Chapitre 4

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Le cocher ouvrit la bouche pour prévenir son maître, mais il ravala ses mots en apercevant la hache que portait le troll. Il la tenait d'une seule main, comme si elle ne pesait pas plus lourd qu'une canne.

« Que se passe-t-il ? demanda la voix de Firn depuis l'intérieur du carrosse. Qui est-ce ? »

« Un troll, Monsieur, répondit Stas. Sur la route, devant nous, un troll attend. »

« Semble-t-il véhément ? »

« Je ne sais pas, Monsieur, dit le cocher sans quitter le troll du regard. Il ne bouge pas. »

La créature n'avait pas esquissé un geste depuis son arrivée. Il se contentait de regarder le cocher en silence. Après un instant, Firn se fit de nouveau entendre :

« Demandez-lui ce qu'il veut. »

Stas, la peur au ventre, s'exécuta, et le troll sortit enfin de son mutisme. Sa voix était grave, caverneuse et à la fois pleine de bruit de salive. Stas remarqua en effet que de la bave s'écoulait d'entre ses dents.

« Je veux, mon ami, que vous descendiez tous les deux, mes amis, de votre cabane roulante. Je veux que vous laissiez vos choses ici, entre mes mains, et me disiez « adieu troll », et qu'ensuite, vous êtes partis. Mes amis. »

Sa voix était monocorde, comme s'il ne connaissait pas la signification des mots qu'il employait. Firn avait bien tout entendu et ne tarda pas à répondre.

« Et si nous refusons ? Demandez-lui cela » dit-il à Stas.

« Si vous refusez, mes amis, dit le troll qui avait tout à fait bien entendu Firn, je vous écrase et les adieux sont faits. »

Un long silence s'ensuivit, mais le troll ne sembla pas en tenir rigueur à ses futurs victimes. Il se tenait là, légèrement penché en avant au dessus de son arme, sans que l'impatience ne vienne plisser son horrible visage. Stas, quant à lui, sentait la sueur coulait sur son front et ses mains se serraient fort sur les rennes qui commandaient Chor et Iafan. Que faisait donc un troll en Si Korr ? Ils étaient déjà rares en Garlis et personne n'avait jamais vu une telle créature aussi loin au sud. Mais la Grande Maladie qui s'était abattue sur tous les royaumes plus au nord avait forcé de nombreux peuples et de nombreuses bêtes à migrer loin de chez eux, tout comme Aman et tout comme ce troll qui n'avait pas lâcher Stas du regard. Il entendait Firn chuchotait depuis bien une minute qui lui paraissait interminable et, alors qu'il fut certain que la mort venait à leur encontre finalement si tôt dans leur périple, la porte du carrosse s'ouvrit. Ce ne fut pas Firn qui en sortit mais Aman, l'air hagard, doutant de toute évidence de ce qu'il était en train de faire. Il s'avança jusqu'à hauteur du cocher et lorsqu'il vit le troll, son visage se liquéfia.

« Bonjour » dit-il et cela sembla tellement hors de propos que toute la scène prit une tournure quelque peu comique. Mais le plus étonnant, fut ce qui s'en suivit.

« Bonjour, mon ami. Merci d'être descendu. Maintenant, à toi » dit-il à l'attention de Stas.

Le cocher usa de toute sa force d'esprit pour bouger son corps jusque là pétrifié et descendit aux côtés d'Aman. Se faisant, il cru entendre de nouveaux chuchotement provenant de l'intérieur de la voiture. Les rideaux étaient tirés et l'on ne pouvait rien voir à travers. Le troll, satisfait, bougea enfin. Il s'approcha des chevaux et les examina l'un après l'autre. Son attention se focalisa finalement sur Chor.

« Je mangerai celui-là en premier. »

C'est à ce moment-là que la colère remplaça la peur dans le cœur de Stas. Comment un être si abjecte pouvait se permettre de les menacer ? Il n'était rien d'autre qu'un monstre sans intelligence qui pensait pouvoir voler la famille Karn. Si seulement le jeune maître l'avait écouté, si seulement ils avaient emporté des armes à leur départ. Il se sentit faible, honteux de ne pouvoir protéger, pour la seconde fois, la famille pour laquelle il sacrifierai jusqu'à sa vie. Peut-être, d'ailleurs, que c'était ce moment. Il pourrait s'emparer de la hache du troll pendant que celui-ci avait le dos tourné à saliver devant son futur repas. Il pourrait l'abattre de toutes ses forces sur son crâne... mais la bête était si grande et semblait si forte, et sa peau devait être assez dure pour qu'aucune lame de la traverse. Puis elle s'était maintenant tournée vers eux, ses petits yeux noirs vides de toute émotion.

