Un peu plus de 200 ans plus tôt.

Sang-Mêlé se réveilla dès les premières lueurs de l'aube traversant sa fenêtre. Lorsqu'il se redressa, il arrangea le vieux manteau miteux qu'il ne quittait jamais. De manière rituelle, il vérifia que les coutures grossières au niveau des manches soient encore suffisamment solides pour ne pas dévoiler la moindre parcelle de ses mains. Il vérifia également celles à ses chevilles visant à parfaitement dissimuler ses pieds nus.

Depuis qu'il avait été recueillis ici, il avait découvert que les gens de la ville portaient des chausses, contrairement aux elfes noirs. Il se demandait quel effet cela procurait d'en porter, trouvant que ça donnait aux gens une apparence plus respectable.

Restait plus qu'à parvenir à se lever. Entre son bras droit et sa jambe gauche à moitié paralysés, cette tâche avait toujours constitué une épreuve.

Des coups résonnèrent contre sa porte. Cela avait beau faire un mois que Sang-Mêlé était ici, il ne parvenait pas à s'habituer à cet égard à son encontre. L'adolescent était plutôt habitué à se faire traîner de force pour les expériences les plus sordides sans jamais avoir le choix, avec moins de respect que l'on donnerait à un animal ou à un objet.

• Je vous en prie, Maître, se força-t-il à articuler.

Sang-Mêlé avait également commencé à modifier peu à peu sa manière de parler, ayant découvert que ce type de formulation en imposait bien plus que des vulgarités et des mots brutaux. Petit à petit, il s'auto-éduquait.

Valkor apparut sur le seuil de la porte, mais resta à l'extérieur.

• Aujourd'hui, je t'entraîne sur un sujet essentiel : ta motricité.

L'adolescent ne répondit rien. Il avait déjà signifié à Valkor que ce sujet était peine perdue avec lui, mais l'Apokeraos n'était pas de cet avis.

• Ton corps est différent, tu t'épuises à t'acharner, lui expliqua-t-il, dans ton cas, il ne sert à rien d'essayer de faire les mêmes gestes que les autres. À quel point maîtrise-tu ton bras ?
• Je peux à peine bouger les doigts, renseigna docilement Sang-Mêlé, mon bras est comme un boulet lourd qui pend sur mon épaule. Il est pratiquement inerte.
• Si tu es capable de remuer les doigts, ne serait-ce qu'un peu, contra Valkor, cela signifie que ton bras n'est pas si inerte que ça. As-tu déjà ressenti la douleur dessus ?
• Il me semble. Mais bien moins que sur l'autre.
• Parfait. Cela signifie que les connexions nerveuses sont là malgré-tout. Essaie de t'appuyer dessus pour te relever en t'aidant de ta jambe valide, au lieu d'utiliser tes deux jambes pour te relever.

Sang-Mêlé essaya. Il redouta de tomber, mais à sa surprise, il parvint à se mettre debout avec bien moins de difficultés que d'habitude. Pour la première fois de sa vie, il ne manqua pas de perdre l'équilibre. Il regarda l'Apokeraos qui l'invita :

• Viens avec moi. Nous allons avoir besoin d'espace pour la leçon d'aujourd'hui.
• Je ne veux pas de témoins, exigea aussitôt l'adolescent.

Le malaise s'était emparé de lui. Il ne supportait plus le moindre regard à son encontre. Cela lui rappelait trop sa prison et cette vie qu'il avait à peine quitté un mois plus tôt.

• Vous me l'aviez promis... souffla-t-il, l'angoisse commençant à le submerger.
• Je me suis assuré que nous soyons seuls et que nous ne serons pas dérangés, lui confirma posément Valkor, n'oublie pas que je suis Directeur de cette académie.
• Et s'il y a une attaque ?
• L'unité de protection de Sheyral est suffisamment forte pour se débrouiller sans moi. Auquel cas, j'interromprais cette séance et partirai pendant que tu m'attendras dans ta chambre comme d'habitude. Tu n'as rien à craindre, Sang-Mêlé. Personne d'autre que nous ne participerons à cet entraînement. Tu as déjà fait un grand pas en m'accordant ta confiance pour t'emmener jusqu'ici. Continue sur cette voie, veux-tu ? Le jour où je te prouverai que mes paroles ne valent plus rien, tu seras en droit d'en douter.

