Acte I. Scène 3

7 minutes de lecture

Dimanche 27 février 2022 – 21h00

GABIN : Tu trouves notre rencontre rasoir ?

MAUDE : Ca vient d'où, ça ?

GABIN : C'est mon père qui a encore fait des siennes. Il voulait arranger une rencontre pour Joséphine. Avec un de ses nouveaux voisins apparemment ; ennuyeux comme pas deux. Le Monsieur Parfait du quartier, quoi.

MAUDE : Ca ne m'étonne pas vraiment de lui.

GABIN : Sérieux, ambitieux et respectueux. C'est le portrait qu'il fait de l'homme parfait selon lui.

MAUDE : Plus étonnant. A moins que ces critères soient différents pour les femmes.

GABIN : C'est probablement le cas. Mais tu crois qu'il te considère comme la bru parfaite ?

MAUDE : Disons que je pense que tes parents sont quand même plutôt contents de moi. Enfin, bien sûr, ils n'aiment pas qu'on se chahute un peu. Ils ne supportent pas ça, même, on pourrait dire. Mais je crois que c'est surtout qu'ils ont peur qu'on se sépare. A cause de leurs stupides idées comme quoi ce serait signe qu'un couple va mal. Mais surtout ça doit vouloir dire qu'ils tiennent à ce qu'on reste ensemble. Donc, qu'ils considèrent que je suis plutôt bien pour toi.

GABIN : C'est là que réside le secret, ma chère. Bien pour moi ou parfaite dans l'idéal, ça n'a absolument rien à voir. Pour supporter Gabin, il faut bien une fille au moins aussi critique que lui. Pour comprendre et accepter ses caprices, il faut bien quelqu'un qui éprouve aussi le besoin d'en faire. Et pour accepter ses échecs, il faut bien être quelqu'un qui se satisfait de peu.

MAUDE : Mais quels échecs ?

GABIN : Juste le fait de ne pas être quelqu'un d'ambitieux. Pour lui, c'est un échec. Pour lui, tout est soit réussite et toujours plus de réussite, soit échec, de toute façon. Je peux réussir à vendre autant de maisons que la côte en compte, tant que je ne suis pas directeur de l'agence, ou que je n'aspire pas à l'être au moins, je serai un looser.

MAUDE : Mais pour que tu deviennes directeur de l'agence, il faudrait déloger ma mère.

GABIN : Je bosse pour la mère de ma copine, encore probablement une grosse honte pour lui. Et puis, ça n'est pas vrai. Je ne suis pas obligé de déloger ta mère, je pourrais juste la lâcher et ouvrir une autre agence.

MAUDE : Pour lui faire concurrence, beaucoup mieux. Et puis, c'est ridicule ce que tu dis. Tu travaillais pour ma mère avant de me rencontrer, donc ça n'a absolument aucun rapport. Je ne vois pas où serait la honte là dedans.

GABIN : Moi je vois très bien où elle serait la honte : dans la logique tordue de mon père. Nulle part ailleurs, bien sûr. Mais je pourrais ouvrir une autre agence ailleurs, vouloir toujours plus, faire toujours plus.

MAUDE : Le monde a certainement besoin d'une agence immobilière de plus.

GABIN : Il n'a pas plus besoin d'un agent immobilier de plus. Mais, pour en revenir à notre rencontre justement, tu crois qu'elle est rasoir ?

MAUDE : Comme il n'y a aucune honte à ce que tu travailles pour ma mère, il n'y a aucune raison à ce qu'on se soit rencontrés pour cette raison. Ce n'est peut-être pas la rencontre la plus passionnante du monde. Mais notre bonheur, lui, n'a rien d'ennuyeux. Comment vous en êtes arrivés à parler de ça, du coup ?

GABIN : Joséphine n'était pas trop partante pour rencontrer le voisin rasoir (tu t'en doutes). Mais, apparemment, ce n'est pas tant la description de mon père qui l'a rebutée (même si un peu quand même). C'est plus le manque de romantisme de la rencontre qui la freinait, je pense.

MAUDE : Pas surprise pour un sou. Joséphine est mignonne comme tout, mais ce n'est pas le crayon le mieux taillé de la trousse. Et, franchement, même des gens qui ont pas mal plus de jugeote qu'elle peuvent avoir ce genre d'opinion. Ça nous a juste tellement été rabâché. Les filles encore plus, je suppose. Mais une grande histoire d'amour, disons que c'est comme ça que les gens voient l'amour. Le reste, une relation saine, un quotidien égayé par l'autre, un bonheur dans la durée, tout ça, ce n'est pas mis en avant. Je ne sais pas pourquoi, mais ce n'est pas ça qui fait rêver les gens, il semble. Ce n'est pas représenté en tout cas. Ce qui est représenté c'est la rencontre, le soi-disant coup de foudre, souvent les doutes ou les conflits, bien trop souvent la souffrance, puis une belle déclaration et le moment où ils comprennent que c'est réciproque. Et là, c'est la fin du film ou du roman. Alors qu'en fait, c'est là que l'histoire commence.

GABIN : Oui, je suppose que tu as raison. Je suis d'accord avec toi. C'est ce que j'ai répondu d'ailleurs : que ce qui compte c'est le bonheur du quotidien et l'histoire qui s'écrit tous les jours, que l'histoire qui a mené là on s'en fiche un peu. Mais après, mon père a parlé de ma mère et lui, et ça m'a fait douter.

MAUDE : Il a dit quoi ? Et puis douter de quoi ?

