Faute

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Son malheur fut si grand, alors qu'elle rentrait du lycée et les vit : ils semblaient si heureux dans leur bulle dont elle était exclue. C'était une déchirure : ils l'envoyaient loin pour mieux l'oublier, imaginer qu'elle n'existait pas. Sous les sourires de façade offerts au monde, rien n'allait comme ils le prétendaient. La peur du jugement, la crainte du rejet les contraignait à une attitude modèle. C'était entièrement superficiel, et cette différence de comportement envers elle perturbait au plus haut point la jeune femme qu'elle devenait.

Je t'aime.

Va-t-en.

Et puis je t'aime.

Finalement non, retourne d'où tu viens.

Elle appartenait au néant. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, mais une ombre qui pouvait encore se solidifier. Tout n'était pas perdu. Il suffisait qu'ils lui sourient. Il suffisait qu'ils la félicitent pour ses résultats sinon excellents, au moins stables. Il suffisait qu'ils lui disent ce gros mot magique : je t'aime. Ainsi elle serait si heureuse, se jetterait dans leurs bras, et ce serait le début d'une toute nouvelle histoire, dans laquelle personne ne ferait plus jamais semblant.


* * *


Mais c'est plus fort qu'eux évidemment. Un seul geste agréable à mon encontre ne peut venir de leur part. Lorsque je rentre du lycée après une semaine épuisante, ils sont tous là, murés dans un silence dont je me sens responsable. C'est presque comme si j'avais pu les entendre rire avant d'ouvrir la porte. Je suis d'ailleurs certaine que c'est le cas. C'est à peine s'ils me saluent, mais de toute façon je m'en fiche puisque je ne compte pas donner la moindre réponse. Je jette mon sac dans un coin près de l'entrée.

Je m'assois sans un regard pour personne, car le repas est déjà prêt.

Je pourrais dire à quel point ma semaine s'est avérée ennuyante, ne serait-ce que pour créer de la conversation, mais je n'y arrive pas. Je n'y arrive plus. Parce que c'est trop difficile d'ouvrir la bouche pour prononcer des mots qui me font mal. C'est trop compliqué d'affronter le fait qu'ils se sont désintéressés de moi et de ce qui peut bien m'arriver. Ma sœur entame la discussion : c'est toujours comme ça. Petit à petit tout le monde y met du sien, sauf moi, la cinquième roue du carrosse, une fois encore éclipsée dans un coin de la tablée.

Mais je m'en fous.

Vivement que je sois majeure pour partir.

D'ailleurs ça m'étonne bien qu'ils ne m'aient pas fichue à la porte. Qu'ils ne m'aient pas confiée à une tante si lointaine que je ne risquais pas de les revoir, ou à une personne dont ils ne connaissent rien, mais tant pis pourvu que je sois loin d'eux.

Et c'est sûrement pire.

D'être restée ici, toutes ces années, à supporter tout ça.

J'aurais dû partir.

Ils auraient dû me chasser.

Finalement tout se serait ainsi mieux passé pour tout le monde.

Lassée des conversations par lesquelles je ne cherche même pas à me sentir concernée, je me lève et débarrasse mon assiette.

C'est sans compter sur mon paternel, qui décide subitement que mon comportement n'est pas acceptable. Il essaie de me parler, mais je n'ai pas envie d'écouter. Tu as voulu m'ignorer jusqu'ici ? Alors laisse-moi tranquille maintenant.

Il m'attrape le bras.

Il serre.

J'ai mal. Je lui dis. Il le sait. Il le sent.

Mais il n'en a rien à faire, parce qu'il veut que j'entende. Mais je ne veux pas et me débats.

  • Va te faire foutre !

C'est si spontané que je n'ai pas le temps de retenir mes mots. Il me gifle. J'ai encore plus mal.

Et puis il crie.

Brique par brique avec ses mots, il fait tomber le mur qui m'a protégée toutes ces années durant lesquelles leur silence me blessait. Il me tue avec la voix que je rêvais d'entendre à mon égard. Son ton, ses phrases : des coups de poings dans le ventre. Des coups de couteau dans le cœur.

Je n'en peux plus. Et ça y est, j'y suis, au point où ça va mal finir.


Je vois le couteau.

Je sais ce qui va se passer.

Mais je ne le veux pas ! Je refuse que ça arrive encore une fois ! J'essaie de retenir mon bras, mais je n'ai pas le contrôle. Arrête, arrête !

Je m'en saisis, et tout se passe extrêmement vite. Avec une force que je ne me connaissais pas, ou bien la chair humaine est comparable à du beurre, j'enfonce la lame dans la poitrine.

Un coup, qui crée un choc : une opportunité pour moi.

Deux coups, trois coups.

Il réagit à cet instant seulement, mais déjà le sang gicle. Déjà il est vidé d'une partie de ses forces. Il m'a lâchée, mais moi je ne le lâche pas, et je continue. Il crie, il me griffe, faute de réussir à me faire plus de mal.

Quatre, cinq, six, sept.

C'est fini. Pour lui, mais pas pour moi. J'ai encore à faire.

Ma mère me facilite la tâche en ayant rejoint la cuisine. Je lève le couteau, mais elle tente de fuir en criant. Alors ja la poignarde dans le dos : les lâches ne méritent que ça.

Elle m'a pourri la vie. Un.

Elle l'a décidé. Deux.

Elle l'a choisi. Trois.

Elle n'a jamais pardonné. Quatre.

Elle n'en est jamais venue à se dire que je n'avais pas voulu ça. Cinq.

Elle le mérite. Six.

Elle n'est pas ma mère ! Sept.

Une mère n'a pas peur de son enfant. Huit.

Une mère n'en favorise pas l'un au détriment de l'autre. Neuf.

Elle est peut-être encore vivante. Mais en cet instant, c'est ma sœur qui effleure violemment mon esprit. Cette salope qui n'a jamais fait que me regarder comme si j'étais un monstre, comme si elle était en danger en ma présence. Elle ne vaut pas mieux qu'eux, à avoir adopté leur comportement, me reniant par la même occasion et m'enfermant à double tour dans ma solitude.

Je pourrais m'arrêter là. Mais ça ne me suffit pas. Il m'en faut plus. Et je ne peux pas cesser tant qu'elle est en vie.

L'odeur du sang sur mon visage et mes vêtements me prend à la gorge, mais je dois finir.

Et ses yeux rivés sur moi, agrandis par la peur n'y feront rien. Je vais la tuer.

Elle me supplie, elle pleure, elle prononce mon nom, ce fameux prénom par lequel on ne m'appelait plus. Nos regards s'accrochent. Je sens bien que tout comme elle, je verse des larmes. Mon corps entier se met à trembler.

Soudain je prends conscience de ce que j'ai réellement fait, de ce que je m'apprête à faire. Je laisse tomber le couteau. Bon sang, j'ai voulu la tuer ! Comment ai-je pu penser une seule seconde à lui faire du mal ? Je baisse les yeux vers elle, prête à m'excuser, comme si quelques mots pouvaient suffire à justifier mon massacre. Mais j'ai espoir.

Seulement Candice ne me regarde pas. Candice regarde le sol.

Candice regarde le sang qui quitte son corps.

A l'intérieur de moi, tout hurle. Rien n'est silencieux.

Il s'agissait de ma seconde chance, et elle est morte.

Alors, sans avoir la force de changer ce qui peut encore l'être, parce que ça n'a plus d'intérêt pour moi, je me saisis du couteau de cuisine, une dernière fois.

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