« Je mangerai l'autre en dernier, dit-il. Vous serez mon deuxième et mon troisième plat, mes amis. »

Il montra, du bout de son long doigt crochu, Aman puis Stas. La haine du cocher pour ce monstre ne fit qu'enfler, mais cette fois-ci, c'était la raison qui l'interdisait de bouger, car il avait lu dans les histoires que les trolls couraient vite et que leur brutalité ne faisait que grandir avec le sentiment que leur procurer la chasse. Il s'attendit à ce que, sous la peur, le domestique ne s'enfuit, mais Aman ne bougea pas d'un pouce. Tous deux n'osaient détourner le regard, ce qui étonna le troll qui ne pu empêcher d'afficher sa surprise.

« Des hommes qui ne s'enfuient pas ? Vous êtes soit terriblement idiots ou terriblement malins. Pour moi, ça ne change rien, le goût reste le même. »

En disant cela, il prit sa hache à deux mains et la leva sur sa gauche, prenant bien soin de viser le cou d'Aman. Ce fut à cet instant que la porte du carrosse s'ouvrit et laissa sortir Firn, ce qui stoppa le troll dans son élan assassin.

« Vous étiez finalement trois, mes amis, constata le troll. Se cacher ne sert à rien. Venir au secours de tes compagnons non plus. »

Firn s'avança et se tint entre Stas et Aman. Il ne semblait pas soucieux de la situation, et aucune peur ne se lisait dans son attitude. Mais chose plus étonnante encore : l'apparence disgracieuse du troll ne semblait pas décontenancer Firn. Il avança même plus en avant vers la bête.

« Je me nomme Firn Karn, unique héritier de la famille Karn. »

Le troll laissa un rire écœurant, provoquant une cascade de salive de sa bouche édentée.

« Peu importe les noms, mon ami, dit le troll. Ni ton nom ni ton rang ne changera le goût de ta chair.»

« Je suis désolé de vous dire, cher ami, que vous ne goutterez ni à ma chair ni à celle de mes compagnons. »

« Eh bien, explique-moi, mon ami, comment cela peut être possible. Qui est assez stupide pour laisser partir autant de viande fraîche ? »

Aman et Stas échangèrent un regard d'incompréhension. Tous deux se demandaient comment Firn comptait les tirer d'un si mauvais pas. Cette situation était devenu absurde et allait prendre des chemins plus étranges encore.

« Jamais je n'oserai penser que vous êtes stupide, troll. Vous devez même posséder une rare intelligence pour avoir pu tracer votre route jusqu'en ces terres sans vous faire prendre. »

« Cela ne te regarde en rien, humain. »

Son ton avait changé. Il était désormais moins désinvolte et son regard s'était durci. Il inspectait Firn des pieds à la tête, se tenant prêt si le jeune homme sortait une arme dissimulée.

« Bien. Je vais vous expliquer pour quelle raison vous ne pouvez pas nous tuer, Bhahamun. »

Le visage du troll s'assombrit et devint plus sérieux encore.

« Comment tu connais ce nom ? » demanda-t-il avec un ton menaçant, les narines de son long nez se retroussant jusqu'à révéler des poils noirs couverts de morve.

« C'est ainsi que vous a nommé votre matah, votre mère, et c'est ainsi que vous vous êtes appelé durant les dix premières années de votre existence. »

« Ce nom, il n'est plus le mien. » dit le troll.

« Et pourtant, il vous suivra jusqu'à votre mort, rétorqua Firn. Vous y pensez encore chaque matin et chaque soir avant de vous coucher, vous contant cette histoire comme on lit une fable à un enfant pour qu'il s'endorme. Mais en réalité, vous ne savez plus vraiment ce qu'il s'est passé ce jour-là. Malgré toute la culpabilité qui vous accable, vous ne savez plus ce qui est vrai et ce qui est une fable.»

Il s'arrêta et attendit une réaction de la part du troll. Ce dernier ne fixait plus Firn, son regard fuyait vers le Nord et ses mains montaient et descendaient machinalement sur le manche en bois de la hache. Il cracha par terre et s'approcha plus près encore de Firn. C'est là que Stas remarqua que le jeune homme ne regardait pas directement le troll. Ses yeux semblait se perdre au-delà de la créature, à travers les arbres et leurs feuilles. Il avait les yeux fixes d'un aveugle.

