Chapitre 1

10 minutes de lecture

 Il manquait de nombreux pavés sur la grande place de Corulan. Par cette cause le pied droit de Firn était plus haut que le gauche. Il était très incommodé par sa position et ne cessait de se balancer d'avant en arrière. La foule autour de lui l'empêchait de bouger et de trouver ainsi un équilibre plaisant. Sa tante était à ses côtés, en larmes, priant vainement ses dieux absurdes, les mains jointes et les yeux fermés. Il se surprit à la haïr en cet instant, elle qu'il considérait comme une mère depuis la disparition de ses parents. Avec son oncle, ils l'avaient recueilli et lui avaient donné toute l'éducation nécessaire pour devenir un membre de la haute société de Si Korr. Depuis lors qu'il eut huit ans, Firn passa sa vie dans le manoir Evon It sur la colline des quatre vents aux limites de la capitale, Mar Tresa. Cette dernière était une ville portuaire d'envergure, à la puissance marchande sans égale. Son port était sans conteste le plus grand du continent mais aussi le plus démesuré lorsque l'on s'abandonnait à la contemplation de son architecture particulière. Mar Tresa était le centre de toutes les expéditions coloniales du royaume, une force commerciale mais aussi militaire impressionnante. Le royaume de Si Korr restait, depuis les premières explorations et exploitations coloniales, sujet à de vives tentions avec le royaume de Jibalah qui se trouvait à l'Ouest, de l'autre côté de la Mer Grise. On parlait de « tentions », par peur et par fierté, évitant soigneusement d'avouer que c'était une guerre centenaire que se livraient les deux pays, que ce soit en mer ou sur le continent éloigné d'Orosi où les forces coloniales s'affrontaient pour les ressources, naturelles ou humaines.

  L'oncle de Firn avait passé la moitié de sa jeunesse à arpenter les terres lointaines d'Orosi, à y rencontrer ses autochtones, à découvrir ses paysages, à souffrir de son climat aride et à tracer des routes permettant d'acheminer l'or des mines jusqu'aux navires. Il y avait été témoin du pire de l'homme, de son avidité sans limite et du manque de compassion auquel il pouvait si aisément s'abandonner. Les peuples d'Orosi étaient divisées en de nombreuses tribus. Les colons avaient su en répertorier une trentaine, mais il ne faisait aucun doute que d'autres tribus se cachaient toujours aux yeux de ces étrangers venus du Nord. Et ils avaient toutes les raisons de le faire, car Si Korr et Jibalah pillaient chaque plaine, chaque montagne et chaque village de cette terre, réduisant dans le même élan ses habitants en esclavage. Ils avaient fondé là-bas, à un mois de bateau de leur terre natale, deux colonies distinctes aux frontières floues et sans cesse changeantes. À l'Ouest, Jibalah nomma Ersonah son nouveau territoire, tandis qu'à l'Est, Si Korr créa Li Cara, le plus grand espace colonial à ce jour. Ce fut en ce lieu, entre les ports se multipliant sur les côtes abîmées d'Orosi, que Toran Karn, époux d'Isabelle, oncle de Firn et futur ministre du royaume de Si Korr, prit la décision de vouer sa vie à combattre l'injustice et les atrocités menées par ses pairs. Mais après une vingtaine d'années d'une lutte acharnée au sein de la politique Sikorienne, voilà que le chemin qu'il avait choisi se finissait au pied de la potence, sur cette place à laquelle le temps avait volé ses pavés.

  Firn regarda son oncle monter les marches en bois qui le menaient à la corde. Le suivaient ses cinq plus fidèles conseillés et amis, qui l'avaient rejoint au cours des années, durant son combat contre la politique du Roi Kern Sor et de ses ministres. Ils s'étaient tous insinués avec ruse et intelligence au sein de la monarchie en espérant la débarrasser de ce que Toran appelait « la maladie de l'homme ». Leur échec était colossal et le poids du désespoir les empêchait de se tenir droit alors qu'ils étaient présentés aux cordes qui allaient mettre fin à leur histoire. Ils avaient été trahis, trompés et jetés aux pieds de leurs ennemis, et maintenant, ils allaient être pendus comme exemples, parce que la monarchie de Si Korr ne pouvait subir aucun cancer en son sein. À la capitale, ils avaient été hués, frappés, humiliés, mais ici, à Corulan, ville natale de Toran, les gens pleuraient. Mais aucun n'osait s'opposer à la décision du Roi et de ses ministres, personne ne se dressa contre l'injustice lorsque le bourreau abaissa les trappes. Le cou de Toran ne supporta pas son embonpoint et se brisa net, dans un craquement qui arracha un cri terrible à Isabelle qui avait fermé les yeux pour ne rien voir de la scène. Firn, quant à lui, n'avait pas cligné des yeux une seule fois et il lui devenait lentement insupportable de ne pouvoir trouver son équilibre sur les pavés de Corulan. Dans son cœur et dans son crâne, la haine grondait et enflait.


