Chapitre 13

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Voir ses prunelles s’écarquiller de fureur est, je dois bien le reconnaître, extrêmement jouissif. Délaissant son profil, je poursuis mon chemin d’un pas léger et souffle un grand coup en me posant sur le mur adjacent, à une bonne dizaine de mètres des filles. Ça va hein, je n’ai pas non plus été insultante, elle ne va pas en faire un caca nerveux. Mon regard glisse en direction des terrains occupés par les garçons, déjà occupés à disputer des matchs. À peine ai-je le temps d’apercevoir Liam que je manque de déglutir, réalisant dans quelle équipe il est – ou plutôt avec qui.


Les joues devenues subitement brûlantes, je baisse les yeux, mais les relève machinalement vers eux… vers lui. Impossible, je ne peux pas. Je ne peux pas défaire mon regard de sa personne sans me remémorer tous nos souvenirs communs, aussi inoubliables et déchirants, sont-ils. Et je sais, je sais que je ne devrais pas, que c’est me faire plus de mal que de bien, mais… C’est alors que son regard onyx croise soudainement le mien, l’espace d’un court instant, où plus rien n’existe autour de moi. Prise de panique, je détourne brusquement la tête et le craquement osseux qui en résulte me fait amèrement grimacer, ma main se posant sur la nuque endolorie pour la masser. Non, ce n’est pas ça qui compte. L’important, c’est de savoir si oui ou non, il a compris que je le fixais depuis un bon moment déjà. Idiote, idiote ! Et mes bonnes résolutions, elles se sont fait la malle peut-être ?!

Furieuse contre moi-même pour m’être laissée aller dans mes pensées, je pose vaguement mes yeux sur la silhouette de ma rivale aux cheveux écarlate qui à peine arrivée, se fait accoster par sa comparse que j’ai envoyé bouler tout à l’heure. Cette dernière se penche à son oreille pour lui murmurer quelque chose, duquel résulte un sublime regard noir dans ma direction de la part de Lauren. Pas la peine de se demander ce qu’elle vient d’apprendre, et surtout, pas la peine de se demander ce qui m’attend pour la suite. Ah, au passage, je m’contrefous royalement. Fixant de nouveau mon attention sur le sol, je vais pour soupirer lorsque la musique explose en provenance de ma gauche, comme une nuisance ultime à mes tympans.

Un rapide coup d’œil dans leur direction suffit à confirmer l’image d’allumeuses écervelées qu’elles trimballent, et j’en éprouverai presque de la honte à me trouver de ce côté-ci du gymnase. Concernant la gente masculine présente, c’est très simple : il y a les parfaits abrutis qui les matent comme si elles n’étaient que de la chair fraîche sur pattes, et il y a les autres, qui demeurent aussi ennuyés qu’à l’ordinaire. C’est juste… Aberrant. Consternant. Un tableau des plus pathétiques qui soit. Quitte à vouloir faire la bringue, qu’ils soient gentils d’attendre la fin des cours, ça n’en sera que mieux pour tout le monde ! Une silhouette se dessine soudain dans mon champ de vision et je tourne lentement la tête pour abhorrer la nouvelle venue, un sourire faussement amical sur les lèvres.

"Qu’est-ce qu’elle me veut celle-là ?"

  • Pourquoi tu ne viendrais pas te joindre à nous ? Murmure-t-elle en posant une main sur sa hanche droite. C’était bien ton idée non ? Viens faire honneur à ton choix.
  • Ce n’était pas mon idée non, répliquai-je à sa suite, blasée de devoir lui parler. Merci, mais tu peux reprendre ton invitation.

— Oh mais oui, excuse-moi ! J’oubliais que ce n’était pas la danse, ton passe-temps favori, ajoute-t-elle en riant ouvertement, sous mon regard interdit. Non, c’est vrai que ton truc à toi, c’est plutôt de coucher avec des vieux, du genre des profs de maths, non ?

