Une mission

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Les sœurs arrivèrent alors que le soleil était déjà haut dans le ciel.

Le chaman les accueillit comme toujours devant sa hutte, le visage gris, marque d'un séjour prolongé dans la hutte à fumée.

  • J'ai mal dormi. Le Grand Cerf avait besoin de moi, répondit-il à la question non formulée d'Imala.
  • De quoi est-il question, demanda Sor'a toujours impétueuse.
  • D'une chasse, dit-il en se tournant vers Veena.
  • Quelle en est la cause, Maitre ?, s'enquit Imala.
  • Une biche blessée.
  • Elle n'est pas la première, énonça Veena d’un ton lapidaire. La chasseresse avait pris le dessus. Pourquoi celle-ci?
  • Cette biche est l'une des compagnes du Maitre de la Forêt sous sa forme physique. Un faon est récemment né. Un renouveau pour la harde. La biche agonise. Le Maitre n'a pu ou voulu me dire pourquoi. Cette souffrance doit cesser. Et le petit doit retourner auprès des siens.

Veena hocha la tête. Tout était dit. A l'aube la traque débuterait.

****

Imala ne jeta pas un œil en arrière. C’était inutile. Elle savait : Sor’a la suivait à cinq mètres. Veena était partie en éclaireur. Les Trois avançaient de concert, comme toujours, unies comme les fils d’un même tapis.

Soudain Veena lança un trille d’arrêt. L’image de la biche blessée se forma dans l’esprit d’Imala. Nul doute que la même était parvenue à Sor’a : Veena faisait toujours attention à ne pas la laisser de côté malgré sa jeunesse.

La mission consistait à abattre la biche blessée pistée par le faucon de Veena. Shad, le loup d’Imala, avait de son côté déjà localisé le faon isolé et devait s’assurer qu’il ne soit pas attaqué jusqu’à ce que les Trois puissent le restituer au Maitre de la Forêt.

Sor’a, si elle n’avait été l’une des Trois, aurait pu se sentir amoindrie aujourd’hui, sans Lié à ses côtés pour cette chasse. Mais entourée de ses sœurs, elle était forte.

Le moment était venu : Veena l’avait acculée contre une paroi rocheuse. Imala regarda la pauvre bête, son pelage moite, son corps tremblant de douleur. Rien de tout cela n’était naturel. Elle ne chercha pas d’où lui venait cette certitude et la mit de côté. Elle banda son arc et tira une flèche vers le poitrail offert de la créature. A l’instant où la flèche partit, Sor’a prit son essor, tel le colibri, son Lié de l’Air, elle filait silencieuse. A l’instant où la flèche transperça la biche, elle fut près d’elle et lui trancha la gorge d’un seul geste. La biche s’effondra.

Les Trois échangèrent un regard apaisé : la biche avait cessé de souffrir. Ptor toucha Sor’a : il avait senti qu’une part de la mission avait pris fin. Il voulait savoir s’il pouvait être utile. « Un ours n’est pas discret pour une traque. Mais je peux trouver un lieu de repos pour le faon avant la cérémonie ». Sor’a le remercia d’une caresse mentale.

  • Je vais me préparer, transmit-elle à ses sœurs.
  • Nous te rejoignons dès que le petit est en sécurité, répondit Imala.
  • Flin a rejoint Shad, Imala, ajouta Veena. Il sent que quelque chose approche.

Et au coup d’œil entendu de sa jeune sœur, elle répondit : « bien sûr que non, ce n’est pas Ptor. Flin l’aurait reconnu. Va Sor’a, nous nous en occupons. Tu dois te purifier. Cette biche a encore besoin de toi»

  • La forêt s’assombrit, dit Imala.
  • Que vois-tu ? dit Veena, sachant qu’Imala avait une perception unique de la frontière avec le monde des esprits.
  • Rien. Je ne vois rien. Je vais appeler Alya : peut-être y verra-t-elle quelque chose.

Imala se tendit vers sa chouette : il était trop tôt. Elle dormait encore.

'Flin, soyez prudents avec Shad. Imala perçoit un danger. Nous arrivons', émit Veena.

