Acte II. Scène 2

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Environ un mois plus tard – Vendredi 12 mars 2021

MAUDE : Bienvenue, Gabin. J'espère que l'appartement va te plaire.

GABIN : Merci beaucoup. Ta mère m'a montré des photos, et ça avait l'air vraiment top. Quand on s'est vus au restaurant et que tu as parlé du départ de ta coloc', je n'y ai pas pensé sur le moment, mais c'est vrai que ça fait un bout de temps que je ressens le besoin de partir de chez mes parents.

MAUDE : Tu as envie de prendre ton indépendance, c'est normal.

GABIN : En fait, j'étais plutôt bien chez eux. C'est plus eux qui ont envie que je parte, j'ai l'impression. Pas qu'ils en ont marre de moi : tu verras que je suis un colocataire plutôt agréable, je pense. Mais disons qu'ils doivent penser que ça serait mieux pour moi que je prenne mon indépendance, justement.

MAUDE : C'est surprenant, ça. Toi, tu n'avais pas envie de partir ?

GABIN : Disons que de ne plus entendre leurs reproches me fera du bien. Mais je n'avais pas forcément envie de me retrouver seul. J'aime bien la conversation, l'animation des repas, les discussions, tout ça. C'est pour ça que la colocation, c'est idéal pour moi. Enfin, je ne veux pas non plus m'immiscer. Je ne sais pas comment ça fonctionnait, avec ton ancienne colocataire.

MAUDE : Assez mal, pour tout te dire. Lisa était un peu dans son monde. Une très belle personne, mais carrément pas faite pour la collocation. Elle ne me tenait pas trop au courant de ce qu'elle faisait ou pas, donc pour la logistique c'était parfois un peu compliqué. Et puis on ne coordonnait rien, un peu comme si elle vivait seule quoi. Et surtout, dès que je lui parlais, même juste pour lui dire bonjour ou pour lui demander comme ça va, j'avais toujours un peu l'impression de la déranger. Donc, au contraire, je serai ravie que tu t'immisce dans ma vie. J'aime aussi beaucoup les conversations. Enfin, tu as dû le remarquer, je suppose.

GABIN : Je n'ai aucune inquiétude sur la compagnie. Après, en tant qu'agent immobilier, je me dois d'être un peu regardant sur l'appartement lui-même. J'avoue que ta mère me l'a très bien vendu et que je n'ai quasiment aucun doute, mais il faut que je voie ça par moi-même.

MAUDE : Oui, je vais te faire faire le tour. Mais tu veux peut-être quelque chose à boire, d'abord ?

GABIN : C'est très gentil. Je voudrais bien un café, si ça ne t'embête pas.

MAUDE : Pour tout te dire, ça m'embête un peu. Il faudrait que j'aille jusqu'au supermarché et que je remonte pour te le faire, parce que je n'en ai pas. Je ne bois pas de café, désolée. Puis c'est Lisa qui est partie avec la machine à café, donc ce serait de l'instantané. Thé ? Lait ? Jus d'orange ?

GABIN : Jus d'orange, ce sera très bien. Merci.

MAUDE : Maman t'a parlé du loyer ?

GABIN : Oui. Je t'avoue que c'était un peu juste pour moi. Mais elle m'a proposé une augmentation, donc ça devrait le faire.

MAUDE : J'espère pour toi que ton augmentation n'est pas conditionnée par le fait d'accepter la colocation.

GABIN : Ce qui est certain, c'est qu'elle est très satisfaite de mon travail. Si j'avais eu l'impression que ce n'était pas mérité, je n'aurais jamais accepté.

MAUDE : Mais comment ça se fait que vous en ayez reparlé ?

GABIN : Disons qu'elle m'a entendu dire que je songeais à partir de chez mes parents. J'étais intéressé pour regarder les appartements dans le coin, mais je n'avais pas vraiment le budget. Et je n'ai même pas été foutu de penser à la colocation par moi-même !

MAUDE : En vrai, c'est particulier, la colocation. Tu ne sais jamais avec qui tu tombes.

GABIN : Enfin là, un petit peu, quand même.

MAUDE : Là encore moins que jamais.

