Chapitre 1

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« Comment arrives-tu as nourrir ta famille ? Comment peux-tu lutter chaque jour pour trouver la moindre trace d’eau, la moindre trace de racine à te mettre sous la dent ?

—Je cherche des heures. Je marche jusqu’à sentir la corde de mes chaussures, jusqu’à m’écorcher les jambes. Jusqu’à sentir mes lèvres craqueler par le vent. Et puis j’avance jusqu’au bout, car je n’ai pas le choix.

—Est-ce que cela te rend heureux ?

—Pourquoi le serais-je ? Pourquoi ne le serais-je pas ?

—Tu m’as l’air fort. 

—J’attaque et je ne rate pas ma proie. Il y en a trop peu par ici pour se le permettre.

—Tu aimerais que ce soit plus facile ?

—Je ne sais pas.

—Tu luttes ici pour survivre. Cela ne te dérange pas ?

—C’est ainsi qu’il faut faire.

—Tu n’as pas peur de mourir ?

—… Peut-être… Je ne sais pas.

—Tu veux venir avec moi ?

—Pour quoi faire ?

—Car tu n’es pas obligé de rester ici, de souffrir, de mourir de faim et de soif chaque jour qui passe. Car il existe un monde où la nourriture, et l’eau, et l’alcool, et le feu, et la joie coulent à flots. Un monde où il fait bon vivre pour un travail dérisoire.

—Et où est-ce ?

—Pas si loin que ça. Il suffit de me suivre.

—Juste te suivre ?

—Et d’écouter ce qu’on te dit. Ça t’intéresse ?

—Je ne sais pas. Je dois faire quoi ?

—Ce que tu fais chaque jour. Te battre.

—Me battre ?

—Oui. Tu vois cette armée ? Elle a besoin de gens comme toi. Du genre qui n’a pas froid aux yeux.

—C’est quoi une armée ?

—Un groupe prêt à t’accueillir. À te nourrir. À te réchauffer et à t’habiller. Ça te dit d’essayer ?

—Et il suffit d’écouter ?

—Oui.

—Et je n’aurai plus jamais faim ? Plus jamais froid ? Je n’aurai plus peur des prédateurs, ni du temps, ni du vent ?

—Plus jamais.

—…

—Alors, tu en dis quoi ?

—Pourquoi pas.

Dans les vastes Terres de l’Est, aux portes de l’Empire des Tigres, se déployaient les grandes plaines balayées par le sable et les vents glacés. C’était une lande étendue jusqu’à la mer, peu fertile et sauvage, où vivaient quelques peuplades indomptées. Délaissées par les autres pays du monde entier, elles vivaient perdues au cœur des éléments, en harmonie avec la terre mais luttant chaque jour pour leur survie. 

Loup naquit dans l’un de ces petits villages mouvants, bercé par le vent. Il y vécut une enfance rude et difficile, mais complètement libre, sans autre souci que celui de vivre. C’est pourquoi, quand il vit l’immense procession d’hommes armés, ses couleurs chatoyantes levées haut vers le ciel, ses grands drapés claquant au rythme des bourrasques, il crut un instant voir des dieux arriver. Il était encore jeune, propice à l’aventure et au changement, prêt à devenir un loup féroce au service d’un souverain. Et ils les suivirent un peu plus vers l’Est, pour obéir à un homme dont il ne savait rien.

Entré au service d’une petite légion extérieure à l’Empire, Loup a été élevé par la lame, dépêché pour surveiller les frontières sans cesse battues par les nomades et les peuples guerriers venus des montagnes. Fidèle et doué pour le sang, il grandit parmi l’élite étrangère et ne rechignait jamais à la tâche. 

« Des pillards ont encore attaqué la ville sud. Le commandant réclame une expédition punitive. »

Ce jour-là était un jour comme les autres. L’armée qui l’avait accueillie marchait encore, comme chaque heure qui passe, et patrouillait le long des chemins sablonneux. Le capitaine regardait Loup avec des yeux luisants, mais aucune hargne ne s’échappait de ses lèvres. On venait de lui apporter un message sur un parchemin froissé, qu’il avait ouvert sans hâte. Il avait les cheveux mi-longs, ébouriffés jusqu’aux oreilles, qui lui donnaient un air enjoué et plus jeune malgré ses quarante printemps passés. D’un tempérament sage, Azor –car tel était son nom, était responsable depuis des années des jeunes recrues embarquées dans la milice frontalière. Un peu comme leur père, ou peut-être leur berger, il avait vu grandir la moitié de son groupe au rythme des saisons. Loup, bien sûr, était son préféré : fort et assuré, il en avait fait son bras droit le plus dévoué. Ce dernier n’était désormais plus un enfant mais bel et bien un homme, avait déjà tué son premier ennemi depuis bien longtemps, et ne craignait plus rien de la guerre. C’était un soldat à la solde de l’Empereur.