Veena partit en courant : ses pieds ne faisaient pas le moindre bruit, sa course ne déplaçait aucune branche. Son corps ployait avec souplesse, évitant les branches, empruntant un chemin visible d'elle seule. La course d’un puma. Imala la suivit perdant peu à peu du terrain : avec un lié Tortue, il était difficile d’atteindre la légèreté et la vitesse de Veena (Puma, Faucon et Dauphin l’avaient bien dotée).

  • Tu te plains à nouveau de notre Lien, ma Liée, s’enquit Marv’.
  • Jamais Marv’ ! tu m’es plus précieux que ma vie. Je suis ravie d’être ta Liée.
  • Je suis sûr que tu dis çà à chacun d’entre nous
  • Bien sûr. Et je le pense à chaque fois !

Imala se concentra à nouveau et fit appel à la louve en elle pour accélérer le pas sans s’épuiser et étendre son odorat. Ainsi elle pouvait courir aussi longtemps que Veena. Elle suivrait sa piste via une sente plus accessible et la rattraperait lors d’une de ses haltes d’observation.

'Pourriture. Trop près. Trop fort.' Emit Shad.

  • Veena ! Appela Imala
  • Je sais ! Flin indique lui aussi sentir une odeur de mort, de putréfaction autour du petit. Pourtant ni l’un ni l’autre ne l’ont quitté des yeux.
  • Veena ! Rappelle Flin ! puis Shad, va-t’en… vite ! cria Imala à travers leurs liens…

Une douleur terrible lui vrilla la tête. Elle continuait de courir, ne sachant plus si elle était Shad ou s’il était Imala. Puis plus rien.

***

Une douce caresse la réveilla.

  • Veena ? murmura-t-elle. « Non. Alya…merci ma belle de nuit. »

Imala se redressa, la tête lourde : elle avait dû s’écrouler…Une seconde après son cerveau était envahi : « Imala, tu vas bien ? » demandèrent en chœur Sor’a et Veena ; « Ma Liée, tu étais loin » dit Marv’ ; « joie » résonna de la part de Shad. Un sentiment faiblement émis, preuve que ce qui avait secoué Imala avait durement atteint son Loup. Elle était sûre que c’était à travers lui que ces sensations lui étaient parvenues… « J’arrive », résonna de la part de Veena, Flin en arrière-plan de son esprit.

Sor’a trépignait à la source de purification. Elle ne pouvait pas rejoindre ses sœurs. Elle ne pouvait pas vérifier si tous allaient bien. « Danser, nager, respirer », lui lança Silk en tournoyant autour de ses cuisses. Sor’a chatouillée se mit à rire et se détendit. « Ô ma Silk, tu es si douée pour me faire oublier mes soucis ». « Danser, nager, respirer pour préparer contre le danger ». Ainsi même le peuple de l’Eau sentait que quelque chose n’allait pas : Imala avait raison. Silk comme toutes les loutres étaient une gracieuse créature, très joueuse, voire canaille à ses heures. D’elle, Sor’a tenait la bonne humeur, la vivacité et l’aptitude à la chasse. « Ça c’est moi ! », répondirent coup sur coup Urrh son lié colibri puis Ptor son lié Ours. « Vous devriez dormir tous les deux », répondit Sor’a. « Nous ne dormons jamais complètement lorsque tu dois danser ». Elle les remercia.

Sor’a força ses muscles à se relâcher. Caressant lentement du regard les parois de la grotte, elle s’immergea doucement dans l’eau aux fonds rougis par les minerais de fer, laissant la chaleur venant des entrailles de la terre lui délasser les membres, prenant soin de libérer son esprit de toutes pensées autres que le contact de l’eau sur sa peau. « Libre » émit Silk. Oui, elle le sentait, elle s’était libérée de ses inquiétudes immédiates. Au moment où elle sortit de l’eau, une petite fille lui apporta une étoffe verte et jaune dont elle se drapa. Le moment de la danse approchait. Ensuite je la soignerai, se dit-elle. « Tu penses trop fort. Reste concentrée, nous sommes là » répondit Veena.

En entrant dans la grande hutte, centre névralgique du village de Voyemont, elle vit en effet ses sœurs et leurs liés nocturnes Alya et Flin contre la paroi du fond. Son beau front acajou se déplissa. Elle s’installa devant le feu au milieu du cercle silencieux. Ployant le corps, elle se couvrit de l’étoffe aux couleurs du colibri. C’était l’heure de la Danse.

