Chapitre 3

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 Le soleil ne se lèverait pas avant bien trois heures, mais Stas était déjà en train de harnacher les chevaux. Comme d'habitude son dos le faisait souffrir et comme d'habitude il n'avait quasiment pas fermé l’œil de la nuit. Le jeune maître était descendu le trouver, somnolant dans l'écurie alors que minuit venait de passer, et ce qu'il lui annonça ne manqua pas de le surprendre. Un voyage retour jusqu'à la capitale ; Stas n'était pas contre et était bien content de quitter cette ville déprimante qu'était Corulan. Il aimait la famille Karn et lui était tout à fait fidèle, mais il était aussi fidèle à sa ville natale, Mar Tresa, et ses rues bouillonnantes de vie. L'exil avait été difficile pour lui aussi, mais jamais il n'aurait abandonné Toran et sa famille. Néanmoins, lorsque Firn vint lui faire part de son projet, il ne put réprimer un sourire heureux. Il s'en sentit immédiatement coupable en pensant à son défunt maître et s'inquiéta aussi pour Dame Isabelle, qui allait rester seule ici. Bien entendu, il était hors de question de l'emmener sur les routes de Si Korr, son état ne le permettait pas et de nombreux dangers pourraient les attendre à la capitale, et peut-être même bien avant.

Stas sortit les chevaux et termina de les atteler au carrosse. C'était une riche voiture, peinte de violet et d'or, couleurs du blason de la famille Karn. Son bois était solide et des sculptures finement taillées décoraient le contour des portes. Toran en avait fait l'acquisition un an seulement avant son exil et, grâce aux soins de Stas, elle n'avait rien perdu de sa splendeur. Même si ce n'était pas son métier lorsqu'ils vivaient tous à Mar Tresa, Stas s'occupait aussi des chevaux avec beaucoup d'attention. Les deux animaux étaient typiques des croisements de races parcourant les plaines de Si Korr, ni gros ni trapus, mais d'une grande endurance et résistance à la chaleur. L'un était brun et se nommait Chor, l'autre portait une robe grise et s'appelait Iafan. Tous deux n'avaient que faire des soucis des humains mais ils allaient tout de même en connaître les souffrances.

Une fois son travail terminé, Stas s'assit sur un banc en bois et laissa reposer son dos douloureux contre le mur frais de l'écurie, surveillant les chevaux d'un œil à moitié fermé. Il demeura ainsi une heure durant, sans dormir vraiment. Alors que les premières lueurs de l'aube se présentaient timidement à l'horizon, Stas se leva d'un bond et tira les chevaux jusqu'à l'entrée de la maison. Il patienta seulement quelques minutes avant que Firn et Aman ne se montrent. Ils étaient tous deux sortis par la porte de la cuisine derrière la maison afin de ne réveiller personne. Aucun des deux ne semblaient avoir dormi mais cela ne semblait pas peser à Firn, malgré son teint plus blanc que jamais. Aman quant à lui, ce furent les deux énormes valises qu'il transportait qui le pesaient. Ce devaient être les affaires de Firn, et le sac qu'il portait sur l'épaule contenait certainement les siennes. Stas fut surpris de voir le domestique aux côtés de son maître. Depuis leur arrivée, il voyait Aman comme un jeune homme maladroit et fainéant, profitant de la faiblesse psychologique de Firn afin de gagner ses bonnes grâces. Sa présence aujourd'hui traduisait soit un courage surprenant ou une bêtise insensée. Dans les deux cas, Stas aurait préféré voyager seul avec le jeune maître. De plus, le domestique n'était pas Sikorien mais de Garlis, le royaume voisin du nord. Les gens y étaient étranges, très pieux, disait-on, et beaucoup d'entre eux avaient migré vers le sud lors de la grande maladie. Néanmoins, Stas devait avouer que le jeune homme possédait un visage sympathique. Il faisait plus jeune que son âge, ses traits étaient fins et ses yeux noirs pétillaient de curiosité. Quoi qu'il en soit, Stas décida de garder un œil sur lui.

Sans plus qu'un signe de tête à l'encontre du cocher, Firn s'installa dans le carrosse pendant qu'Aman montait les valises sur le toit. Alors que le noble passait près de lui, Stas aperçut un petit sac en cuir pendu par une courte cordelette accrochée sous sa veste, supposément disposé ainsi à l'abri des regards. Deux minutes après, le domestique entra à son tour dans la voiture et ils étaient tous prêts pour le départ. Si, derrière les fenêtres, les domestiques de la maison les regardaient entamer leur voyage, Isabelle et Syli ne découvriraient leur absence qu'au bout de deux jours. Le manoir était isolé, se tenant au bout d'une petite plaine au nord de Corulan, ce qui simplifia un départ en toute discrétion. Ils avanceraient vite, car les routes de la région étaient bien entretenues, mais ils seraient précautionneux, car ils allaient sans aucun doute croiser des soldats. Mais la peur ne se lisait dans aucun des hommes qui débutaient ce périple aujourd'hui. Ils s'efforçaient même à étouffer une excitation grandissante au fur et à mesure qu'ils s'éloignaient du manoir Tan. Bientôt, ce dernier disparut derrière une colline pour ne plus jamais se dresser devant leurs yeux. Le soleil quant à lui découpait déjà la silhouette des maisons de Corulan alors que leurs habitants dormaient encore. Les deux premières heures se déroulèrent sans accroc et sans un mot.

