1: L'EDEN

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Le jeune homme se réveilla au beau milieu de la nuit, en nage, le front brûlant. Les draps humides et glacés lui collaient au corps.

C’était toujours le même rêve, ce cauchemar qui lui revenait par bribes comme pour le hanter, avec cette odeur de mort, cette fin qui se répétait encore et encore, nuit après nuit. Il se revoit dans un berceau. Soudain, des flammes menaçantes, envahissent la chambre, se rapprochant dangereusement du bébé immobile. Les poupées de chiffon se mettent à cracher une fumée noire, poupées misérables, autrefois rassurantes, qui étaient devenues, au fil des nuits le symbole d’une enfance à jamais perdue. À chaque fois, il voit un homme le sauver des flammes puis pénétrer dans ce brasier immense pour retrouver sa femme. Le souvenir d’un temps suspendu où se mêlent espoir et effroi. C’est à ce moment-là que la maison s’effondre sur elle-même, lui arrachant ses parents.

Durant cette terrible nuit, Nahul avait tout perdu. Il était orphelin…

***

Ranou, qu’il considérait comme sa mère, lui prépara comme à son habitude un petit déjeuner en chantonnant un air ancestral. Elle connaissait les frayeurs nocturnes de Nahul et respectait le fait qu’il ne lui en parle pas. Tous deux étaient très pudiques, et elle savait qu’ainsi son fils pensait la préserver. Ces mélopées étaient le moyen qu’elle avait trouvé pour l’apaiser, et cela semblait fonctionner... Au moins un petit peu, se disait-elle pour se rassurer. Elle s’inquiétait pour lui, mais s’interdisait de le lui montrer. De même, ils ne parlaient jamais de cette nuit tragique. Nahul lui était reconnaissant de tout cela : cette délicatesse, ces chansons douces lui faisaient du bien, et les gestes de tendresse qu’ils se prodiguaient chaque jour étaient la preuve pour tous deux, au-delà des mots, de l’amour puissant qui les unissait.

L’odeur de ce qui était pour lui un festin malgré la misère dans laquelle ils vivaient le revigora. Il savait que son meilleur ami, Barnel, arriverait bientôt, alléché par les tranches fumantes de trochi, un plat typique cuisiné à partir de plantes du marais.

Alors qu’il trempait son trochi dans l’infusion brûlante, Barnel apparut par la fenêtre.

— Bonjour m’dame, une p’tite tranche pour un pauvre pêcheur ?

La vieille dame secoua la tête en riant.

— Mais entre donc, mon chéri. Et cesse tes pitreries !

— Merci Ranou !

Barnel était bronzé à la manière des habitants des marais, la peau cuivrée, les cheveux longs, bruns avec des reflets dorés. Il était le frère que Nahul n’avait jamais eu. Et il est vrai qu’ils se ressemblaient énormément, hormis la couleur de leurs yeux. Ceux de Barnel étaient marron, quand ceux de Nahul tiraient sur le gris.

Ces deux-là s’étaient bien trouvés. Alors que la Matriarche du village tentait tant bien que mal de leur enseigner les rudiments d’un savoir qui était déjà mince, les deux garnements découvrirent ensemble les joies de faire l’école buissonnière et de partir à l’aventure. Quel plaisir que ce goût de l’interdit et même parfois du danger : les marais pouvaient réellement s’avérer pleins de surprises. Il fallait faire attention à chaque instant. Certains reptiles, comme les traznors à la peau épaisse et aux dents acérées, certains poissons même pouvaient avoir raison d’eux à la moindre imprudence. C’est d’ailleurs lors d’une de ces expéditions que leur amitié se scella à jamais. Ce fut comme un pacte de sang.