« Je vais t'étriper sur le champ, cracha le troll. Tes mots ne sont que mensonge. Comment tu peux connaître quoi que ce soit de moi ? »

« Voyez-vous, là-bas, ce tronc couché de tout son long au bord du chemin ? »

Le troll, Aman et Stas suivirent l'index que pointait Firn devant lui. Plus loin sur la route gisait un arbre sans doute frappé par la foudre. Son écorce était noir et il dépassait de peu sur le chemin. Quatre ou cinq cent pieds séparaient le tronc du carrosse.

« Marchons jusque là, juste vous et moi, et revenons ici, dit Firn. Si, à notre retour près du carrosse, l'histoire que je tiens à vous raconter vous a déplu, vous serez libre de faire ce que vous voulez de mes compagnons et de moi-même. Dans le cas contraire, je suis certain que ce que j'ai à vous dire nous sauvera tous de vos tourments. Je n'essaie en aucun cas de gagner du temps, car j'ai la certitude que vous avez pris soin d'étudier les allés et venus des patrouilles afin d'avoir le temps de mener à bien vos affaires. »

Dans les yeux du troll se refléta une intense réflexion qui dura assez longtemps pour qu'un long filet de bave s'étire de sa gueule jusqu'au sol. Enfin, il soupira profondément et se tourna vers Stas.

« Si l'un de vous deux voit là une chance de s'enfuir, qu'il reprenne ses esprits. Je vous dévorerai vivants. Mes amis. »

Il fit alors signe à Firn de l'accompagner et tous deux s'éloignèrent du carrosse. Firn attendit d'être suffisamment loin avant de débuter la conversation afin que ses compagnons ne puissent rien en entendre. Stas ne savait plus quoi penser de ce qui était en train d'arriver, et lorsqu'il croisa de nouveau le regard d'Aman, il se sentit moins seul dans son incompréhension. Ils n'échangèrent néanmoins pas un mot et attendirent patiemment que leur maître et le troll reviennent. Stas s'approcha d'Iafan et caressa son dos gris pour la rassurer et se rassurer lui-même. Il observa cet étrange couple marcher jusqu'au tronc. Le troll, qui était moitié plus grand que Firn, écoutait avec attention et faisait parfois de grands gestes, tournant sa hache en tous sens et tapant du pied sur la terre sèche. Firn, quant à lui, ne tourna pas une seule fois la tête vers la masse grise du troll, gardant son regard fixement ancré au tronc face à lui. Il parlait sans discontinuer. Lorsqu'ils arrivèrent à l'arbre mort, ils firent demi-tour presque immédiatement et marchèrent en sens inverse. Sur le chemin du retour, le troll semblait beaucoup plus calme. Il se concentrait sur les paroles de Firn et ne tenait sa hache que du bout de ses énormes doigts. Alors qu'ils avaient fait la moitié du chemin du retour, Firn cessa de parler et se tourna vers le troll. Celui-ci articula deux mots, désormais immobile au milieu de la route. Firn sembla le remercier et s'empressa de rejoindre ses compagnons. La créature resta où elle était pendant quelques minutes avant de finalement disparaître dans la forêt aussi rapidement qu'elle en avait surgi. Stas aurait juré entendre des sanglots lorsqu'elle s'enfonça à travers les arbres.

Firn arriva à eux et Aman s'empressa de demander, la peur faisant encore trembler ses lèvres :

« Que lui avez-vous dit ? Sommes-nous en sécurité maintenant ? »

« Nous sommes en sécurité, oui. » lui répondit Firn avec calme.

Ignorant leurs regards ahuris, il passa près d'eux et monta dans le carrosse. Aman et Stas se firent face, tentant de remettre de l'ordre dans leurs idées et de trouver une explication rationnel à ce qui venait de se dérouler devant leurs yeux. Firn les sortit de leur torpeur d'une voix agacée et fatiguée :

« Pouvez-vous m'expliquer ce que nous attendons ? Je présume que, tout comme moi, vous n'avez pas l'intention de vous éterniser sur ce chemin. »

« En effet Monsieur, nous partons immédiatement. » et disant cela Stas monta à toute hâte sur son banc et se saisit des rennes.

Aman se précipita pour entrer dans le carrosse alors que celui-ci reprenait déjà son avancée. Il ferma la portière derrière lui et sur la forêt d'Eso Tira.

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