Firn avait donné un plan de route précis à Stas. Le cocher évita soigneusement de passer à travers le premier village qui se trouvait sur la route. Il devait faire ainsi sur les dix premières lieues, soit les quatre villages qui les séparent de la Parig, la rivière qui marquait la limite de la région Est de Si Korr, Ega Korr. Au-delà les attendait Val Korr, la région centrale du royaume, et la plus grande, qu'ils devaient traverser pour atteindre Rai Korr et la capitale Mar Tresa. En tout, presque cinquante lieues les séparaient de leur objectif. Si tout se passait pour le mieux, trois jours suffiraient à atteindre la côte ouest, mais Firn n'avait pas l'intention de se rendre directement à Mar Tresa.

« Comptez-vous m'en dire plus au sujet de ce voyage ? » demanda Aman en brisant le silence qui s'était installé dans le carrosse, ce qui ne manqua pas d'exaspérer Firn.

« Je compte vous dire ce que vous avez besoin de savoir. Ni plus ni moins. »

« Mais comment puis-je vous aider au mieux si je ne sais rien ? insista le domestique. »

« Justement, vous ne sauriez être l'aide dont j'ai besoin qu'en sachant peu de mon plan. »

« Vous ne me faites pas suffisamment confiance... »

« Si c'était le cas, vous ne seriez pas là, commença à s'agacer Firn. Mais mon plan a été conçu ainsi. Oh ! et vous mettez à mal ma patience, faites votre travail et servez-moi comme je vous l'ai demandé. Votre insistance m'ennuie, alors pour la dernière fois : je ne vous dirai que ce que je dois vous dire. »

Aman se tut pour les cinq lieues qui suivirent, regardant par la fenêtre la campagne s'éveillait, ses plaines et ses oliviers, ses bois et ses fins cours d'eau. Le jour était maintenant assez avancé pour que les routes fussent parcourues par des paysans et des marchands encore somnolant. Aucun d'entre eux ne sembla esquisser un étonnement à la vue du carrosse. Stas avait demandé à Firn pourquoi il ne troquait pas cette voiture haute en couleur contre une diligence plus discrète. Il lui avait répondu qu'il était dans son intention que tout Mar Tresa voit entrer le blason de Toran entre les murs fortifiés de la cité. Stas grommela pour lui même que c'était du suicide, mais il n'en fut pas moins excité par le voyage.

Ils s'arrêtèrent en début d'après-midi, dans la cour d'une ferme laissée à l'abandon que Stas avait repérée lors de leur exil. Il s'était imaginé que la maladie avait sûrement dû emporter la famille qui y résidait, ou que l’attrait de la ville s'était fait trop grand. La maison et la grange s'étaient détériorées au fil des ans et il était étonnant que personne n'eut la volonté de se saisir d'un tel endroit. Ici on cultivait autrefois divers choses tant le sol était riche et le climat clément. Le blé s'était semé chaotiquement sur toutes les terres autour et les oliviers restaient là où on les avait plantés. Au vu de la taille de la maison, dix personnes auraient très bien pu y vivre. Firn et ses compagnons ne firent pas l'affront de rentrer fouiner et se contentèrent de manger dans la cour. Ils avaient emporté du pain, du saucisson, des œufs et de la viande séchée, mais aussi du vin et quelques gâteaux secs. Stas prenait son repas du haut de son banc pour garder un œil sur la route qu'ils avaient quittée à deux cent mètres de là. Aman était accroupi pour entretenir le feu sommaire qu'il avait initié afin de cuir les œufs sur une poêle empruntée à la cuisine du manoir. Sur son tabouret, Firn restait pensif et son regard lointain. Il ne pouvait décemment pas resté debout ou s'asseoir sur une pierre pour manger, voilà pourquoi un tabouret était toujours rangé sous une des banquettes du carrosse. Chacune des deux banquettes cachées une mâle dans laquelle se trouvaient divers objets nécessaires au confort de Firn, tels qu'une grande quantité de serviettes et de mouchoirs immaculées.

Le repas aurait pu bien se dérouler, efficacement et en silence, si la curiosité d'Aman n'avait pas pris le dessus.

« Monsieur, dit-il à voix basse, j'ai cru voir que vous portiez sous votre veste une sacoche ou ce qui y ressemble. Loin de moi l'idée d'être indiscret, mais de quoi s'agit-il pour que vous la gardiez si près de vous ? »

« Et pourtant vous êtes la définition même de l'indiscrétion ! lui répondit Firn après avoir avalé une bouchée de pain. Mais je vais vous le dire, ce que contient cette aumônière. Elle contient ce qui doit être, en ce moment, mon bien le plus précieux, et il en va de votre mission de la protéger – en même temps que ma personne – des dangers qui nous attendent. Et avant que vous n'ouvriez de nouveau la bouche : non, je ne vous montrerai pas ce qu'elle contient. Du moins, pas tout de suite. »

Firn savait bien qu'il devait étancher la curiosité de son domestique s'il voulait qu'il reste attentif, mais il ne pouvait pas se permettre de lui donner des détails, pas encore.