Sang-Mêlé ne répondit pas, appréhendant toujours une autre manipulation à son égard. L'absence d'instruction lui pesait de plus en plus sur les épaules. Il admirait les impressionnantes capacités de déduction de Valkor. Le savoir permettait de développer la réflexion, et de moins subir les manipulations d'autrui. Il ne connaissait rien d'autre du monde à part la violence à tous les niveaux. L'adolescent se sentait atrocement vulnérable avec ce manque total d'instruction.

Il suivit Valkor jusqu'à une cour, en effet déserte. Il en profita pour se découvrir la tête, dégageant ses cheveux noirs de son col.

Soudain, Valkor balaya l'arène de son imposant corps de serpent. Sang-Mêlé n'eut pas le temps d'esquiver et se retrouva projeté sur le sol.

• Relève-toi, entendit-il.

Incapable de plier sa jambe, Sang-Mêlé fit de son mieux pour obéir. Se relever à partir du sol lui était bien plus difficile qu'en étant assis sur quelque chose. Il finit par y parvenir, mais dans un temps atrocement long. En combat réel, il aurait eu le temps de se faire abattre plusieurs fois, déjà. La honte l'envahit, à l'idée du regard que Valkor pourrait lui porter en cet instant.

• Rappelle-toi ce que je t'ai dit tout à l'heure, lui fit-il, tu dois bouger de manière adaptée à ta condition, même si je suis convaincu que l'on peut améliorer au moins un peu ta motricité. Au moins jusqu'au jour où tu accepteras de te faire examiner pour avoir droit à des soins plus adéquats.

Sang-Mêlé réprima un frisson et eut même un léger mouvement de recul. Il ne riposta pas, mais n'en pensa pas moins : plus jamais il ne se laisserait manipuler par qui que ce soit. Que cela soit psychiquement ou physiquement. Encore moins avec le corps qu'il avait et qu'il prenait soin de cacher.

• En dépit de ta condition, tu as deux jambes, lui expliqua Valkor, contrairement à moi.
• Mais vous êtes fort, c'est différent.
• Crois-tu vraiment que mes talents soient innés, Sang-Mêlé ? Au contraire. J'ai eu de nombreuses années pour les développer et les parfaire. Tu es trop exigeant envers toi-même. Tu n'as que 16 ans. J'en ai déjà trois cent. Comment veux-tu égaler ma longue expérience ?
• J'aurais déjà pu acquérir certaines choses...
• Tes bourreaux ne t'en ont jamais laissé l'occasion, Sang-Mêlé. Tu as été élevé comme du bétail expérimental.

Sang-Mêlé se raidit :

• Je ne vous ai jamais dit ça.
• Je n'ai pas besoin que tu m'en parles pour le deviner, contra calmement Valkor, n'oublie pas : mon expérience est très longue, et tu n'es pas le premier enfant que je ramasse au cours de mes voyages pour le sortir de sa condition misérable. J'ai vu de tout. Si j'admets que tu es quand même le premier qui entre dans cette catégorie, je dispose de d'autres détails qui me dévoilent ton histoire, même sans la connaître dans les détails ni dans quel but tu as eu droit à cette vie.

Sang-Mêlé prit un instant pour réfléchir. Son but était d'apprendre. Avec Valkor, il tenait une chance inestimable pour acquérir les compétences qui lui manquaient. Alors il lui demanda :

• Enseignez-moi.
• Ta conduite en général. Il y a un mois, ton premier réflexe à mon égard a été de me menacer avec une dague. Ton aversion du contact est plutôt extrême aussi, au point où tu as tendance à devenir aussitôt agressif quand je te parle de te laisser accéder à des soins qui pourraient vraiment t'aider. Rester en contact avec moi te coûte encore quelques efforts, ta confiance envers toi-même et les autres est aussi solide qu'une flammèche face au vent, et tu es encore incapable de tolérer une autre présence que la mienne. Et enfin, il y a l'état déplorable dans lequel je t'ai trouvé. Je pourrais te citer bien d'autres détails, mais ceux-là sont les plus voyants.

