I

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 Son corps le porte à travers une immense étendue d’herbe d’un gris mauve. Les brins s’agitent au rythme d’un vent que sa peau ne perçoit pas. Au loin, Howard Bresdin observe un char à voile avancer au gré des bourrasques, avec une lenteur exaspérante et impossible. Le peintre n’arrive pas à déterminer si le véhicule et sa voile sont gigantesques et extrêmement loin, ou d’une taille normale et à distance raisonnable. Avant-même qu’il ne soit parvenu à une conclusion, premier-plan et arrière-plan se fondent l’un dans l’autre. Le char à voile se trouve maintenant à ses côtés et semble paradoxalement si lointain. Il est incapable d’évaluer les distances, mais désormais il le voit, le véhicule est colossal. Malgré sa taille imposante, il n’arrive jamais à se rapprocher assez pour pouvoir le toucher. Aussi se contente-t-il d’avancer au même rythme que le char, qui conserve une allure tranquille et indolente.

Elle est là, c’est l’incarnation de mon apathie. Il ne sait pas pourquoi cette pensée lui vient. Elle lui est réconfortante et semble l’exorciser de son absence de sensations. Cette idée devient certitude. Il sent le vent sur sa peau. Howard entend le bruissement de l’herbe, léger et réconfortant. Son cœur s’emplit d’une plénitude qu’il pensait avoir oubliée. Je n’ai qu’à suivre le char à voile. C’est tout ce que j’ai à faire pour être entier. Je vais enfin l’atteindre ! Je vais atteindre le satori, je vais atteindre l’éveil ! se dit-il pour lui-même, véritable révélation. Alors il marche. La plaine est infinie, tout comme le temps qu’il passe à la parcourir. Au bout d’une éternité, le peintre aperçoit une forêt s'esquisser à l’horizon. Il n’en est pas sûr, les formes se font et se défont, jamais fixes, toujours mouvantes. Il s’étonne qu’avec la foule de sensations et de sentiments qui lui soient tout à coup revenues, il ne ressente ni peur, ni oppression, ni angoisse. Uniquement une quiétude qui ne lui ressemble pas. L’heure n’est pas à la réflexion, elle est à l’apaisement.

 L’image de la forêt se stabilise et cesse de fuir. Il s’en rapproche. L’excitation le gagne sans qu’il en comprenne la raison. Etrange sensation que de sentir affluer tant de choses nouvelles en lui, ou plutôt des choses depuis trop longtemps oubliées, occultées par un voile d’apathie résolu à lui aspirer l'âme. Des arbres plus immenses encore que le char qui l’a guidé jusque-là se dressent devant lui, gardiens d’une forêt existant depuis des temps immémoriaux. Le char à voile n’a aucun moyen de se frayer un chemin dans cette sylve luxuriante. Malgré tout il continue d’avancer au même rythme, les arbres s’écartant sur son passage, Howard à sa suite. Le chant des oiseaux l’émerveille, de même que l’odeur qu’exhalent ces plantes étranges et magnifiques. Howard Bresdin n’a pas l’habitude de la nature, les souvenirs qu’il en a sont aussi lointains que ceux de ses sentiments. Et pourtant le voilà au beau milieu d’une forêt, parfaite pour accompagner la magnificence de son éveil. Le peintre semble flotter dans une brume de tiédeur, apaisante. Tandis qu’il savoure cette paix intérieure, le char à voile s’éloigne, soudainement plus rapide. Déterminé à le suivre, Howard accélère le pas. Il ne doit surtout pas le perdre de vue, il ne doit surtout pas s’en éloigner. Une légère angoisse embrasse son âme, le char s’arrache à lui, les arbres se referment sur son passage.

 Disparu, son satori. Disparus, ces précieuses sensations et ces sentiments qui réchauffaient son cœur. L’insensibilité le gagne, il redevient sourd à la si douce mélodie des oiseaux. Les odeurs disparaissent, comme la caresse du vent sur sa peau. Il est une coquille vide, à nouveau. La sylve fantastique se transforme avec lui. Il assiste, impuissant et incapable d’émotions, à la mort de cette magnifique forêt. Simple spectateur de ces arbres babyloniens dont le feuillage verdoyant sombre brutalement en cendres. Les plantes, si belles il y a quelques instants, se fanent et se recroquevillent sur elles-mêmes. Bientôt elles sont réduites à un état putréfié et atteignent l’apogée de leur disgrâce. Ce lieu devient infâme. C’est de ma faute ? s’interroge-t-il.

