Chapitre 2

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 Firn eut sa première crise à neuf ans, quelques mois après l'abandon de ses parents. Le lit que l'on lui avait donné à son arrivée chez son oncle était imposant, massif, décoré de moulures simplistes. Une tête de taureau grossièrement taillée dans le bois ornait le côté droit alors qu'un cheval aux proportions approximatives tendait le cou sur la gauche. L'ensemble donnait cependant une certaine prestance à ce lit, mais les années pesaient sur lui, et lorsque la nuit venait et que Firn s'en allait se coucher, il grinçait à chacun de ses mouvements. Le sommeil lui venait de plus en plus difficilement alors que les semaines passées, et à la quatre-vingt quinzième nuit, le manoir Evon It ainsi que toute la colline des quatre vents furent réveillés par les hurlements de rage et de désespoir de Firn. Voilà quatre jours qu'il n'arrivait plus à dormir malgré le confort de son matelas et de ses draps. On le calma, et on fit venir le docteur le lendemain matin, mais ce dernier ne diagnostiqua rien. Alors le lit fut changé. Mais les crises et les comportements étranges de Firn se multiplièrent. Le moindre désagrément créait en lui une colère insensée, le moindre contact humain le raidissait, il avait la saleté en horreur et la laideur le repoussait au plus haut point. Des peurs qui lui étaient avant cela étrangères naquirent en lui, comme la peur de l'obscurité et celle du vide.

En addition de ces nouvelles phobies survenues du plus profond de ses entrailles, un dégoût irrationnel s'éveillait en lui lorsqu'il se retrouvait confronté à certaines choses de notre monde. La crasse, la laideur et les désagréments de la vie lui étaient devenu presque insupportables et provoquaient parfois une colère étrange et déconcertante. Les gens qui le côtoyaient virent en cela une expression du traumatisme de l'abandon, alors que ceux qui ne le connaissaient pas répandirent rapidement que la folie avait pris place dans un coin de son esprit, qu'il ne s'agissait là que d'un noble dont le statut était monté très jeune à la tête. Beaucoup prenait son attitude pour du mépris, mais Firn était bien trop intelligent pour mépriser qui que ce soit. Jamais il ne chercha à expliquer ou excuser son attitude, et jamais il n'essaya de trouver remède à son problème. Ses lectures l'occupaient déjà bien assez pour qu'il ne perde son temps à se pencher sur des choses aussi futiles que ses soucis psychologiques. « Il y a un docteur, un bon ami de la famille, lui dit son oncle quelques semaines après ses premières crises et plusieurs passages infructueux de médecins réputés. Il s'agit d'un docteur peu conventionnel, et d'un homme tout aussi peu conventionnel. Ce ne sont pas les corps qu'il soigne, mais les esprits. J'aimerai de le présenter, pas plus tard que ce soir. » « Mon oncle, le coupa Firn alors qu'il finissait son dessert, ne vous prenez pas cette peine. Je me sens très bien ainsi. Aucun mal ne s'est saisi de mon esprit, je vous en fait la promesse. Vous n'avez aucune raison de vous inquiéter. Merci pour le repas » Il s'était ensuite levé de table et avait quitté la salle à manger sans que son oncle n'ait eu le temps de rétorquer quoi que ce soit. Il essaya néanmoins de le convaincre de voir cet homme, un certain Docteur Jiron, pendant près d'un an avant de baisser les bras. Dans la maison d'Evon It, ils apprirent alors, de la famille aux domestiques, à vivre avec cette étrange personnalité. Firn avait su se faire aussi bon nombre d'amis, et alors qu'on l'aurait cru condamné à une vie solitaire, il était souvent entouré de jeunes gens de son âge. Même ses aînés parmi les habitants de Mar Tresa appréciaient sa maturité et sa vivacité d'esprit. Il n'avait pas manqué d'amour et d'attention, ni de tendresse et d'éducation, mais il fut vrai de dire qu'il manquait parfois quelque peu d'empathie envers ses pairs. Il aimait bien entendu ceux qui l'avaient adopté et appréciait ses amis, mais leurs vies et leurs problèmes lui semblaient si éloignés de sa propre existence qu'il ne s'en souciait guère. Pourtant, la haine qu'il ressentait en ce jour, après la mort de son oncle, tendait ses muscles et faisait bouillir son sang.
Aman To était au service de la famille Tan depuis seulement six mois lorsque Firn Karn arriva à Corulan. Il fut rapidement charmé et intrigué par la personnalité du jeune noble et au bout de quelques jours seulement, un lien particulier s'était établi entre eux. Certains diraient que ce fut la jeunesse qui les rapprocha aussi vite. Le jour où Toran vint se réfugier avec sa famille, un orage grondait au loin. Ce qui frappa Aman en premier lieu fut ce jeune homme aux yeux sévères et au dos droit. Il n'avait que dix-sept ans mais semblait bien plus âgé que le domestique. Ses cheveux mi-longs étaient noirs et tirés en arrière alors que ses yeux verts éclataient au milieu d'un visage aux traits fins mais non dénués d'une certaine dureté. Il n'était cependant pas très grand ni très large et ne semblait pas être taillé pour le travail manuel. Sa peau était d'une blancheur surprenante pour un sikorien et il ressemblait assez peu à son oncle et sa tante. Lorsqu'il descendit de la voiture qui les avait conduit à travers Si Korr et qu'il se présenta à la porte du manoir des Tan, ce fut Aman qui l’accueillit et monta ses bagages dans la chambre que l'on lui prêtait. Ce jour-là, il ne lui adressa pas un mot. Il fallut qu'une semaine s'écoule avant que Firn n'engage la conversation avec le domestique qu'on lui avait attribué. Depuis lors, Aman avait découvert plus en détail son hôte et maître, et avait développé pour lui une grande affection. C'était surtout dû à l'intelligence et le trait d'esprit de Firn que cette affection s'installa dans le cœur du domestique.

