VI

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 Frances s’éveille au son strident de l’alarme de son téléphone. Les yeux encore fermés de fatigue, elle tâtonne maladroitement le côté gauche du lit. Howard est absent. C’est la première fois qu’il se réveille avant elle. Est-ce qu’il a seulement dormi ? Les yeux toujours à demi fermés pour lutter contre la lumière insidieuse et brutale de la pièce, elle s’extirpe des draps pour aller vers le salon. Pas un bruit, si ce n’est la course des aiguilles parcourant le cadrant de l’imposante horloge. Elle se dirige vers la cuisine ; peut-être son amant est-il en train de siroter un café en silence. Personne. Il ne lui reste qu’à vérifier l’atelier. Elle a du mal à l’imaginer peindre toute la nuit, lui qui aime tant dormir. Il lui a souvent dit que les rêves les plus intéressants sont ceux que l’on fait le matin, lorsqu’on se rendort tandis que le soleil est déjà bien haut dans le ciel. Le sommeil est léger, les rêves plus intenses, gravés durablement dans la mémoire. Frances ne se souvient pas de ses rêves, ou très rarement. Elle n’a donc aucun avis sur la question, mais à force de l’entendre lui répéter cela, cette théorie s’est imprimée en elle.

 Les sourcils froncés d’incompréhension, elle entre à pas feutrés dans l’atelier. Howard lui tourne le dos, vêtu du même caleçon que la veille. Ses bras bougent sèchement au rythme de ses coups de pinceaux, façonnant une œuvre qu’elle ne parvient pas à voir de là où elle se trouve. Il est un tableau qu’elle remarque, en train de sécher sur un chevalet, au pied duquel se trouve une toile recouverte d’un oiseau immense couleur de feu. Sur son dos se trouve une ville humaine dont l’architecture improbable lui a plu au premier coup d’œil. Et ce chef-d’œuvre gît désormais par terre, remplacé par une peinture représentant les tréfonds d’une âme torturée. Frances a du mal à se figurer la signification de ce tableau. Il y a un homme vu du dessus, ressemblant fortement à Howard. L’homme marche droit devant lui dans une noirceur d’encre, tout juste entrecoupée d’arbres morts parfaitement alignés en deux rangées. Elle suppose que ce sont des arbres morts à en juger par ceux au premier plan. Avec la distance, ceux-ci semblent prendre des formes impossibles et irréelles.

- Bonjour Howard.

Pas de réponse, aucune réaction. Ses bras continuent de bouger indépendamment du reste son corps, comme guidés par un marionnettiste invisible.

- T’es pas venu te recoucher de toute la nuit ?

- …

Agacée, Frances s’approche de lui et lui pose une main sur l’épaule pour lui signaler sa présence. Howard se met à hurler, lâchant son pinceau et sa palette qui s’écrasent sur le sol en y laissant des taches abstraites de peinture sombre.

- Mais c’est moi enfin ! crie-t-elle en prenant la tête du peintre entre ses deux mains pour l’obliger à la regarder dans les yeux.

- Bordel ! Tu m’as fait peur ! halète-il, son regard fou braqué dans celui de sa compagne.

- Je t’ai appelé ! Plusieurs fois. Et tu n’as même pas entendu, j’étais censée faire quoi ? Je t’ai juste touché l’épaule, explique-t-elle pour le rassurer.

- Oui bon, excuse-moi alors. Mais j’étais concentré, tu sais comment je suis quand je me concentre, rétorque-t-il, calmant avec peine les battements de son cœur.

- Je sais comment tu es d’habitude. Et là, t’es pas comme d’habitude. Franchement, ose me dire le contraire. Depuis quand tu es aussi nerveux ?

- Je l’ai toujours été, tu ne le voyais pas c’est tout, déclare Howard d’une voix irritée ; les cernes se creusant sous ses yeux lui donnent un air des plus austères.

- Dis-moi ce qui ne va pas, ordonne-t-elle, le visage du peintre toujours entre ses mains.

- Je t’ai déjà dit que tout allait bien. Alors lâche moi avec ça nom de Dieu, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? s’énerve-t-il en se dégageant de la douce étreinte de Frances.

Il se baisse pour ramasser son pinceau et sa palette, puis, lui tournant le dos, se remet à peindre comme si de rien n’était.

- Howard, je suis là. Je m’inquiète pour toi, c’est tout. Je veux juste t’aider. Ces toiles que tu peins en ce moment, ta nervosité, ton manque de sommeil. Ça te ressemble pas, je veux savoir ce qui se passe, tente Frances d’une voix qu’elle veut rassurante, tout en jetant un œil inquiet au tableau qui se présente à elle.

Il y a un homme de trois quarts. Son bras droit est arraché, suspendu au bout de ce qui ressemble à un tentacule constitué de chairs informes et d’os. L’homme se trouve devant un puits, une source dans laquelle des membres semblent surgirent pour essayer d’attraper le bras sanguinolent qui les nargue. Elle a presque l’impression de les voir s’agiter sous ses yeux, tant la frénésie qui s’en dégage est palpable.

- …

- Howard, s’il te plaît… le supplie-t-elle en se plaçant à côté de lui pour l’obliger à l’avoir dans son champ de vision.

- Ce soir. On en parlera ce soir, ça te va ? lâche-t-il dans un souffle, à contrecœur.

- Très bien, ce soir. Je t’aime.

Pas de réponse, aucune réaction. Seul le bruit du pinceau parcourant la toile.

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