« Doit-on passer par le flanc de montagne ? demanda Loup, attendant les ordres.

—Et les prendre par surprise ? Ce serait une belle revanche ! »

Azor fit un large sourire, ravi de voir son protégé aussi bon stratège. 

« Tu connais ces terres mieux que personne. Tu nous guideras vers eux à couvert. Mais passons d’abord à la ville nous reposer ! » 

Le chien de guerre tapa sur l’épaule du jeune homme qui baissa la tête en souriant silencieusement. 

« Et tu sais ce que ça veut dire ? continua le capitaine d’un air enjoué.

—De l’alcool et des femmes ! » s’écria Loup avec joie.

Tous les hommes derrière eux poussèrent un cri enthousiaste, fatigués de marcher des heures dans la poussière.

Ils leur fallut quelques heures encore pour approcher les portes de la ville. Elles étaient grandes ouvertes, chose inhabituelle par les temps qui courent. En s’approchant de la grande palissade de bois faisant face à l’immensité des plaines, on pouvait voir plusieurs ouvertures ; et les battants brisés du portail gisaient au sol. La ville n’avait plus de portes, ce qui compliquait bien les choses pour la protéger. 

« Vous croyez qu’il reste à boire… ? » demanda l’un des compagnons de Loup, inquiet.

Le jeune homme, les cheveux fouettant son visage, avait déjà flairé l’odeur du sang. Les oreilles bien droites, il écoutait au loin les pleurs des habitants, les plaintes des personnes attaquées depuis peu.

« Je crois qu’il va falloir être convaincant » murmura Loup en grommelant. 

Le bataillon pénétra enfin la ville en désordre. Quelques personnes trainaient dans les ruelles, aidaient les personnes les plus touchées, essayaient de combler les toits prêts à s’écrouler. Des femmes, des enfants en larme venaient les supplier, les invitaient à se diriger vers la demeure du Seigneur de la cité. Ce dernier était encore cloîtré chez lui, apeuré, et mit plusieurs minutes à leur ouvrir. Azor rentra le premier avec méfiance, la main sur le pommeau de son épée. Mais le Seigneur était seul avec sa famille, serrée comme des agneaux apeurés. 

« Vous êtes enfin là ! Voilà plusieurs jours qu’ils pressaient à nos portes ; et vous arrivez bien trop tard ! » lança enfin le seigneur d’un ton emporté. Loup ne put s’empêcher de sourire en sentant sa peur envahir ses narines. C’était une odeur âcre, piquante et désagréable, mais qui réveillait ses instincts. Au fond de la salle, deux femmes surveillaient le jeune homme en silence. Quand il leur lança un regard luisant, elles se mirent à trembler.

« Désolé, Seigneur, nous n’avons reçu le message qu’aujourd’hui, s’empressa de répondre Azor en le saluant.

—Comment est-ce possible ?! 

—Notre bataillon se déplace, ce n’est pas toujours facile de nous trouver.

—C’est pourtant bien pour ça que vous êtes payés. Pour nous protéger ! »

Le capitaine s’excusa encore, continua pourtant sans défaillir.

« Croyez-bien que nous vous vengerons de cette attaque. »

Il marqua un silence, jeta un œil lui aussi vers le fond de la salle. Il reprit enfin :

« Connaissez-vous les dégâts causés ? »

Le seigneur secoua la tête d’un air dépité.

« De la nourriture, de l’or, des objets précieux. Tout ce qu’ils ont pu prendre, ils l’ont pris. 

—Et les morts ?

—Quelques gardes de la ville qui n’ont pas pu en venir à bout. »

Azor hocha la tête, en pleine réflexion.

« Ils étaient nombreux alors ?

—Trente… ou peut-être quarante guerriers. »

Le capitaine sembla évaluer un instant le danger puis fit un petit sourire.