Mais depuis l'exécution de ceux que l'on appelait « traîtres », Firn s'était enfermé dans sa chambre, tout comme sa cousine, et n'en était pas sorti. Cela faisait maintenant trois jours que personne ne l'avait vu, mais certains domestiques rapportaient l'avoir entendu chuchoter en tendant indiscrètement l'oreille alors qu'ils passaient devant la porte de la chambre. Aman était inquiet et cela se répercutait sur son travail. Il avait déjà cassé quatre verres et deux plats, renversé de la suie sur le tapis du grand salon et été même tombé dans l'escalier du deuxième étage. Même si Aman a toujours été quelque peu maladroit, cela faisait beaucoup, même pour lui. Le majordome ne manqua de le disputer plus d'une fois, mais les événements avaient rempli la maison Tan de tristesse et de désespoir, et pour toutes et tous, le cœur n'était plus à l'ouvrage. Cependant aucun n'était parti, chacun d'entre eux était resté pour Mademoiselle Syli. Aman, quant à lui, s'enquérait surtout des nouvelles de Firn. La nuit venait de tomber lorsque son attente prit fin.

« Aman. Monsieur Karn est enfin sorti de son isolement. Du moins assez longtemps pour demander à ce que tu montes le voir. »

Le jeune domestique était accroupi, en train d'arroser les plantes du séjour au rez-de-chaussée, et se retourna pour faire face à Madame Molis, la gouvernante, une femme hautement autoritaire mais fondamentalement juste.

« Dépêche-toi avant qu'il ne s'enferme encore dans sa chambre pour faire je ne sais quoi. » Aman se leva d'un bond et se précipita au premier étage, dans l'aile nord où se trouvait la chambre de Firn. Il frappa à la porte et attendit. Une voix sèche et assurée lui répondit au bout de quelques secondes. « Rentrez et fermez la porte derrière vous. »

Ce qu'il fit sans attendre un instant. La chambre était plongée dans le noir, exceptée la petite étude située dans le coin de la pièce près de la fenêtre dont les volets étaient tirés, à l'opposée de l'entrée. Une bougie éclairait faiblement divers objets posés sur le meuble et, se tenant au-dessus, le visage pensif de Firn.

« Approchez », dit-il une fois qu'il eut été sûr que la porte était fermée.

Aman s'exécuta et s'approcha à pas lents en réprimant un frisson qui réussit presque à le surprendre. Il y avait sur l'étude plusieurs papiers sur lesquels on avait écrit à la va-vite, un encrier et une plume posée en travers, et ce qui ressemblait à de petits os éparpillés un peu partout sous la lueur de la bougie.

« Vous m'avez fait demander ? »

« Je déteste les questions rhétoriques », répondit Firn en se tournant vers Aman.

Il était évident, à la vue de son visage, qu'il n'avait pas dormi durant ces trois jours. Des cernes pesaient sous ses yeux et sa peau était d'une blancheur alarmante. Mais dans son regard on pouvait clairement voir une étincelle vivace, une détermination effrayante. Il se leva d'un bond et alla s’asseoir au fond de son lit. La pénombre l'avala presque entièrement, mais Aman voyait encore clairement ses yeux briller dans la nuit, comme l'on apercevrait les yeux d'une bête affamée tapie dans l'ombre. Le domestique se tenait au bout du lit, les mains jointes dans le dos, comme on le lui avait appris. C'était une attitude de respect envers son maître et une position qui montrait qu'il était prêt à accomplir quelque tâche que ce soit. Mais en cet instant, Aman se tenait ainsi parce que ses mains étaient moites et tremblantes.