Fronçant les sourcils, je la dévisage froidement, cherchant dans ses propos où elle veut en venir. Tiens, peut-être que je tiens le filon concernant la raison pour laquelle on m’a regardée de manière louche ce midi… Je connais cette fille par cœur, ce qu’elle veut par-dessus tout, c’est me détruire. Pour une raison que j’ignore d’ailleurs. Penser qu’à une époque pas si lointaine que ça, nous paraissions être des « amies » toutes les deux. Ça me donne envie de vomir.


  • En un sens, ça tombe plutôt bien que Kylian t’ait rejetée quand tu lui as demandé de sortir avec lui non ? Imagine, la manière dont il aurait réagi en apprenant la nouvelle. Ça aurait été bien pire, tu ne crois pas ?

La musique, s’est-elle coupée ? Ou bien est-ce mon esprit qui, tellement concentré sur ses paroles, me joue des tours et me rend sourde de tout bruit extérieur ? Son prénom. Elle a osé prononcé son prénom. Alors que je m’évertue tant bien que mal de ne pas avoir à le prononcer, ni même le penser. Tous mes efforts, réduits à néant. Un sourire se dessine sur la commissure de mes lèvres tandis que je me redresse sur mes deux jambes pour lui faire face, croisant son regard victorieux. Le sourire s’élargit un peu plus.


Pour une fois, nous sommes d’accord.


Ma main s’abat sur sa joue sans que je n’aie songé à la retenir, lui assénant une gifle bien misérable comparé à ce qu’elle mérite réellement. Et sous mon regard incrédule, Karin se laisse tomber – se jette à terre devrais-je dire – à une distance d’un bon mètre cinquante, alors qu’à peine le tiers nous séparait dix secondes plus tôt. Évidemment, plus facile de faire sa victime. Le souffle court, je fustige du regard celle qui se tient devant moi, une main sur la joue, le visage déformé par la colère. Mon cerveau réagit trop lentement et je n’ai pas le temps de voir venir le coup dans ma direction, Phoebe m’administrant une volée suffisamment violente pour me pousser contre le mur, l’arrière de mon crâne heurtant brutalement le granit. Moi qui ne voulais pas être au centre de l’attention, c’est loupé… Puis une main empoigne mon t-shirt et je croise deux orbes furibonds, leur propriétaire sur le point de me refaire le portrait. Fugacement, ça m’arrache un rictus difficilement contrôlable.


  • Tu ne chercherais pas les emmerdes par hasard ? Qu’est-ce qui t’a pris de la frapper ?! Crache-t-elle à mon visage, dépeignant une profonde expression de rage.

— Hé, tout va bien là-bas ? S’élève derrière la voix puissante de Monsieur Brown.

— C’est Henley Monsieur, elle…

Sa voix s’étrangle au moment même où mon poing s’est écrasé sur son visage, Phoebe vacillant en arrière sur le coup, Lauren poussant un petit cri strident qui n’a pas du passer inaperçu. Le bras toujours tendu, je tâche tant bien que mal de reprendre mon souffle, la rage bien présente dans mes veines. Je crois bien que je ne réalise pas entièrement mon geste, mais une chose est sûre, je n’ai absolument pas à le regretter. Encore moins vu la manière dont elle-même m’a frappée, elle ne m’a pas loupée la salope. Plus aucun garçon ne joue, plus aucune fille ne danse, je n’ose pas relever la tête de peur de constater combien de regards dégoûtés, vais-je devoir affronter. Non, mes yeux sont rivés sur le petit groupe de filles qui s’est formé autour d’une Phoebe inconsciente – ma main à couper qu’elle est en train de simuler – duquel s’élève les petits pleurs faussement convaincants de Lauren, agrémentés d’innombrables « pourquoi elle a fait ça », « Phoebe ne lui a rien fait » et autres chuchotements en tout genre.

  • Poussez-vous ! Rétorque la voix du prof, arrivant en courant vers la scène pour se pencher sur le corps inerte. Crawford, tu peux ouvrir les yeux ? Qu’est-ce qu’il s’est passé bon sang ?

— Henley lui a donné un coup-de-poing sans raison, murmure aussitôt Tess, levant des yeux brillants de colère dans ma direction. Alors que Phoebe ne lui avait rien fait.