Nahul suivait Barnel de près lorsque ce dernier se figea. D’abord surpris, Nahul comprit vite ce qui se passait : son ami s’enfonçait dans la vase, prisonnier de cette terre qui le plongeait irrémédiablement sous l’eau sombre et trouble des marais. Si quelqu’un se retrouvait seul dans cette situation, il ne fallait que quelques instants pour qu’il s’étouffe, noyé dans les marécages. Heureusement les deux enfants s’aventuraient toujours ensemble dans les marais – au moins avaient-ils retenu cette leçon de la Matriarche. Nahul se saisit donc d’une liane, qu’il lança à son ami. Il dut user de toute la force qu’il avait, décuplée par le danger que courait Barnel. Mais à force de persévérance, il parvint à l’extraire de ce piège fatal.

Barnel fixa longuement cet être à peine sorti de l’enfance qui avait réagi si promptement et avec tant de sang-froid, le sauvant d’une mort certaine. Désormais, il avait une dette. Entre eux, ce serait à la vie à la mort !

À proximité de cet obstacle, ils firent une découverte tout aussi inattendue : un esquif au profil inconnu, plus large et un peu plus long que les pirogues qu’ils utilisaient pour se déplacer sur l’eau. Cette pirogue était suspendue à un arbre, coincée entre deux branches, couverte d’un entrelacement de végétation qui voulait pénétrer sa coque. Mais celle-ci tenait bon. Cet étonnant navire s’était échoué d’on ne sait où…Ils se promirent de découvrir le secret de l’embarcation.

Leur amitié était à son image : défiant les fissures du temps, jamais elle ne se briserait…

— Alors, morfale, tu apprécies mes trochis apparemment !

La voix douce de Ranou sortit Nahul de ses pensées. Comme toujours, ce glouton de Barnel avait tout dévoré.

— Je me suis régalé Ranou, merci…Ma mère cuisine moins bien que vous en tout cas. Les siens sont toujours ratés, pas assez, ou alors trop cuits…

-Tu viens, Nahul ?

Ils avaient passé l’âge d’aller à l’école. Plus vraiment des enfants mais pas encore des adultes, ils avaient le devoir de participer à l’approvisionnement en nourriture de la communauté. Chacun avait son rôle à jouer. Les jeunes filles cueillaient les plantes, les algues et les baies comestibles. Les jeunes gens, eux, étaient chargés de la pêche et, lorsqu’ils seraient devenus des Inens, certains seraient sélectionnés pour partir à la chasse.

Pister et tuer les bêtes des marais était bien plus dangereux que la pêche. Les poissons constituaient la principale ressource de nourriture. La viande, elle, se faisait rare, très rare même à certaines périodes. Les chasseurs partaient pendant des lunes avant de revenir avec des trophées qui faisaient la joie du village et la fierté des héros. Leur retour était l’occasion de faire une grande fête où un feu gigantesque crépitait dans la nuit, tout le village se régalant des meilleurs morceaux de viande de la Grande Traque !

Les deux jeunes gens s’enfoncèrent dans le marais en pirogue. L’un ramait pendant que l’autre dirigeait la pirogue à l’aide d’un bâton qui touchait la vase des fonds, se frayant un passage entre les racines des arbres, créant un sillage dans les particules verdâtres qui recouvraient les eaux tranquilles. Mais ce qu’ils ne disaient à personne, c’est qu’ils connaissaient un bon coin de pêche plus loin dans les marais, à une distance dépassant de loin celle autorisée par la Matriarche. Et pour y parvenir, ils utilisaient la pirogue qu’ils avaient descendue de l’arbre et rafistolée. Fiers de partir en expédition avec leur propre embarcation, ils s’étaient rendu compte que, pour une raison qui leur échappait, la pêche était meilleure à son bord. Les poissons semblaient ne pas connaître ce type de pirogue et peut-être se laissaient-ils surprendre… Toujours est-il que les autres adolescents jalousaient quelque peu la chance répétée des deux amis qui contribuaient grandement au bien-être de la communauté.

— Tu crois qu’ils vont nous proclamer Inens ? lança Barnel.

— Peut-être…

— Avec tout le poisson qu’on ramène, ils devraient !