GABIN : Il a dit que ma mère et lui étaient camarades d'écoles, assez proches. Et dans son récit, les gens ont commencé à les considérer comme amoureux, et ils ont juste accepté l'idée. Ils se sont laissés prendre au jeu, qu'il a dit. Et je me suis quand même demandé si un amour qui vient de se laisser prendre au jeu, c'est un vrai amour ?

MAUDE : Oui c'est un vrai amour, bien sûr ! C'est juste les termes qu'utilise ton père qui créent ce genre de doute. Se laisser prendre au jeu, ça semble moche. Ça semble mensonger. Mais en fait, la vie ce n'est que ça. Notre amour à tous les deux, on peut aussi dire que c'est ça, si on veut. Et tout le reste aussi. Tu crois que tu es un agent immobilier et que tu te sens bien dans ton métier. Mais est-ce que tu n'as pas juste commencé à jouer à l'agent immobilier puis tu t'es laissé prendre au jeu ? C'est juste ça tout le temps. Tu t'es laissé prendre au jeu de jouer les capricieux, et maintenant tu l'es vraiment.

GABIN : D'ailleurs, peut-être que notre amour est un caprice.

MAUDE : Bien sûr. Notre amour est un caprice réciproque.

GABIN : Décidément, tu sais choisir les mots pour vendre du rêve.

MAUDE : C'est un spectacle, si tu préfères.

GABIN : Je ne vois pas le rapport.

MAUDE : Comme un caprice, un spectacle, c'est quelque chose qui n'a pas forcément de but, ou peut-être pas digne de ce nom en tout cas. C'est quelque chose qui est son propre but.

GABIN : Et l'amour est un spectacle ?

MAUDE : Oui, mais pas un spectacle pour les autres. Un spectacle pour soi-même, ou pour nous. C'est un spectacle parce que le but, c'est le déroulement. L'amour, c'est un spectacle. La vie, aussi.

GABIN : Mais ça n'a pas pour autant besoin d'être spectaculaire.

MAUDE : Exactement.

GABIN : Et pourtant, il faut quand même qu'il y ait quelque chose d'intéressant. Même plus qu'intéressant. Quelque chose d'artistique. Ou en tout cas, quelque chose d'unique.

MAUDE : Evidemment. Quel serait l'intérêt d'une vie identique à mille autres ?

GABIN : Quel serait par exemple l'intérêt d'une vie avec Monsieur Gabin le pantin ?

MAUDE : Gabin le pantin qui ressemblerait au voisin ?

GABIN : Je crois que Joséphine a trouvé le bon mot. C'est la fantaisie qui est importante. Il n'y a pas besoin de quelque chose de grandiloquent. Pas besoin de quelque chose d'extraordinaire. Ça peut être des toutes petites choses. Mais des petites choses uniques.

MAUDE : Des petites choses comme des bons mots.

GABIN : Les bons mots, c'est déjà en soi une bonne raison de vivre.

MAUDE : Je crois, oui. Mais peut-être que pour ça, il faut un public. Peut-être que c'est pour ça aussi que c'est un spectacle.

GABIN : La vie ? Ou l'amour ?

MAUDE : Les deux. Peut-être qu'on n'a pas forcément besoin d'amour, mais qu'on a besoin d'avoir un public, et aussi d'en être un. Donner des bons mots, et en recevoir.

GABIN : Tu crois que des bons mots, si tu étais toute seule à les dire et à les entendre, ne suffiraient pas à faire que la vie vaille le coup ?

MAUDE : Peut-être, mais ce ne serait pas socialement acceptable, d'être une vieille folle qui se fait des blagues toute seule toute la journée durant.

GABIN : Je ne savais pas que l'acceptation de la société comptait tant pour toi.

MAUDE : Tu as raison, ce n'est pas une bonne raison. Mais je ne sais pas. Je ne suis pas sûre que les bons mots me viendraient, si tu n'étais pas là. Puis c'est un échange. On rebondit tout le temps. On rebondit sur ce que l'autre dit, et c'est ça le jeu, la fantaisie, la poésie.

GABIN : Je suis certain que tu serais parfaitement capable de rebondir sur tes propres mots.

MAUDE : Et même de me contredire moi-même, certainement. Il faut admettre que je ferai certainement une très bonne vieille folle. Mais je crois que je préfère quand même être une amoureuse.

GABIN : Etre une amoureuse, ou être mon amoureuse ?

MAUDE : Les deux. Je suppose que ce serait, en théorie, possible pas seulement avec toi. Mais il y a a aussi beaucoup de personnes dont je pourrais théoriquement être amoureuse et qui ne me permettraient pas d'être une vieille folle.

GABIN : Dans ce cas, je ne vois pas comment tu pourrais en être amoureuse, même théoriquement. Je ne sais pas si je préfère être ton public, ou que tu sois le mien.

MAUDE : La question ne se pose pas. C'est un spectacle partagé, une interaction. C'est comme de l'improvisation, c'est quelque chose qui se créée par rapport à l'autre, avec lui.

GABIN : Tu crois qu'on se donne en spectacle pour compenser le caractère spectaculaire qui manquait à notre rencontre ?

MAUDE : Je n'ai jamais rien entendu d'aussi ridicule, monsieur Gabin le plaisantin. Il n'y a rien qui n'ait besoin d'être compensé. Et on s'est toujours, depuis le début, donnés en spectacle autant que maintenant. Si, bien sûr, par "donner en spectacle" tu entends s'amuser avec les mots et se plaire dans la fantaisie que l'interaction peut apporter.

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