Enfances

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Les Gardiennes de Vie avaient eu du mal à gérer Imala après la naissance de Veena ; elle n’avait que trois ans. Elle intervenait toujours pour signaler que sa sœur avait soif, faim, peur…Lorsque Veena s’était liée à un faucon à l’âge de deux ans alors qu’Imala était déjà liée à un louveteau quelques mois plus tôt, elles avaient poussé un soupir de soulagement. Ces petites n’étaient plus de leur ressort…

Les Matriarches avaient pris le relais et essayé de les séparer : une liée de l’Air et une liée de la Terre ne passaient pas leur temps ensemble. Les apprentissages différaient et elles n’auraient pas forcément le même rôle pour la tribu. Malgré tous leurs efforts, elles se retrouvaient toujours, furent punies souvent sans que cela changeât quoi que ce soit. La nuit seulement, on leur permettait, faute en fait de réussir à les retrouver, de dormir ensemble : elles dormaient dans la tanière du loup d’Imala. Et le faucon de Veena se perchait sur la branche surplombant la tanière.

Leurs effronteries et entêtements étaient devenus source d’une bienveillante tolérance de la part des Gardiennes de vie depuis qu’elles ne les avaient plus dans les pattes. Cela changea le jour où celle qui leur avait donné la vie se prépara à enfanter à nouveau.

La nuit de l’accouchement, Veena, sept ans, et Imala, dix ans, tempêtaient devant la hutte des Naissances en disant que quelque chose n’allait pas et qu’elles devaient entrer. De fait, la parturiente souffrait. Au paroxysme de sa douleur, un ourson déboula dans la hutte de Naissance en couinant. Terrifiée à l’idée que son ourse de mère ne le suive, les Gardiennes s’écartèrent un instant de devant l’entrée de la hutte de naissance. Les fillettes en profitèrent pour se ruer dans le passage et poser leurs têtes sur le ventre tendu. Aussitôt, l’ourson se roula en boule à gauche du lit et le visage de la femme rouge de douleur se détendit enfin : la sage-femme s’approcha doucement. Veena murmura : « son pied est coincé » et Imala ajouta doctement « il faut la tourner comme l’ourson ». Les Yorubek savaient s’incliner devant les événements : la sage-femme fit comme les sœurs disaient et Sor’a naquit. L’ourson ne quitta plus jamais le chevet de celle à laquelle il s’était lié.

Ces évènements particuliers avaient amené le Chaman à interroger les Esprits sur ces enfants peu communes. Il s’était retiré dans sa hutte à fumée et avait médité deux jours et trois nuits. Lorsqu’il en était sorti, il était resté silencieux une journée entière.

Le Grand Conseil avait été convoqué. Au-delà du village de Voyemont, des émissaires de chaque territoire Yorubek vinrent. Les chefs de chaque couleur et de chaque caste avaient répondu présent : Gardiennes de vie, Matriarches, Nourrisseurs, Artisans et Guerriers s’étaient rassemblés auprès de la rivière ; Bleus, Blancs, Verts, leurs liés issus des trois éléments étaient présents également. Le chaman, sa vieille corneille sur l’épaule, avait parlé : « Yorubeks ! Le Maitre de la Forêt en personne a répondu à mes demandes ! »

Des murmures avaient parcouru le Cercle. Le Grand Cerf répondait rarement aux sollicitations.

Puis il avait montré du doigt les trois sœurs et leurs liés, rassemblées à sa gauche.

« Ces enfants sont sœurs : Imala est celle qui a le loup dressé devant elle, Veena a son faucon sur l’épaule et le bébé qui gazouille devant cet ourson est Sor’a. Ces filles sont les Trois. »

Un silence assourdissant s’abattit sur le Cercle. Même les liés de l’Air dont certains, caqueteurs incorrigibles, se taisaient.

« Oui, les temps sont venus. La Vie va à nouveau livrer bataille. Les Trois seront nos totems et nos lames. Elles sont précieuses entre tous nos enfants. Le Maître de la Forêt a prévenu qu’elles fouleront nos lois aux pieds pour en écrire de nouvelles. J’invite chacun de vous à les aider autant que possible dans les apprentissages de notre peuple comme dans les épreuves qui les attendent. Nous sommes honorés que ces temps annoncés arrivent de notre vivant. Et les Yorubeks sont doublement honorés car le Maitre de la Forêt assure qu’il se chargera lui-même d’une part de leur éducation. »

Malgré leur évidente particularité après une telle annonce, et plus encore lorsque de nouveaux animaux se lièrent à elles contrevenant ainsi à l'ordre immuable des choses, les Yorubeks respectèrent le vœu du chaman : ils furent globalement attentifs et bienveillants envers les sœurs que ce soit à Voyemont, leur village de naissance, ou dans les autres territoires Yorubeks visités au cours des missions confiées par leur chaman.

Bien sûr, les rivalités existaient comme dans toute communauté : le fait que Veena aît capté un deuxième prédateur après son faucon, alors même que sa sœur avait déjà un loup, avait fait grincer des dents. Les pumas étaient puissants et n'étaient plus aussi nombreux qu'autrefois. Certains avaient murmuré qu'elle aurait pu faire un effort, bien que tous sussent que le lien n'était pas choisi mais offert par le futur animal lié.

