II

3 minutes de lecture

 La caféine le réveille et le sort de sa torpeur tandis qu’il se promène dans l’appartement vêtu d’un simple caleçon, presque trop grand pour son corps maigre. Un coup d’œil jeté sur l’horloge du salon indique treize heures passées. Sa compagne, Frances Baker, ne rentrera pas avant dix-huit heures. Elle a une visite prévue avec un jeune couple décidé à fonder une famille, lui a-t-elle dit. Comme d’habitude elle va réussir à leur vanter les mérites d’une maison qu’ils achèteront, comme les jeunes abrutis qu’ils sont, puis ils regretteront d’ici quelques mois à peine. La garce… pense-t-il sans pouvoir s’empêcher de sourire. Sa compagne est peu scrupuleuse lorsqu’il s’agit de faire des affaires. C’est ce côté sournois qui lui a tout de suite plu chez elle. Marre de ces jeunes minettes doucereuses ou de ces dames élégantes et bien pensantes qui n’ont aucune saveur. Il ne dirait pas pour autant qu’il est amoureux d’elle, il apprécie sa compagnie. Elle lui permet de se raccrocher un peu à la réalité de temps à autre.

 Howard n’a pas l’intention de sortir. Il se contente d’avaler son café à grandes gorgées en errant dans l’espace clos, comme une âme en peine. Il repense à cette nuit. Son cœur s’affole à nouveau, il ne comprend pas pourquoi. Le peintre s’empare d’un paquet de cigarettes posé sur la table, s’affale dans le canapé et tire une longue bouffée de cancer en barre. La première clope, c’est toujours la meilleure. Café et cigarette. Il ne lui en faut pas plus d’habitude. En cet instant il se sent insatisfait, quelque chose est en train de prendre forme sous son crâne. L’inactivité le conduit irrémédiablement à se torturer l’esprit, c’est ce qu’il aime, c’est ce qui le pousse à créer. Il repense à cette nuit, à ce rêve. Il aimerait le sortir de sa tête, lui qui adore pourtant s’inspirer de ce qu’il voit dans ses pèlerinages oniriques.

 Résolu, il s’extirpe du canapé en poussant en grognement et se dirige vers son atelier. Des poussières en suspension valsent dans un rayon de lumière traversant la pièce. Howard n’est focalisé que sur ses créations. Il jette un regard acerbe aux toiles colorées et fantastiques qui occupent une grande partie de l’espace. Certaines sont encore sur des chevalets, tandis que d’autres, jugées d’un piètre niveau, s’entassent à même le sol. La plupart de ses œuvres sont exposées dans une galerie d’art de la ville et il arrive qu’on lui en achète, parfois. Pas suffisamment au goût de Frances, qui commence à se lasser de le faire vivre sur son propre salaire. Peu importe, lorsqu’elle en aura assez il partira, tout simplement.

 Cigarette à la bouche, il retire une toile de son chevalet, représentant un ciel fantasmagorique dans lequel flottent des raies manta aux couleurs vives et irréelles. Il s’agissait d’une de ses peintures favorites. Aujourd’hui, il la trouve niaise, dénuée de profondeur. Aujourd’hui, il sait que les rêves recèlent des choses bien plus sombres et terriblement plus intenses. Il remplace la toile colorée par une autre, vierge. Ce sourire… Ce sourire immonde, se remémore-t-il avec un profond dégoût. Il sait quelle sera sa prochaine peinture. Cela ne l’enchante pas de devoir immortaliser cet affreux cauchemar, mais il en ressent le besoin, un besoin irrépressible. Peut-être cela lui permettra-t-il d’extraire cette image de son esprit une bonne fois pour toute. Du moins, il l’espère.

 Le peintre s’empare de tubes d’acrylique qu’il n’a presque jamais ouverts. Du noir pétrole, du pourpre, du gris anthracite. Autant de couleurs ténébreuses dont il n’avait que peu d’utilité et qu’il se surprend à mélanger à des couleurs douces comme le beige, le vert pâle et le bleu ciel. Même sa favorite, un jaune orangé crépusculaire, si chaude et délicate, se retrouve ternie par les teintes sombres. Il obtient tout un panel de couleurs sales et désagréables, parfaites pour donner forme et consistance à cette vision qui le hante. Transi par un besoin de soulager son âme, Howard transpose sur la toile la créature impie de ses rêves, non avec passion, mais avec l’énergie désespérée de quelqu’un luttant pour sa survie.

Annotations

Vous aimez lire Chloé T. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0