Sang-Mêlé encaissa. Ces observations ne lui plaisaient pas, mais au moins, il était enfin en mesure d'y réfléchir et de tirer ses propres conclusions pour évoluer, il l'espérait dans le bon sens.

Valkor glissa jusqu'à lui afin de rencontrer son regard :

• Sang-Mêlé, écoute-moi attentivement : commence déjà par cesser d'être aussi dur envers toi-même. Ne rien savoir ne signifie certainement pas manquer d'intelligence. De la réflexion, tu en as à revendre. C'est seulement que personne ne t'a appris jusqu'ici à développer cette capacité latente chez toi. Exactement comme lorsque l'on apprend à un enfant à marcher ou à parler. On lui apprend, mais en même temps, il imite. C'est un peu pareil pour le développement de l'intellect. Crois-moi, les elfes noirs sont les pires en cette matière. Je suis même agréablement surpris que tu sois capable de te remettre en question et d'avoir su identifier tes lacunes. Et je vais t'y aider. Tu ne t'en rends peut-être pas compte, mais en un mois, tu as déjà fait beaucoup de progrès. Crois-en mon expertise. Tu as des pouvoirs extraordinaires et tu es intelligent. Aie confiance en toi.
• Comment puis-je accéder au savoir si je reste incapable de lire et écrire ?

Valkor sourit :

• Tu vois. Crois-en mon expérience, beaucoup de personnes dans ton cas n'ont pas cette réflexion. Cela ne signifie pas qu'elles ne sont pas intelligentes, mais le fait que tu aies été capable d'avoir cette analyse sans avoir eu personne pour te le souffler est une preuve que es capable d'aller très loin. Tu as seulement besoin d'apprendre à développer les mécanismes de réflexion. Pour te répondre, ne t'en fais pas : j'ai déjà prévu de t'instruire là-dessus. Apprends à réfréner ton impatience.
• J'ai assez attendu ! s'énerva l'adolescent.
• Qu'est-ce que je viens de te dire ? le reprit Valkor.

Sang-Mêlé se tut, se rappelant ce à quoi il s'était engagé : il avait lui-même demandé à devenir l'Apprenti de Valkor. Il s'était aussi engagé en ce sens à l'écouter et à suivre ses directives sans les remettre en question.

• Je sais que c'est frustrant, lui concéda l'Apokeraos, tu as eu l'impression d'avoir perdu tes premières années de vie, et c'est vrai. Mais on ne peut pas tout apprendre à la fois. S'il te plaît, fais-moi confiance. Tu apprendras tout en temps et en heure. Tu es du genre à apprendre très vite, ça t'aidera, crois-moi. Tu es encore très jeune. Tu as encore toute la vie devant toi pour expérimenter et apprendre, surtout maintenant que tu es sorti de cette vie. Mais comprends que tu étais dans un tel état, tant sur le plan psychique que physique, qu'il t'aurait été impossible de développer tes compétences latentes.

Sang-Mêlé ne répondit pas et préféra détourner le regard, encore gêné à l'idée de s'être affiché ainsi malgré-lui devant Valkor.

• Maintenant, en place, lui ordonna son Maître, je vais t'apprendre comment te déplacer en cas de danger. Je pense que tu t'en sortiras davantage si tu combines habilement ta magie en même temps. Mais nous verrons ça une autre fois. Tu es gaucher, n'est-ce pas ? Alors ça peut être ta chance ! La majorité des personnes sont droitières, tu peux donc jouer là-dessus pour dérouter tes adversaires dans un premier temps. Je vais te montrer. Prends ta dague et attaque-moi.