 Quelque chose tombe brusquement sur son crâne avant de finir sa chute au sol. Un oiseau mort. Des dizaines d’autres l’imitent, s’écrasant par terre sans aucun bruit. Une pluie de volatiles colorés de jaune, de vert, de bleu et de carmin s’abat sur Howard. Malgré sa supposée insensibilité, il ressent un mal-être à la vue de ce spectacle morbide et silencieux. C’est pas de l’apathie, c’est le monde qui s’effondre. Il y a quelque chose de malsain ici. Il faut que je parte.

 Décidé à sortir de cette forêt malfaisante, le peintre prend une direction au hasard et marche droit devant lui, ses pieds s’enfonçant dans le tapis de plantes en putréfaction et d’oiseaux morts. Les sons reviennent. Cela craque sous ses pieds, horriblement. Il ne s’en est pas rendu compte tout de suite, mais des spirales se forment dans l’amas de matière organique dévastée. Elles convergent vers un seul et même point, devant lui. Ce qui devrait être mort reprend vie, mu par une volonté qui ne lui appartient pas. A mesure que la chose se forme, les arbres s’enfoncent dans l’humus puant, devenu noir et visqueux comme du pétrole. Très vite, il se retrouve seul avec cet amas de chair tourbillonnante. Presque seul. Le sol lui renvoie son reflet et celui de l’entité impie aussi nettement que s’il s’agissait d’un miroir. Ce qui écrase son cœur n’est plus un léger malaise, c’est une peur terrible et sourde. Howard sent un effroi encore inconnu à ce jour s’emparer de lui, le ronger de l’intérieur. Comme si la chose s’en était rendue compte, les os des oiseaux morts sortent de l’amas de chair informe et mouvante pour s’assembler en un sourire démesuré. Ça devrait pas pouvoir sourire. Il ne lui appartient pas. C’est… C’est celui du chat. Cette saloperie de chat du Cheshire ! Ce foutu sourire, greffé de force ! Pourquoi cette chose a son sourire ? Non, ce sourire, c’est encore pire. Mon Dieu, c’est encore pire…

 Pris d’une terreur sans nom, incapable de comprendre la présence d’une telle chose, Howard souhaite s’enfuir le plus rapidement possible, loin de cette entité maudite. Il essaye de courir, de toutes ses forces, en vain. Ses jambes lui paraissent si lourdes, si lentes dans ce bourbier infernal. Son corps ne lui appartient plus. Il veut disparaître à tout prix, mais sa volonté ne suffit pas à l’éloigner de la chose au sourire éternel gravé dans sa chair. Horrifié, il se rend compte qu’au lieu de la distancer, il s’en rapproche. Inexorablement, avec la même lenteur exaspérante que le char à voile. Ce foutu char. J’aurais jamais dû le suivre. J’aurais pas dû…

 A mesure que son âme est aspirée vers la chose immonde, des reflets de créatures informes apparaissent sous ses pieds. Elles sont prisonnières de la sombre surface, elles s’entassent et se piétinent sans pouvoir en sortir. Plus il se rapproche de l’amas de chair tourbillonnante, plus les créatures deviennent virulentes et frappent le sol sous lui comme pour briser une vitre qui les séparerait. Et l’entité maudite sourit. Mon Dieu, sauvez-moi, qu’on m’aide, je vous en supplie, que quelqu’un m’aide, elles vont sortir, elles vont m’avoir, ce putain de sourire du Cheshire va m’absorber et ces choses vont sortir, s’il m’absorbe elles vont déferler sur

 Lorsqu’Howard Bresdin ouvre les yeux, son rêve terrible se dissipe aussi rapidement qu’une bouffée de fumée de cigarette dans le vent. Il a renversé son cendrier sur le sol pendant la nuit. Il nettoiera ça plus tard. Frances n’est plus dans le lit, la journée semble déjà bien avancée. Il ne se lève pas tout de suite et fixe le plafond d’un air absent, laissant les dernières vapeurs de ce cauchemar impie se dissiper de son esprit. Il n’arrive pas à se souvenir avec certitude de ce qu’il a vu, tout était si dénué de sens. La vision d’un sourire cauchemardesque reste gravée en lui, réminiscence indistincte d’un rêve que sa conscience s’efforce d’effacer. Pour le reste, il est difficile d’associer une image à ces créatures difformes aux chairs mouvantes. Il ressent comme une gêne en lui, un sentiment de malaise dont il n’arrive pas à s’extraire. Il pose la main sur sa poitrine et sent son cœur battre la chamade. Tout ce qu’il sait, c’est que ce cauchemar était horrible. Il se concentre pour capter le flux et le reflux de ces souvenirs inconscients qui lui reviennent par bribes. Le peintre n’arrive pas à croire que de telles choses sommeillent dans les profondeurs de son crâne. Après quelques minutes de réflexion, il se décide à se lever pour ne pas passer le reste de la journée à ressasser des visions désagréables et incompréhensibles. Une tasse de café lui fera le plus grand bien.

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