, complètement immobile, apparemment indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Au début, Nahul n’osa pas le déranger. Après un moment qui lui sembla ne jamais finir, alors que la lumière du jour baissait, Namaar ouvrit les yeux et se tourna vers lui.

— C’est une technique de méditation. Comme toi tout à l’heure, je me concentre sur le souffle afin d’y voir plus clair dans ma vie et de trouver la paix. Je t’apprendrai. Tout comme je t’apprendrai à te battre.

— À me battre ?

— Oui, je pense que tu en auras besoin avec ce qui t’attend.

— Mais je sais me battre…

— Pas contre la dernière sentinelle. Elle te traquera partout où tu iras et c’est une véritable machine à tuer.

— Montrez-moi, alors. Je suis prêt à apprendre.

— Demain, je te montrerai les bases.

Nahul eut du mal à s’endormir, impatient de vivre la journée du lendemain. Mais lorsqu’il se réveilla, l’angoisse qu’il ressentait d’habitude le matin avait disparu. Il était libéré de ce poids.

L’ermite l’accueillit avec un sourire bienveillant et une infusion parfumée.

— Alors, bien dormi ?

— Comme jamais ! répondit Nahul jovialement.

— Mange. Après, nous irons méditer...

Il avala la boisson rapidement.

— Ne sois pas si pressé. La patience est une vertu que l’homme doit cultiver. Il faut apprendre à apprécier le moment présent et tous les cadeaux qu’il recèle. C’est dans les plaisirs simples, comme savourer une boisson le matin, que l’on vit pleinement. C’est ma première leçon. Probablement la plus importante. C’est quelque chose que tu découvriras à travers la méditation.

Ils sortirent et s’assirent près d’un arbre. Le jeune homme eut du mal à rester concentré au début. Il ne cessait de gigoter, trouvant cette position inconfortable. Mais après quelques temps, un sentiment de paix commença à l’envahir. Il était connecté à son souffle, au présent, et parvint un moment à ne penser à rien. Mais cet instant ne dura pas longtemps, et il se remit à bouger.

Namaar le perçut et mit fin à l’exercice. Il demanda à Nahul ce qu’il avait ressenti. Ce dernier décrivit l’expérience, la paix qu’il avait éprouvée et cette sensation paradoxalement agréable de vide qu’il aurait aimé faire durer plus longtemps. Namaar paraissait satisfait.

— Ça viendra. Maintenant que tu es dans de bonnes dispositions, pourquoi ne pas prendre une autre baie ?

Il sortit une de ces baies si particulières et la tendit au garçon. Une appréhension saisit Nahul. Qu’allait il découvrir ? Il respira longuement, tentant de maîtriser son souffle, puis il se lança.

Il se retrouva à nouveau dans les brumes. Il continua d’avancer, comme il l’avait fait la veille. Toujours cette plongée dans l’inconnu. Lentement, l’épais brouillard se dissipa. Ce qu’il vit alors lui réchauffa le cœur. Sa tribu, menée par Barnel, se déplaçait dans les marais. Il sut immédiatement que cela était différent de la vision de ses parents. Ce n’était pas des fantômes du passé. C’était le présent. Et la tribu était saine et sauve. Le sentiment de culpabilité qu’il éprouvait depuis qu’il avait laissé Barnel tout seul disparut. Il entendit son ami encourager son peuple :

— Grâce à Nahul, nous avons eu le temps de fuir. Les tueurs sont partis à sa recherche, et bientôt nous rejoindrons le village voisin. Plus qu’une journée de marche. Je sais que vous êtes fatigués, mais bientôt nous pourrons recommencer notre vie, et tout redeviendra comme avant.

Puis il le vit s’approcher de Ranou et lui murmurer :

— Ne t’inquiète pas. Je suis certain qu’il va s’en sortir…

La vieille femme avait les larmes aux yeux, mais elle se ressaisit avec la pudeur qui la caractérisait tellement.

Le brouillard revint. Mais au lieu de revenir en arrière, quelque chose le poussa à avancer au-delà de sa première vision. Il vit alors une jeune fille. Elle était rousse, aux yeux verts, et devait avoir à peu près le même âge que lui. Une aura dorée l’entourait. Il tenta de lui parler. Elle lui dit son nom : Isha, et disparut aussitôt.

