Acte II. Scène 1

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Environ un an plus tôt – Mercredi 10 février 2021

FAUSTINE : Salut ma petite anguille. Ça te dérange si mon nouvel employé vient nous rejoindre ? Il devait être en visite ce midi mais, finalement, son rendez-vous a été annulé et il revient manger à l'agence. Ça me fait de la peine de le laisser seul. Et puis, il est vraiment super sympathique. Ça me ferait plaisir que tu le rencontres. Je peux lui donner l'adresse du resto pour qu'il se joigne à nous ? Il est à peine à deux minutes.

MAUDE : Bonjour Maman. Je suis contente de te voir. Ça ne me dérange pas si ton collègue nous rejoint, mais pas si c'est pour parler boulot tout le déjeuner. Après tout, ça fait au moins deux semaines qu'on n'a pas pu manger ensemble.

FAUSTINE : Oui je sais, j'ai eu beaucoup de rendez-vous qui se sont calés en dernière minute. Mais ne t'inquiète pas. Gabin, il n'a vraiment rien à voir avec Jean-Paul. Il doit avoir ton âge. Et il est bon dans ce qu'il fait, mais il sait aussi que le travail n'est pas le centre de la vie. Disons que, contrairement à Jean-Paul, il sait que l'avenir du monde ne se joue pas sur chaque vente. Je lui envoie un texto pour lui dire de nous rejoindre.

MAUDE : D'ailleurs, il devient quoi Jean-Paul ?

FAUSTINE : Il a quitté l'agence il y a six mois. Je te l'avais dit, non ? Il n'a rien dit mais je pense qu'il a dû faire un burn-out, ou qu'il était à deux doigts. Et, heureusement pour lui, sa fille est psychiatre je crois. Ou bien sophrologue ou quelque chose comme ça.

MAUDE : Ce n'est tellement pas la même chose.

FAUSTINE : En tout cas elle a réussi à le convaincre de quitter son boulot et d'aller la rejoindre là où elle vit. Je ne sais pas ce qu'il fait là-bas, mais je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de ventes à faire dans sa cambrousse. En tout cas, c'est à ce moment-là que j'ai embauché Gabin. Il est jeune, mais il fait très bien l'affaire. Et puis il faut avouer qu'il est d'une plus agréable compagnie que Jean-Paul. En parlant d'agréable compagnie, où en est ta quête du grand amour ?

MAUDE : Nulle part Maman, car je n'ai jamais entrepris une telle quête ! Il faut arrêter de vivre au Moyen-Âge. Je n'ai pas besoin d'un homme dans ma vie. J'ai juste besoin d'être bien dans mes basquettes. Et, en ce moment, c'est plutôt le cas, d'ailleurs. Merci de m'avoir demandé ça en premier.

FAUSTINE : Ne te vexe pas, ma petite anguille. Je suis contente que tu sois bien dans tes basquettes. C'est juste qu'une paire de talons ne ferait pas de mal non plus. Et je dis ça aussi bien littéralement que métaphoriquement. Je ne te demande pas spécialement de partir en quête du grand amour. Mais bon, si tu faisais un petit effort pour être un peu plus féminine, un peu moins insolente et ne pas envoyer bouler chaque garçon qui se présente, et si l'amour se présentait au passage, il n'y aurait pas de mal à ça.

MAUDE : Non, il n'y aurait pas de mal à ça. S'il se présentait, je ne l'enverrais pas spécialement bouler. Et je n'envoie pas bouler qui que ce soit, d'ailleurs.

FAUSTINE : Tu vois ce que je veux dire. Tu es un peu brute, parfois. Un peu critique, jusqu'à la limite de l'insolence. Et ça, chez un garçon ça pourrait peut-être encore passer, mais chez une fille, ça n'attire pas spécialement. Peut-être que c'est une réaction moyenâgeuse, mais ça leur fait peur même aujourd'hui, je pense.

MAUDE : Eh bien, si mon grand amour existe, il n'aura pas peur de mon sens de la répartie.

GABIN : Bonjour. Désolé d'interrompre ce grand débat.

FAUSTINE : Bonjour Gabin. Je te présente ma fille, Maude, féministe devant l'éternel.

MAUDE : Enchantée Gabin. Je suis donc Maude, féministe devant l'éternel et insolente devant sa mère.

GABIN : Bonjour Maude. Enchanté également. Je suis Gabin, féministe devant les mortels et insolent devant probablement à peu près tout le monde.