GABIN : C'est le moment où tu sors ton couteau et un gros rire machiavélique ?

MAUDE : Exactement. Ça ne t'embête pas, j'espère, d'entendre des conneries toute la journée ?

GABIN : C'est ma définition du bonheur.

MAUDE : Et d'entendre chacune de tes phrases contredites ?

GABIN : Un très bon exercice, aussi bien au niveau cérébral qu'au niveau existentiel. Mais je pense que tu es peut-être un peu fanfaronne pour pas grand chose. Jusqu'ici, je n'ai pas l'impression d'avoir entendu tant de contradictions.

MAUDE : J'attends juste que tu aies signé le contrat.

GABIN : Déjà, il n'y a pas de machine à café.

MAUDE : Tu peux quand même t'acheter une machine italienne, ça ne coûte pas grand chose. Puis, au pire, tu peux te faire du café instantané.

GABIN : Et est-ce que la chambre que je vais avoir permet de placer la tête de lit au Nord ?

MAUDE : Tu te moques de moi ?

GABIN : Oui. Je suis juste surpris que tu t'inquiètes de la façon dont je puisse prendre ton caractère, sans t'inquiéter une seule seconde du mien. Je suis peut-être tout aussi insupportable que toi.

MAUDE : Si tu commences en me qualifiant d'insupportable, peut-être effectivement que tu l'es tout autant.

GABIN : Tu as dit quoi déjà ? Des conneries à longueur de journée et de la contradiction à tout va ? Je peux supporter ça. Mais je peux aussi et surtout t'en donner tout autant en retour.

MAUDE : C'est ma définition du bonheur.

GABIN : Et quelle est ta définition du malheur ?

MAUDE : Le malheur, ce n'est pas ce que je crains le plus. Le malheur, j'ai déjà connu ça : c'est quand tu es au fond du trou et que tu sais très bien que quelque chose ne va pas. Tu sais que ça ne peut pas rester comme ça et que tu es obligé de faire quelque chose pour t'en sortir. Ce qui me fait peur, ce n'est pas le malheur.

GABIN : C'est quoi, alors ?

MAUDE : Je ne sais pas s'il y a un mot pour ça. C'est quelque chose qui serait beaucoup plus pernicieux que le malheur. Quelque chose comme une habituation à une forme de vide. Une vie dépourvue de saveur, mais suffisamment chargée en préoccupations ou en buts illusoires pour ne pas se rendre compte qu'il manque la saveur. Ce serait ne même pas savoir que la saveur est une chose qui pourrait exister, ou ne pas imaginer à quoi elle pourrait ressembler. C'est ça qui me terrifie, je suppose.

GABIN : L'ennui ?

MAUDE : Ce n'est pas exactement l'ennui, mais ça y ressemble, je crois. C'est peut-être une sorte d'ennui qui ne s'ennuie pas. Une vie où tu ne te rends pas compte que tu t'ennuies mais qui, regardée de loin, du point de vue de quelqu'un d'autre, te semblerait ennuyeuse à mourir.

GABIN : Le conformisme ?

MAUDE : Peut-être quelque chose comme ça, mais pas exactement ça non plus. C'est un piège, juste mais qui est partout. Dans le conformisme d'une vie à courir derrière l'argent ou derrière une certaine image du bonheur, il y est probablement. Mais le piège peut aussi se glisser dans certaines formes d'anticonformiste. Je pourrais aller cueillir des champignons, collectionner des pierres ou faire des prières aux Esprits de la Nature, et ça pourrait être tout autant un piège. Tu vois ce que je veux dire ?

GABIN : Je crois. Juste que le pire, ce serait de passer sa vie à poursuivre des choses comme si elles étaient importantes, sans prendre le temps de se demander si ce sont vraiment les choses qui sont importantes pour nous, ou pourquoi elles le sont. Après, je ne sais pas ce qui peut être important pour toi, mais je pense que ça doit être dur d'argumenter sur pourquoi c'est plus important que les Esprits de la Nature, l'argent ou les champignons.

MAUDE : Je ne sais pas l'argumenter, mais je sais le sentir.

GABIN : Tu sens quoi ?