Ils reprirent leur chemin après une heure de pause. Au bout de quelques minutes à peine Firn dormait, droit comme un piquet, la tête légèrement penchée en arrière. Aman réalisa que c'était la première fois qu'il le voyait endormi, mais même ainsi son maître ne semblait pouvoir être pris en défaut. Même ainsi, il était attentif. Il tira les rideaux bleus pour plonger l'intérieur de la voiture dans la pénombre puis tenta à son tour de dormir, sans succès. Durant leur trajet, il entendit plusieurs personnes passés près d'eux, à pied ou à cheval, certains échangèrent quelques mots avec le cocher, mais aucun ne sembla être soldat ou bandit.

Firn se réveilla après quatre heures d'un sommeil silencieux alors que le soleil amorçait déjà sa descente. Moins d'un heure plus tard, ils arrivaient à la Parig, la frontière naturelle entre la région de l'Est et celle du centre. Un haut pont de pierre centenaire les mena de l'autre côté de la rivière. Les deux rives étaient désertes et une forêt les attendait un peu plus loin. Firn et ses compagnons furent soulagé de ne trouver ici aucun soldat. Malheureusement, un premier obstacle les attendait dans la forêt qu'ils pénétraient désormais. Le chemin qui la traversait était assez large pour laisser se croiser deux voitures et il était assez régulièrement parcouru par les marchands et les patrouilles. Ils ne pouvaient passer par une autre route car c'était la seule qui pouvait les mener à travers cette forêt. La fraîcheur les attendait sous les branches feuillues des hauts arbres qui vivaient ici dans un calme merveilleux.

« Si je me souviens bien, dit Firn, nous entrons dans la forêt d'Eso Tira. »

« C'était un homme ? » demanda Aman.

« C'était un seigneur. Celui de ces terres, il y a des siècles de ça. »

« On nomma cette forêt en son honneur ? C'était un grand homme ? »

« Cet endroit porte son nom parce que c'est ici qu'il fut pendu. C'était, selon les récits, un homme vil et cruel qui se mit à dos son peuple et son roi. Un soulèvement eut lieu, le roi ordonna que son armée n'intervienne pas. Eso Tira fut chassé par ses gens jusque dans cette forêt, et ils le pendirent à un chêne. »

« Une histoire commune comme en regorge notre royaume ! »

La voix de Stas leur parvint à travers le bruit des sabots :

« Que sais-tu des histoires de ce royaume ? Tu ne connais certainement pas celles qui t'ont mené jusqu'ici, alors ne va pas juger celles qui ont fondé notre pays. »

Aucune honte ne monta aux joues d'Aman qui répondit calmement :

« Je sais que ce monde a vu autant de pendus qu'il n'y a d'arbres dans cette forêt et je sais que ce ne sont pas les histoires qui fondent les pays, mais les hommes ! »

Ce à quoi Stas ne répondit que par des grognements de mécontentement. La situation dessina un léger sourire sur le visage de Firn.


Ils parcoururent encore quelques lieues au cœur de la forêt sans croiser une seule âme puis, alors que les feuillages des arbres formaient un toit cachant le ciel, Stas vit une forme se mouvoir entre les troncs. Il pressa les chevaux et tapa deux coups avec son coude contre le bois du carrosse pour prévenir son maître qu'une étrangeté était apparue. Les chevaux s'apprêtaient à se lancer au galop lorsque la forme surgit d'entre les arbres et leur barra la route, les stoppant dans un hennissement affolé. Stas sentit un frisson glacé parcourir son dos jusqu'à sa nuque. Au milieu de la route se trouvait un être qu'il n'avait jamais vu de ses propres yeux mais dont il avait entendu bien des histoires dans les livres pour enfant ou les contes macabres pour adulte. Sa taille dépassait la hauteur du carrosse et sa peau grise ressemblait à de la pierre. Ses longs bras touchaient presque le sol, ses jambes étaient larges, ses mains et ses pieds faisaient trois fois ceux d'un homme et son visage était d'une grande laideur. De petits yeux entièrement noirs prenaient en étau un énorme nez qui pendait jusqu'à une bouche immense de laquelle dépassait une cinquantaine de dents jaunes et pointues. De longues oreilles se dressaient horizontalement de part et d'autre de sa tête et d'épaisses touffes de poils en sortaient. La créature portait un vêtement, ou ce que l'on aurait pu considérer comme un vêtement : une corde lui ceinturait la taille et gardait plaquer contre son entre-jambe une épaisse bande de tissu beige. Ses genoux, constamment pliés, étaient couverts d'une coque en bois chacun, attachée par de l'herbe tressée. C'était la première et la dernière fois que Stas rencontrait un troll.

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