FAUSTINE : Sauf les clients.

GABIN : Sauf les clients, bien évidemment. D'ailleurs, ceux que j'ai vus ce matin étaient particulièrement difficiles. La luminosité…

FAUSTINE : Désolée, petite anguille. Gabin, tu me raconteras tout ça à un autre moment, si tu veux bien. Ma fille a décrété que le boulot était à proscrire de ce déjeuner.

GABIN : Et elle a bien raison. Mais pourquoi petite anguille ?

MAUDE : Parce que, petite, je me faufilais partout et Maman avait du mal à ne pas me perdre de vue.

FAUSTINE : Et maintenant qu'elle est grande, ce sont ses mots qui se glissent partout et son esprit qui se glisse dans tous les interstices.

MAUDE : Par esprit, elle entend mon insolence.

FAUSTINE : Mais non, pas du tout. Ma fille est très vive d'esprit. Ça a parfois ces inconvénients, mais c'est avant tout un formidable don.

MAUDE : Dont je fais très mauvais usage. Un terrible gaspillage.

FAUSTINE : Je n'ai jamais dit ça, petite anguille.

MAUDE : Elle ne l'a jamais dit, mais souvent sous-entendu. Mais parlons d'autre chose. Gabin, comment se passe ton nouveau boulot ? La patronne est sympa ?

GABIN : Je ne sais pas si on parle encore de nouveau boulot au bout de six mois, mais ça se passe très bien. Par contre, je croyais qu'on n'avait pas le droit de parler de boulot.

FAUSTINE : La patronne se demande si elle doit être fière du sens de la répartie de son employé (qui a peut-être autant d'esprit que sa fille), ou si elle doit être inquiète du fait qu'il cherche à esquiver la question.

GABIN : Disons que j'aurai beaucoup de choses positives à dire, mais que je crains de ne pas être en face de juges impartiaux. Et, ne voulant me mettre à dos ni l'une ni l'autre, je préfère vous parler d'autre chose.

MAUDE : Moi j'ai autre chose dont parler. Si ça ne te dérange pas, Gabin, même si je crains que ce ne soit pas particulièrement intéressant pour toi. Je voulais quand même saisir l'occasion de ce déjeuner pour parler à ma mère de ce qui est en train de changer dans ma vie.

FAUSTINE : Ah, donc finalement tu as bien rencontré quelqu'un ! C'est une fille, c'est ça ?

MAUDE : Mais non, pas du tout Maman. Tu as vraiment de ces idées, parfois. Ce n'est pas parce qu'on ne réagit pas comme une groupie devant tous les beaux gosses du coin, que ça veut dire qu'on aime forcément les filles. Ça peut aussi juste vouloir dire qu'on a deux sous de jugeote. Enfin, en l'occurrence ce que j'ai à dire concerne quand même une fille, mais une fille qui part. Tu te souviens de Lisa, ma colocataire ?

FAUSTINE : Bien sûr que je me souviens d'elle ! Et je sais bien qu'il n'y avait rien de romantique entre vous, parce qu'elle n'a jamais eu l'air de te piffrer. Il faut dire que tu devais lui en faire voir de toutes les couleurs. Elle est partie parce qu'elle en avait assez de toi, c'est ça ?

MAUDE : Non, Maman. Elle est partie parce qu'elle a rencontré un garçon. Ça m'étonne que ce ne soit pas la première idée qui te sois venue à l'esprit. Mais il faut croire que ton peu d'estime pour moi surpasse ton préjugé concernant les objectifs et priorités des femmes.

FAUSTINE : Mais arrête donc avec ces sous-entends, s'il te plait, petite anguille. Dois-je te rappeler que je suis une femme indépendante, qui t'a quasiment élevé seule ?

MAUDE : C'est vrai qu'on ne peut pas te reprocher de t'être précipité dans les bras du premier venu. Pourtant, Jean-Paul aurait bien voulu de toi. Il avait sacrément l'air de te courir derrière. Enfin, les cinq minutes par jour où il n'était pas en train de courir derrière les ventes ou l'argent.

FAUSTINE : Je suis tout aussi féministe que toi. C'est juste que je sais aussi le bonheur que ça peut être, d'être deux. Et la difficulté que ça peut être, d'être seule. L'amour, c'est à la fois une grande joie et un grand soulagement. Et je ne parle pas d'un soulagement matériel et logistique, même si c'est aussi ça. Je parle avant tout d'un soulagement émotionnel. Quelque chose qui t'allège la vie. Qui la rend moins lourde, moins sombre, moins pesante.