— Un coup-de-poing ? Je croyais que vous deviez faire de la danse, pas de la boxe !

— C’est surtout parce qu’elle est complètement malade ouais, s’écrie à son tour Lauren, me fustigeant d’un regard noir. T’es consciente que tu aurais pu la tuer ?

Ma bouche se tord dans un rictus, avec une envie urgente d’éclater de rire. La tuer ? Avec un malheureux coup de poing ? Je veux bien croire que j’ai la main lourde, mais tout de même, faut pas déconner non plus. Comme si elle allait en garder des graves séquelles, sérieusement…


  • Tout le monde ici sait très bien que tu es une traînée ! Alors assume au moins tes actes au lieu de t’en prendre aux autres quand ça te chante !

Stop, j’en ai assez entendu, et surtout, assez dégusté pour aujourd’hui. Serrant fermement les poings, je m’empresse de traverser le gymnase pour me diriger vers la sortie, entendant la voix du professeur me héler au passage. Je préfère de loin garder les yeux rivés au sol, peu envieux de croiser leurs regards tous plus lourds de sens que les autres. Tous, et le sien y compris. Celui de Kylian. Parce que je peux le sentir, transperçant mon épiderme avec hargne, mais non, je ne peux pas relever la tête. Croiser son regard ? Je n’en ai tout simplement pas envie. Énervée, bien trop énervée à mon goût. Avec un besoin pressant de me défouler, et vite. La porte que je pousse sans ménagement s’écrase dans un fracas contre le mur et je m’engouffre hors du bâtiment, la pluie battante m’accueillant avec vigueur.


Continuant de marcher sans savoir vraiment où aller, mes pas me guident d’eux-mêmes vers le portail que je franchis sans hésiter, sans réellement penser aux conséquences que cela pourrait avoir. Au point où j’en suis… Tout m’importe. Et je marche, marche, ma conscience totalement envolée. Cette indifférence dans son regard… Je la hais. Je l’exècre à un point tel que rien ne semble pouvoir apaiser ma rage, ni encore moins ma peine. Exténuée, je me laisse tomber à terre, mes genoux cognant brutalement contre le sol de goudron, sentant à peine les larmes dévaler mes joues déjà dégoulinantes par la pluie.

"Je n’en peux plus… "  


Les sanglots que j’ai vainement tenté de refouler surgissent du plus profond de mon cœur, ma respiration se faisant difficile en plus de ma vue déjà brouillée par les larmes incessantes. Si j’avais pensé un jour que tomber amoureuse ferait aussi mal, je m’en serais largement abstenu. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour mériter cela ? Les Dieux semblent m’accompagner à nouveau, le ciel toujours plus chargé de sombres nuages. Me relevant pour m’asseoir sous un abri, je ramène les genoux à ma poitrine pour y caler ma tête, laissant libre court à ma peine. Rien à faire si je dois passer pour une cruche à pleurer de la sorte, actuellement, les gens, je les emmerde bien. Et Lauren… Ma haine contre elle est tellement différente, tellement unique, comparée à celle que j’éprouve envers lui.


Une chose est sûre, la guerre est définitivement déclarée entre nous. Arrivera ce qui doit arriver, je ne me laisserais plus faire désormais. Tout paraît futile comparé à ce qu’il m’a dit. Retrouvant peu à peu mon calme, je lève la tête pour sonder le ciel gris, songeant vaguement à ce qui risque de m’attendre à mon retour. Même si je reste persuadée que Phoebe a joué, il est fort à parier que personne ne viendra témoigner en ma faveur. Et ça, ça implique forcément un tour par la case bureau de la directrice, Bérénice Freeman. Autant dire que ça s’annonce mal pour ma pomme ! Elle n’est ni d’un naturel patient, et encore moins adepte des incidents de ce genre-là. Allez, pourquoi pas une exclusion totale du lycée ? Ça arrangera les affaires d’un bon nombre de personnes, et puis au moins je n’aurais plus à supporter tout ça.


Peut-être que ça valait mieux dans le fond.

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