***

Le silence s’abattit sur les spectateurs, Yorubeks et Liés, à l’entrée de la Danseuse sous la grande hutte ronde. Elle s'avança devant le foyer flamboyant. Lentement le chaman battit le tambour rituel. Et Sor’a Dansa.

Sor’a dansait la Vie et la Mort. Sor’a dansait la Nature dans toute sa splendeur et sa férocité, sa sagesse et son impulsivité. Sa Danse appelait l’esprit-mort de la biche, lui rappelait le Vivant. Sor’a dansait pour libérer l’esprit de sa mort violente et lui permettre de passer dans le monde des Esprits libres.

L’esprit se présentait généralement pendant la Danse du printemps, parfois pendant la Danse de l’été. Sor’a dansait le début de l’automne quand elle perçut son approche. Peu de Yorubeks pouvaient voir un esprit (flamme bleu, blanche ou verte, selon son élément majeur) sans prendre les décoctions propres à la transe chamanique. Sor’a, Imala, et Veena par leurs liens étroits, virent une flammèche noire traverser le toit de la hutte. Une pointe verte semblait tirer sur la flammèche pour l’attirer vers le tambour chamanique.

Sor’a ne pouvait arrêter une Danse débutée : l’année entamée ne s’arrêtait pas. Sans qu’Imala ne transmette quoi que ce soit, Veena lui prit la main. Les yeux d’Imala se fermèrent.

L’Esprit-mort essayait de rejoindre le monde des Esprits Libres et le mal inconnu qui avait emporté son petit la profanait. Imala s’imprégna de son lien avec Marv’ : la tortue est le symbole de la Terre-Mère pour les Yorubeks et la Terre porte la Forêt. Elle sollicita le Maitre de la Forêt et espéra ses instructions. Le Grand Cerf se servit des yeux de son lié perché sur une poutre : Alya. Pour la première fois, il aiguilla Imala pour que l'esprit de la biche défunte soit libéré.

Pendant que Sor’a s’épuisait à danser la fin de l’automne en évitant de ‘toucher’ l’esprit déviant de peur de ce qui pourrait se passer, Imala puisa en Veena cette étincelle si particulière, l’essence de leur lien de sœurs, puis en ses liés. Elle modela cette énergie en un maelstrom mental et le lança sur l’esprit : celui-ci fut recouvert d’eau, balayé par des vents hurlants puis Sor’a jeta son étoffe teintée d’encres terrestres sur l’esprit combiné de la biche et de l’intrus, dans un dernier mouvement. L’hiver était là. La Danse était finie.

Sor’a resta immobile au sol une longue minute. Puis releva la tête et planta son regard dans celui de ses sœurs haletantes au fond de la hutte. Une Danse dangereuse…Une belle bataille ! Avant de quitter la hutte, le chaman haussa l’épaule : Sa corneille croisa le regard de la douce chouette. Imala informa ses sœurs : 'Alya dit que demain nous devrons discuter avec le chaman'. Encore…

Le chaman de Voyemont était un homme respecté dans son village et au-delà. Pour les Trois, cet homme était tout à la fois un guide, un formateur et un maitre exigeant .

Une vingtaine de minutes après la fin de la Danse, le chaman, les yeux mi-clos, observait les Yorubeks de Voyemont quitter le lieu de la cérémonie. De petits groupes franchissaient les trois portes de l’enceinte ronde. Ils se réunissaient par activité diurne le plus souvent : le groupe des protecteurs avec leurs rares Liés nocturnes, les Matriarches aussi clopin-clopantes que leurs vieux compagnons à quatre pattes ou à plumes, les Gardiennes de Vie en pleines conversations.

Son regard se tourna enfin vers les Trois, rassemblées au centre du cercle, sur le terrain de cérémonie, avec leurs Liés à leurs côtés. Malgré l’éprouvante Danse, Sor‘a sautillait autour de ses sœurs, Veena penchait la tête vers Imala, attentive à ses propos ou à ses émotions. Son regard perçant se tourna un instant vers lui. Il feignit d'être endormi, atténuant ses pensées.

Demain serait bien assez tôt pour que tout commence. Non, en réalité, tout avait commencé quinze ans plus tôt.

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