MAUDE : Mon père est mort quand j'avais huit ans, c'est pour ça qu'elle dit ça. Mais ma vie n'a jamais été lourde, sombre et pesante pour autant. Papa était un homme lumineux, qui plaisantait tout le temps et saisissait chaque occasion qu'il avait pour jouer avec moi. Je pense que ce n'est pas du tout une histoire d'être seule ou en couple. C'est avant tout la question de prendre la décision de continuer de faire vivre cette lumière et cette légèreté là.

GABIN : Je suis désolée pour vous, toutes les deux. Ça n'a pas dû être facile. Je ne sais plus où me mettre, en fait.

FAUSTINE : Ne t'inquiète pas, Gabin. Ça fait un bon moment maintenant. Et je dois dire que Maude a été d'une maturité exemplaire. En fait, c'est elle qui a continué à apporter tout ce bonheur et cette légèreté dans ma vie, même à ce moment où elle était si dure à trouver. Je suppose que c'est pour ça que je n'ai pas ressenti le besoin de me remettre avec quelqu'un. J'avais ma fille, je ne me suis jamais sentie seule. Mais il n'empêche que vous êtes jeunes, et que vous méritez d'avoir dans votre vie un amour et un bonheur comme celui que j'ai pu avoir avec le père de Maude.

MAUDE : J'espère que j'en aurai un qui durera plus longtemps.

FAUSTINE : J'espère aussi pour toi, ma petite anguille. Un amour qui durera plus longtemps, et avec quelqu'un qui saura apprécier ton humour noir.

MAUDE : Tout à fait. Et aussi tous mes autres humours.

GABIN : Il y en a beaucoup ?

MAUDE : Tout dépend de comment on fait le classement. On peut choisir seulement deux catégories : comme par exemple celui de bon-goût et celui de mauvais-goût.

GABIN : Je ne t'imagine pas faire de l'humour de mauvais goût.

FAUSTINE : Tout dépend de ce qu'on appelle mauvais goût. Maude n'est jamais vulgaire ou injurieuse, mais elle peut parfois se montrer blessante, voir méchante.

MAUDE : Je suppose que ce déjeuner a dû te montrer quelques exemples. Je veux dire, c'est compliqué l'humour. C'est subtil et ça dépend de la personne en face. Peut-être que ce que je crois être de l'humour est de la méchanceté, si ça dépend de la personne en face plus que de mes intentions. Mais est-ce que ce ne sont pas mes intentions qui doivent compter ? Mais c'est sûr que ce qui est drôle envers une personne ne le sera pas envers une autre. Et je pense que Maman et moi sommes assez proches pour qu'elle sache ce que je pense et ne le prenne pas mal.

FAUSTINE : Ca ne fait jamais très plaisir de t'entendre sous-entendre à longueur de temps que je te trouve insolente. Mais je comprends que c'est juste un moyen de faire passer un message, je suppose.

MAUDE : C'est pour ça que c'est trop difficile à définir aussi. Parce qu'en même temps c'est pour rire, et en même temps oui, c'est pour faire passer des messages, donc il y a quelque chose qui est vrai. C'est vrai qu'il y a un propos sous-jacent, qui est "ce qui peut être pris pour de l'insolence n'est qu'une expression d'esprit et de caractère qui ne devrait pas avoir de raison d'être mal prise". Mais, en même temps, ce n'est pas vrai, dans le sens où je ne pense pas vraiment qu'elle pense ça de moi de cette manière. Il n'y a pas d'animosité. C'est juste une reconnaissance de la différence de point de vue qu'il peut y avoir.

GABIN : Je crois que l'humour qui s'inscrit dans une relation, celui qu'on peut faire envers, ou avec, les gens qu'on aime, c'est encore mille fois plus compliqué que l'humour tout court.

MAUDE : Exactement. Tout ça pour dire au final qu'il n'y en a pas un seul type, ni deux, mais peut-être dix ou quinze. Ou peut-être autant que de personnes à qui on s'adresse ou que même de phrases qu'on peut dire, ou du croisement des deux. C'est infini en fait.

GABIN : Mais c'est drôle. C'est comme si c'était si complexe que peut-être on ne pourra jamais le débrouiller, et que du coup on n'a plus à s'en soucier. Ca devient simple. Parce que c'est trop complexe pour pouvoir trouver une réponse, donc on n'est plus forcément obligés de se poser la question.

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