 À midi, la place avait déjà été débarrassée de la potence, des morts et des vivants. Corulan se trouvait sur la côte Est de Si Korr, à l'opposée de la capitale, au bord des Mers Sauvages. La route entre les deux villes était longue, bien que facilement praticable, et l'on avait donc décidé de pendre Toran et ses disciples au plus vite, chez lui. Le roi pensait certainement que faire ainsi enverrait un message dissuasif à toute la famille et tous les amis de Toran, et il n'eut aucun tort car l'exécution eut l'effet escompté. Tout le monde était rentré chez lui ou était retourné à son occupation. La chaleur de l'été s'installait dans les rues étroites de Corulan et la sueur coulait déjà sur les tempes des travailleurs. La ville était posée sur un plateau au bord d'une falaise, surplombant la mer et une fine plage de sable blanc entre les deux. Le vent d'Est avait l'habitude de souffler fort sur cette partie de Si Korr, mais aujourd'hui seule une légère brise était présente et elle ne pouvait rien contre la chaleur qui tentait d'immobiliser Corulan. La chaleur n'était pas la seule responsable de l'apathie qui régnait en ville. La perte de Toran Karn avait alourdi les cœurs et les esprits. Seule une personne se tenait droit, la tête bouillonnante, après le départ des soldats.

  Firn se trouvait sur la plage, seul au pied de la falaise, l'urne contenant les cendres de son oncle dans les mains. Les soldats avaient brûlé les six morts à la sortie de la ville, leur refusant ainsi le droit d'être enterrés dans la terre, auprès de leur famille. Six urnes, qui ressemblait plus à des pots de chambre, avaient été amenées et remplis des cendres des morts. Une fois l'affront terminé, un soldat s'avança jusqu'à Firn et sa tante, et avant de lui tendre l'urne dans laquelle se mêlaient les restes de son oncle et de ses amis, il cracha dedans, ferma le couvercle et dit :

« Notre Roi est bon, et notre royaume est grand. Que ceux qui conspirent pourrissent en enfer. »

  Isabelle ne pleurait plus, ni ne parlait. D'elle ne restait qu'une coquille vide qui attendait patiemment que ce cauchemar prenne fin. Ils étaient sans détour rentrés dans la demeure d'Oris Tan, le frère par alliance de Toran, qui les avait accueillis quelques semaines auparavant afin d'échapper aux menaces qui pesaient contre eux à la capitale. Il faisait partie des cinq camarades à avoir été pendus au côté de leur maître. Chez lui ne restaient que sa fille et ses domestiques. Sa femme, la sœur de Toran, était morte des années auparavant en essayant de donner naissance à un garçon. Syli restait donc la seule héritière de la famille Tan, mais plus jamais Firn ne la vit car elle resta enfermée dans sa chambre des semaines durant, accablée par le chagrin. Elle n'avait pas eu la force non plus de venir sur la place de Corulan dire adieu à son père. Les domestiques ne reçurent pas d'ordre de sa part quant à l'accueil de leurs hôtes et décidèrent donc de continuer à les servir et les laissèrent résider dans la maison en attendant que Syli fusse en état de reprendre le domaine familial.

  Le majordome, un vieil homme au calme épatant, avait déposé l'urne sur le buffet du grand salon, en attendant qu'Isabelle ait décidé de la mettre en terre. Firn n'avait pas attendu longtemps avant de se saisir de l'urne et de s'éclipser pour rejoindre la plage. Il détestait le sable, maudissait ces grains qui glissaient au fond de ses chausses et lui irritaient la peau, mais faisait tout son possible pour en faire abstraction. Les repas de famille était emplis des voyages de son oncle, et son amour pour la mer était connu de tous. Aussi, si Toran n'avait jamais évoqué la possibilité de sa mort et n'avait pas exprimé ses volontés post-mortem à son neveu, il paraissait tout naturel à Firn de jeter le contenu de l'urne dans les vagues mourantes de la mer qui s'étendait vers les Terres Lointaines. Malgré le sable, malgré le murmure grandissant de l'agacement et de la gène, il marchait sur la plage en regardant droit devant lui. Il s'arrêta à quelques mètres des vas et viens de l'écume. Il ne lui était pas venu à l'esprit qu'il allait devoir se mouiller pour mener à bien sa mission. Enlever ses chausses était totalement hors de question, et la seule idée d'avoir du sable collé sur les pieds fit monter en lui une colère absurde mais réelle. Il était si concentré sur sa délicate position qu'il ne remarqua pas, au coin de son œil, la chose qui rampait non loin. Il fit un pas de plus, ouvrit l'urne et, avant d'envoyer son contenu aux calmes vagues de la mer, répéta ces mots :