— Il faut faire confiance à la Matriarche. Il n’y a qu’elle qui pourra nous dire quand on sera prêts.

— Avec tout le respect que je dois à la Matriarche…

— Barnel, on n’est plus des enfants. À l’époque on se permettait de sécher les cours, mais maintenant… si on veut être des Inens, on doit se comporter comme tel.

— Tu as certainement raison, murmura Barnel, en rougissant de s’être montré aussi peu mature.

Nahul vit la gêne de son ami.

— Mais c’est vrai que je ne serais pas contre un banquet à notre arrivée…

— Et avec un feu de fête tant qu’on y est !

Ils rirent tous deux de bon cœur.

Naviguant encore quelque temps dans des eaux qu’ils connaissaient sur le bout des doigts, ils parvinrent à leur lieu de pêche. Ils montèrent les lignes sur des cannes faites d’un bois à la fois robuste et souple, puis les lancèrent, attendant qu’un poisson veuille bien mordre.

L’attente ne fut pas longue : le bouchon de Barnel tournoya sur lui-même.

— Ça, c’est bon signe. Un ginter, je dirais !

— Carrément !

Barnel scruta le bouchon. Lorsqu’il plongea, le jeune homme tira de toutes ses forces, ferrant le poisson, et alors commença la lutte.

— Il a l’air gros ! Viens m’aider Nahul !

Ils s’y mirent à deux. Le combat fut assez long. Enfin le poisson se fatigua et se laissa ramener sur le bord du bateau. Barnel maintenait la tension en gardant la canne en l’air tandis que Nahul sortit un énorme crochet pour le hisser, non sans peine, jusqu’à l’intérieur du bateau.

Fiers d’eux, ils relancèrent les lignes. Ce fut encore une fois Barnel qui eut la chance de voir son bouchon couler. Mais cette fois la traction fut beaucoup plus puissante, si puissante qu’elle entraina la large pirogue avec elle. Ils tenaient la canne à deux. Rien de ce qu’ils avaient déjà pêché ne ressemblait à cela. Ils s’éloignèrent de cet endroit connu pour s’enfoncer plus profondément dans les territoires interdits…

Les deux adolescents se concentraient sur ce monstre invisible, oubliant le monde qui les entourait, arbres et racines défilant à toute vitesse… les deux amis faisaient ce qu’ils pouvaient mais bientôt le courage vacilla et la peur commença à s’installer. Nahul eut une idée : il brisa la rame et tenta d’atteindre l’animal. Au début il n’y parvint pas, mais après de nombreux essais la pointe de bois fendu atteignit son but. Du sang apparut dans l’eau saumâtre, mais le monstre ne semblait pas faiblir. À force d’acharnement le bateau avait ralenti un petit peu, mais il continuait sa course dans les marécages de plus en plus sombres.

Soudain des lumières apparurent. Des cris de meute envahirent le silence des marais. Des cris qui auraient pu être terrifiants si les jeunes gens ne les avaient pas reconnus : les guerriers du village ! Ils étaient sauvés…

Les chasseurs surgirent de toute part, plongèrent dans l’eau et une dizaine de lances transpercèrent l’animal, qui rendit l’âme, après un ultime soubresaut. Ce n’était pas un poisson mais un hurden, un animal amphibien à la chair fortement appréciée par la tribu.

Une fois la proie sortie de l’eau, le chef des chasseurs s’approcha d’eux. Nahul et Barnel pensaient qu’ils allaient se faire houspiller, mais ce fut tout le contraire.

— Vous avez été braves ! Cette prise appartient à la meute autant qu’à vous. Il vous revient de réaliser le rituel de communion.

C’était un honneur immense. Il s’agissait de retirer le cœur de la proie et de verser le sang de la bête sur un arbre afin de remercier la Nature pour ce cadeau, dans la certitude que ce sang rendu à la Nature permettrait au chasseur de refaire un jour prochain une prise de cette qualité d’âme.

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