« J'ai une chose à vous demander, commença Firn d'une voix assurée et grave. Je voudrais que vous m'accompagniez lors d'un voyage que j'entreprends. »

« Où dois-je vous accompagner, Monsieur ? »

Aman s'aperçut que Firn ne le regardait pas lui, mais la commode qui se trouvait derrière. Sans se retournait, il savait que son regard était braqué sur le meuble, plus précisément sur le premier tiroir des quatre, celui du haut. C'est lui qui s'occupait de la chambre de Firn depuis son arrivée, et il connaissait cette pièce et son contenu sur le bout des doigts. Il décida d'ignorer ce fait et écouta attentivement.

« Je dois me rendre à Mar Tresa et ce dès demain, mais je ne peux pas faire un si long trajet tout seul. Il me faut quelqu'un pour s'occuper de mes affaires, de mes habits et de mon ennui. »

Le jeune domestique se sentit à la fois honoré et surpris par cette proposition.

« Ce n'est pas une proposition, ajouta Firn. Nous partons dès le matin. » « Puis-je savoir, Monsieur, pour quelle raison comptez-vous voyager jusqu'à la capitale ? »

L'air de la nuit était déjà très chaud en cette saison et sembla s'alourdir après la question d'Aman. Firn s'était raidi et réfléchissait. Il répondit au bout de plusieurs longues secondes. « J'ai l'intention de me présenter devant le roi. »

Il dit ces mots comme s'il s'agissait de la plus grande décision de sa vie, et connaissant ce qu'il connaissait de son maître, Aman ne douta pas une seule seconde de sa détermination. Le voyant ainsi, sûr de lui comme à son habitude, le domestique sentit la peur l'abandonner et ses mains se délier. Firn avait assez d'assurance pour deux et cela arrangeait bien Aman. C'était en partie pour cette particularité qu'il appréciait être en sa présence, son aura effaçait en un instant toutes ses incertitudes. De nombreuses questions lui vinrent alors à l'esprit.

« Comment comptez-vous vous y rendre ? »

« Le cocher de mon père nous y amènera, répondit Firn en un souffle. Il m'est fidèle. »

Il avait parlé de son « père » pour désigner son oncle, mais Aman n'en prit aucunement note.

« Cela ne pose-t-il pas problème au sujet de mon travail ici ? »

« J'en parlerai dès ce soir à Madame Molis. Ce devrait être rapidement réglé, il n'y a plus besoin d'autant de gens dans cette maison maintenant. Je suis certain qu'elle acceptera de vous donner vos gages. Votre utilité ici fait défaut. »

Firn avait toujours ce franc-parlé cassant et agaçant, mais Aman ne lui en tenait jamais rigueur, parce qu'il savait que derrière ses mots durs, le noble avait de la sympathie pour lui.

« Pardonnez-moi cette question mais... pour ce qui est de mes gages en effet ? »

« Ne vous en faites pas pour ça. »

Aman dut se satisfaire de cette réponse puisqu'à ce moment là, Firn se leva et s'immobilisa, le cou tendu en avant, aux aguets. Aucun bruit ne se faisait entendre. Au bout de quelques secondes, Aman osa rompre l'immobilité de la scène.

« Ne pouvez-vous pas m'en dire plus sur ce subit voyage ? demanda-t-il. »

Firn l'ignora et, comme un possédé, sur la pointe des pieds se glissa jusqu'à la commode qui se trouvait derrière Aman. Il s'accroupit, plaqua sa joue contre le tiroir du haut et sembla écouter attentivement. Cela dura presque une minute entière puis, comme si rien ne s'était passé, Firn se leva et fit face à son interlocuteur.

« Je ne peux malheureusement rien vous dire de plus, finit-il par répondre. Je me pose beaucoup de questions moi-même et je n'ai donc pas de temps pour les vôtres. Retrouvez-moi ici même au matin, à cinq heure précise. Préparez vos bagages avant de venir faire les miens mais gardez en tête que nous devons voyager léger. »

En disant cela, il l'accompagna jusqu'à la porte. Aman remarqua qu'il souriait et que cela lui donnait un air terrifiant. Il ne sut quoi dire d'autre que « Bonne nuit, Monsieur », ce à quoi Firn répondit : « Aucune nuit ne saurait être bonne », et alors que la porte se refermait derrière lui, Aman aurait juré voir le tiroir de la commode s'ouvrir lentement par lui-même.

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