Darik surtout en avait pris ombrage. Du même âge que Veena, fils du meilleur Nourrisseur chasseur du village, son lien avec un sanglier ne surprit personne à part lui. Il tenta une fois de déclencher une bagarre avec Veena. Il y perdit de sa superbe. Il eût fallu qu’il fût plus leste, plus rusé. Veena était légère comme son Lié ailé et bondissait de part et d’autre, le laissant charger brutalement jusqu’à épuisement. Il ne la toucha pas une fois.

La similitude entre Liés étaient parfois perceptibles avant même le lien et cette ressemblance se renforçait par la suite, chacun influant sur le tempérament de l’autre. Des paris sur les futurs liens étaient parfois pris, à l’insu des Matriarches qui en auraient été fort courroucées.

***

L’enseignement était un socle du peuple Yorubek. Les Matriarches s’assuraient que chacun reçût les mêmes informations avant d’être mis en compagnonnage, une fois leur rôle au sein de la tribu définit selon les facultés de chacun.

Des chasseurs apprenaient aux enfants à se repérer. Une fois dessinés au sol les contours des terres avoisinant le village de Voyemont, les enfants étaient emmenés les yeux bandés et relâchés au loin avec pour mission de retrouver leur chemin. Bien sûr, certains étaient avantagés par leurs Liés. Veena excellait à ce jeu. Repérer Voyemont était d’une grande facilité pour Yick : Le village à proprement parler se situait au pied d'une éminence au cœur de profondes forêts émeraudes. A son sommet, une rivière jaillissait, cristalline, puis descendait en pente douce vers le centre du village. Le faucon n’avait qu’à s’élever dans le ciel pour filer droit vers la cible. Imala aidée de l’acuité auditive de Shad retrouvait sans problème le village bruissant de vies. Le plus difficile fut pour Sor’a : Ptor, jeune ours au moment de cette formation, était bien plus intéressé par le miel et les papillons que par le chemin du village, un lieu où il devait toujours être attentif à ne pas piétiner un autre Liée ou le délicat travail d’un artisan.

Tandem surprenant, un vieux guerrier à la peau presque blanche, une fine tresse verte pour seule chevelure et un artisan tisseur, tresse blanche et peau cuivrée toute racornie, leur enseignèrent comment reconnaitre un Dourouz, un Waara et un Yorubek. C’était une des leçons les plus simples. Même visiblement inattentive (en fait perturbée par une dispute entre Ptor et Silk pour savoir avec qui elle passerait l’après-midi), Sor’a avait su répondre à la question impromptue du protecteur vert :

« les Dourouz sont blancs, ils portent un collier de coquillage ou d’os de poisson selon leur Lié, toujours issus de l’élément Eau. Les Waaras sont très grands, plus foncés que Veena, et leurs cheveux sont colorés en blanc parce qu’ils sont presque tous liés à l’Air. Et les Yorubeks sont un peu tout ça mélangés. C’est facile ».

Le guerrier n’avait pu que hausser les épaules. L’artisan avait poursuivi la leçon :

« Notre peuple est tissé de fils de mille couleurs. Ces innombrables nuances sont une source de richesses. A travers les âges, des Dourouz bannis et des Waara curieux se sont mêlés au noyau initial, oublié depuis longtemps. Le résultat c’est vous les enfants, ajoutait-il toujours en tendant la main vers les jeunes accroupis devant lui. Chacun de vous a une nuance de peau différente de celle qui lui a donné la vie. »

A l’issu de cette leçon, Sor’a, enthousiaste, avait couru discuter avec une gardienne de vie pour parler de leurs couleurs si jolies, toutes différentes.

Chez les Yorubeks, toute femme pouvait décider de donner la vie et devenir ainsi pour un temps ou pour toujours une Gardienne de vie. Elles pouvaient se donner à l’homme de leur choix.

Les Dourouz, voisins les plus proches des Yorubeks de Voyemont se moquaient de cette pratique et promettaient depuis toujours le déclin de leur voisin car les Guerriers n'étaient pas les seuls choisis. Pour les Matriarches Yorubeks, gardiennes des traditions et de la cohésion de la tribu, un Nourrisseur ou un artisan faisait un aussi bon partenaire pour une Naissance qu'un Guerrier-protecteur. Elle ne se mettait jamais en travers du choix d'une gardienne de vie.

L’homme choisi pouvait également refuser la proposition. Dans les faits, peu d'entre eux refusait d'engendrer un nouveau membre pour la tribu. Certaines choisissaient un partenaire d'une nuit, d'autre un régulier. Aucune rancœur ne devait en résulter ; en tout cas sur le long terme, car un régulier évincé avait souvent du mal à sourire les premières semaines.

Les Trois étaient issus de différents partenaires. Celle qui leur avait donné la vie était très brune. Veena était également foncée, signe que les Waara étaient nombreux dans son sang. Sor'a était d'un bel acajou, exemple typique du métissage Yorubek. Imala était la plus pâle, un mix de gris perle et d'acajou, ce qui rendait sa peau changeante selon la lumière. Sous celle de la Lune, le sang Dourouz se révélait, son corps se parait d'argent. Toutes trois avaient la chevelure crépue de leur Gardienne de Vie, entièrement tressée, avec une fine natte aux couleurs de leur Lié comme tout Yorubek. Ce qui avec leurs tresses blanche, bleue et verte les désignaient à tous comme les Trois. Le père de Veena, artisan potier avait péri dans un effondrement de terrain peu après sa naissance. Celui d’Imala était un Nourrisseur. Il leur apportait parfois une part de sa cueillette. Le père de Sor'a, protecteur valeureux, leur avait conté d'antiques batailles lorsque les peuples étaient moins apaisés.

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