« Ne vous en faites pas. Nous sommes là désormais. Vous reste-t-il de quoi accueillir nos soldats ? »

Le chef de la ville soupira et sembla bien embêté. 

« Dormez ici, capitaine. Vous et vos hommes, vous êtes les bienvenus. Pour les autres, il doit bien y avoir de la place dans les ruines qui nous restent… 

—Ne vous en faites pas, nous saurons être raisonnables ! »

Azor fit un petit sourire rassurant et salua les dames du fond d’un geste de la tête. 

++++++

La corne sonnait depuis déjà bien deux minutes quand Loup se réveilla. La tête en vrac, les cheveux ébouriffés, il se redressa en se tenant le front. Peut-être avait-il un peu trop abusé de la boisson la veille : leur hôte avait été généreux et avait sorti plusieurs bouteilles de sa propre cave, soigneusement cachée et non profanée par les pillards. Finalement, c’était eux qui l’avaient pillée, et ils avaient bu sans compter et profité de la détresse des villageois. 

Il ne fit pas attention à la silhouette féminine cachée, endormie sous les draps de soie, et se releva en grognant. Il enfila enfin ses bottes et attrapa sa chemise avant de sortir sans se retourner. 

Loup n’était encore qu’un jeune sauvage peu expérimenté, et qui ne savait pas toujours se contrôler. Ses compagnons, pareils que lui, avaient causé de grands dégâts en une seule nuit : bien plus qu’aider la cité, ils avaient joui de sa faiblesse. Juste rétribution de leur sacrifice pensait Loup. Dehors, les cris et les rires des servantes résonnaient toujours à travers les couloirs désordonnés. Le jeune homme croisa l’un des autres soldats, encore à moitié saoul, qui essayait de tenir debout en agrippant le mur. 

« Le capitaine nous appelle ! » annonça Loup, amusé.

L’autre homme lui répondit en grommelant, s’accrochant au bois pour avancer.

Une fois arrivé dehors, Loup plissa les yeux, ébloui par le soleil déjà bien haut dans le ciel. Sa migraine lui tapa plus dur sur les tempes et raisonna jusqu’en haut du crâne. La garnison attendait dehors, le capitaine déjà prêt à partir. Quand Loup se mit à ses côtés, ce dernier lui frappa le dos, lui agrippa l’épaule d’un geste moralisateur.

« Ne bois pas si tu vois que tu ne peux pas te lever à l’heure. 

—Je suis à l’heure » marmonna Loup.

Puis il regarda ailleurs, un peu vexé. Azor avait la mauvaise habitude d’agir comme un père, autant dans ses bons que dans ses mauvais côtés.

« Nous n’attendrons pas les retardataires ! » cria ce dernier, à quelques centimètres du visage de son protégé. Loup baissa les oreilles de douleur et fit la grimace.

« Maintenant que vous êtes reposés et repus, il est temps de payer nos dettes. » continua Azor en prenant le pas.

Tous le suivirent sans rechigner. Malgré la nuit mouvementée, l’ordre revint rapidement et personne ne manqua à la sortie de la ville. Dehors, le vent soufflait plus fort encore, faisait claquer leur bannière flottant au-dessus d’eux. Ils avaient une vue imprenable sur l’immense pays frontalier qui leur faisait face, et s’engagèrent d’un pas enthousiaste sur ses terres. 

« Il serait difficile de savoir qui les a attaqué, à vrai dire… Ce n’est pas les tribus qui manquent par ici. »

Azor avait murmuré ces mots à Loup, semblant réfléchir à voix haute. Le jeune homme secoua la tête, indiqua des traces par delà les dunes desséchées. 

« Ils se sont dirigés vers le nord. Il n’y a pas beaucoup d’endroits pour se cacher. »

Le capitaine fit un petit sourire, lui lança presque un clin d’œil satisfait.

« Voilà que tu te mets à réfléchir ! »

Loup fit la moue.

« Tu sais qui les a attaqués. »

Azor ne répondit pas mais continuait de sourire.

« Arrête ça… grommela le jeune homme.

—C’est comme ça qu’on parle à son capitaine ? »

Loup soupira mais ne répliqua pas. Ils continuèrent à marcher en silence, fixant l’horizon. Le prédateur gonfla ses poumons, respira l’air vif avec délectation. Bientôt, il n’y aura plus aucune odeur de la civilisation.

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