MAUDE : Que des conversations comme celle-là, je ne sais pas si c'est important en soi, mais c'est plaisant. C'est des choses agréables qui égayent la vie, et qui en ce sens sont importantes pour moi. C'est quelque chose qui a trait aux mots, pour moi, beaucoup, je crois. Aux mots et aux idées, je suppose. Quelque chose qui veut dire quelque chose, juste.

GABIN : Les mots aident à prendre du recul sur la vie. Quand tu poursuis d'autres buts, tu te laisse prendre au jeu de la vie. Mais quand tu mets des mots, c'est toi qui te saisis de la vie pour lui donner un sens.

MAUDE : C'est quelque chose comme ça, je crois. Toi aussi, tu ressens ça ?

GABIN : Je ne sais pas. Peut-être. Mais c'est rare. En vrai tous les jours, on fait la plupart des choses qu'on fait pour le reste : les buts illusoires, les choses pas vraiment importantes pour nous. Parce qu'il faut gagner de l'argent, sinon on ne peut rien faire et on ne peut rien être. Parce qu'on se soucie des autres et qu'on veut les satisfaire ou leur faire plaisir.

MAUDE : Mais pourquoi on ne pourrait pas gagner sa vie ou plaire aux gens tout en faisant des choses importantes pour soi ? Ça devrait être possible. Il n'y a pas de raison que ça ne le soit pas.

GABIN : Je suppose. Mais ce n'est pas facile, j'ai l'impression. Des fois, les buts se rejoignent mais pourtant ça n'annule pas le fait qu'il y a une raison qui est première, une préoccupation sur le devant de la scène. Je peux m'éclater toute la journée à vendre des baraques et à en parler avec passion, à aider des gens à trouver la perle rare. Mais il y a un jour où je vais devoir faire quelque chose qui ne me plait pas, convaincre un couple de se contenter d'un appartement moyen, vendre une maison à un prix qu'elle ne vaut pas. Et ce sont ces petites choses là et le fait d'être obligées de t'y plier, qui te rappellent que l'argent reste premier. Ce sont ces petites choses qui te rappelle que quant tu te dis que tu fais ce boulot parce que tu l'aimes, c'est vrai mais en même temps c'est aussi une illusion à laquelle tu as accepté de souscrire. Parce que ça ne sera jamais que ça. Et c'est pareil dans tous les boulots, je pense, et peut-être même pas que dans le boulot.

MAUDE : Je ne sais pas. Pour moi, si tu as trouvé un job qui, globalement, te permet d'allier les deux, de gagner ta vie et de faire au quotidien des choses qui te plaisent, c'est déjà une chance que beaucoup n'ont pas. Après, s'il y a un conflit avec tes valeurs sur des petites choses, c'est encore autre chose. On ne parle pas du fait que le job inclut de faire de la paperasse là, ce n'est pas anodin les trucs dans tes exemples. Dans tous les jobs il y a probablement de la paperasse ou une partie des tâches qui sont ingrates, je suppose. Mais je ne pense pas que dans tous les jobs il y ait des conflits de valeur. Ou, si c'est le cas, je pense que ce n'est pas normal, en tout cas.

GABIN : C'est ce que m'a dit ta mère : "Si tu as ce genre de scrupules, c'est peut-être que ce métier n'est pas pour toi. Il faut aimer le défi de réussir une vente plus qu'aimer faire plaisir aux gens, sinon c'est pour être père Noël qu'il fallait postuler." Mais malheureusement, Père-Noël n'est pas un emploi qui recrute beaucoup. Et, honnêtement, j'ai eu beau me creuser la tête, je n'ai trouvé aucun job que j'aime autant que celui que je fais.

MAUDE : C'est la société. Je pense qu'il y a des valeurs (si on peut appeler ça comme ça) qui imprègnent tellement le monde (le nôtre, en tout cas) que, quelque soit le job, on ne peut pas y échapper. Alors, si on n'est pas en accord avec ces valeurs de la société, je suppose que tu as raison et que, quelque soit le job, il y aura des conflits de valeurs. C'est pour ça que le monde est tellement tellement piégeur. On est toujours près de ces choses qui risquent de faire glisser. On est toujours si prêt de se perdre ; de perdre les choses importantes pour soi.

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