Le brouillard réapparut. Nahul voulait rebrousser chemin, revenir à la réalité première, mais une force le maintint immobile. Alors, son sang se glaça : la dernière sentinelle lui apparut. Il émanait d’elle une aura noire, une sorte de fumée funeste. L’homme était aidé par un rapace au plumage tout aussi sombre.

La même aura entourait l’animal.

La vision cessa brutalement. Le garçon reprit conscience. Un peu secoué, il dit à l’ermite tout ce qu’il avait vu.

— Ainsi, cette jeune fille, Isha, t’est apparue. Mais tu connais plus que son nom, n’est-ce pas ?

— Oui. Il hésita. C’est comme si... comme si je connaissais tout d’elle. C’est un sentiment étrange…

— Ce sont les baies qui t’ont amené à un degré supérieur de connaissance. Cette aura dorée que tu as perçue ne laisse aucun doute. Cette fille est ton âme complémentaire, l’âme à laquelle tu es lié par le destin. C’est ce lien particulier qui te permettra toujours de savoir où la trouver, car le destin vous réunira inéluctablement.

Il en est de même pour la sentinelle. La fatalité vous relie. À l’inverse d’Isha, la sentinelle tentera par tous les moyens de te nuire, de t’empêcher d’accomplir ta destinée de manière tout aussi inéluctable. C’est l’équilibre des forces : la vie et la mort, l’amour et la haine. Ce sera à toi de faire basculer le destin dans un sens ou dans l’autre.

— Mais pourquoi est-ce que la sentinelle est à ma poursuite ?

Namaar eut l’air absent un instant.

— C’est une vieille prophétie… Il était dit qu’un jeune homme des marais, parvenu à l’âge adulte, serait capable de détruire la religion et l’équilibre du monde. Un agencement bien particulier des astres guiderait l’ordre des sentinelles à un endroit et un moment précis afin d’éliminer cette menace. Je croyais en cette prophétie. Puis les baies des songes m’ont montré d’autres possibilités. Cet élu, c’est bien toi. Mais tu peux faire en sorte que le futur s’écrive différemment.

— Vous connaissez le futur ?

— Je connais plusieurs futurs.

— Mais alors vous pourriez m’expliquer, afin que je sache ce qui m’attend et ce que je dois faire.

— Non. C’est à toi de le découvrir. Si je te disais ce que je sais, cela t’influencerait, et tu ne serais plus libre de trouver ton propre chemin…De plus, mes visions ne vont pas au-delà d’un certain point.

Soudain, Nahul se crispa.

— Je sais maintenant pourquoi j’étais aussi effrayé lorsque j’ai vu la sentinelle. Elle est toute proche. Son oiseau va …ou nous a déjà repérés.

Ce que craignait Namaar allait se réaliser plus tôt que prévu.

— Si tu dis vrai, il te faut fuir. Tu dois rejoindre Isha. Comme je te l’ai dit, tu la retrouveras. Tu sais déjà où elle se trouve, n’est-ce pas ?

— Oui, dans la Grande Cité.

— Alors n’attends pas, vas-y. De mon côté, je vais tenter de ralentir la sentinelle. Prends ces quelques baies et utilise-les avec parcimonie. Je vais détruire toutes les autres afin qu’elles ne tombent pas entre de mauvaises mains.

— Mais…

— N’attends pas plus longtemps. Le temps est compté. Fuis !

— Mais je ne suis pas prêt. L’entraînement… ?

— Tu t’en sortiras, j’ai confiance en toi. Si ce que tu dis est vrai, il faut que tu t’en ailles immédiatement.

L’ermite avait retrouvé cet air grave qui avait tant impressionné Nahul lors de leur fuite.

— J’ai été honoré de te rencontrer, Nahul. Maintenant va vers ton destin.

Nahul, bien qu’inquiet, prit les baies et quitta le vieil homme. Il se retourna une dernière fois vers cet homme étrange qui l’avait sauvé à deux reprises, sachant pertinemment que jamais il ne le reverrait. Et, à bord de la pirogue, il prit la direction de la Grande Cité. Il allait trouver Isha et découvrir ce qui l’attendait là-bas…

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