« Que ceux qui conspirent reposent en paix. »

  Malheureusement la brise était légère mais assez forte pour renvoyer les cendres sur Firn qui poussa un cri d'effroi en se jetant en arrière. Il tomba sur ses fesses qui s'enfoncèrent dans le sable chaud, les yeux écarquillés sur ses vêtements couverts de cendres. D'un bond, il se releva en se frappant le ventre, les bras et les jambes pour enlever la poudre grise qui s'y était accrochée. Il essaya de se contenir mais cria encore plusieurs minutes en sautillant sur la plage. L'urne avait glissé de ses mains et reposait dans un creux formé par sa chute, comme lovée au milieu de draps blancs. Firn allait l'oublier et elle resterait là jusqu'à ce que la marée l'emporte. Il réussit à se calmer au bout de cinq minutes, lorsque le gris sur ses vêtements s'était presque entièrement estompé. Il avait la ferme intention de les jeter une fois rentré. Il tourna les talons, laissant la mer dans son dos, et s'avança, les larmes aux yeux, jusqu'au fin escalier qui remontait la falaise. Mais cette fois-ci, son œil droit vit ce que le gauche avait ignoré, et Firn tourna la tête vers le Nord.

  Se traînant sur le sable, traçant derrière elle un sillon depuis la mer, une petite créature avançait lentement vers la falaise. Pendant une seconde Firn crut voir là une tortue, venue s'échouer ici afin de pondre ses œufs, mais ce qu'il avait sous les yeux ne ressemblait à aucun animal de sa connaissance. Lorsqu'il eut bien cerné son informité et son apparence, Firn étouffa un hurlement dans sa gorge. La chose était d'une laideur remarquable. Elle faisait la taille d'un gros rat et sa constitution paraissait si aléatoire, comme si elle ne fut qu'un amalgame des restes d'autres créatures, qu'il était difficile de déterminer ce qui lui servait de tête, de corps et de pattes. Pour ce qui est des pattes, elle en possédait quatre, minuscules, lui permettant seulement de ramper lentement. Elle n'avait pas de cou, son corps et sa tête ne faisant qu'un, formant une boule de chair marquée de plis et de boursouflures semblables à des tumeurs. Deux fentes lui servaient d'yeux au milieu de ce qui aurait dû être un visage. Pas de nez, ni de bouche n'étaient visibles. La chose était entièrement noir, d'un noir si profond que le sable collé à son corps informe étincelait comme de la neige.

  En temps normal, Firn aurait détourné le regard en se retenant de déverser son déjeuner sur la plage. Son problème –parce que, vous l'aurez compris, Firn avait un problème – ne lui permettait pas de supporter la vision des horreurs de la nature. La vue d'un être repoussant, humain ou animal, lui donnait la nausée. Cela n'était dû à aucune forme de mépris, mais à un rejet pur et simple de la laideur et de l’incommodité. Mais en ce moment, malgré le dégoût et le malaise provoqués par l'apparition de cette créature, Firn ne pouvait empêcher de monter en lui une certaine curiosité se muant progressivement en fascination. Quelques pas le séparaient de la créature, qu'il effectua sans s'en rendre compte. Elle sembla sentir sa présence et s'arrêta. Elle tremblait.

  S'il avait été maître de ses pensées, il aurait déchiré l'air d'été d'un cri. Il n'en fit rien, s'accroupit, plongea ses mains dans le sable et souleva la créature jusqu'à son visage. Entre ses doigts, il la retourna en tous sens. Elle était d'une étonnante légèreté, comme si elle était vide. Sa peau noire était rugueuse et un peu collante, fine mais solide. La créature semblait si fragile et robuste à la fois qu'il en ressortait une certaine contradiction. Si l'on ajoutait à cela que cette enveloppe ne paraissait contenir ni os ni organe, Firn avait l'impression de tenir entre ses mains un être de l'impossible. Il ne trouva pas de bouche ou d'autre orifice. Pourtant, il entendait un léger bruit s'échapper de la créature, comme une faible respiration, saccadée et douloureuse. Il porta ce qui ressemblait à une tête tout près de son oreille, et le monstre commença à chuchoter.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire KLMG ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0