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La rue au petit matin. Les fenêtres s’allument dans la nuit, l’une après l’autre. Quelques bruits de vaisselle se font entendre, et l’odeur passe du café on ne sait comment, comme le coq du matin, promesse d’une activité nécessaire accomplie dans la bonne humeur, et les enfants jouent, rient, pleurent, ça crie, ça gronde, ça dévale les escaliers cartable au dos, on met les clés de voiture dans les neimans, ça teuffe, tousse, crachote, vrombit, ronronne, passe par des notes pointues, des basses soutenues, craque et grince, et puis tout devient calme, après quelques derniers pleurs ou engueulades, baisers fougueux ou calmes, rêveurs ou forcés, dissimulés ou inquiets. Rien n’est jamais pareil, mais tout se ressemble tant, répétition des vies accumulées superposées, mille feuilles vibrant tout absorbé en lui-même.

François Vergnier dort. On ne le voit presque pas, car il est allongé sur la banquette arrière.

On entend des bruits de pas sur le trottoir. Seule la voisine reconnaît François, s’affole, puis voit qu’il bouge un peu, qu’il respire. Elle pressent qu’il ne faut pas le réveiller. Il cuve la mort de sa femme, comme d’autres le vin. D’ailleurs, peut-être est–il ivre, elle ne sait pas. Elle s’éloigne, et part pour sa journée de travail. François se réveille. Au début, il ne sait pas trop où il est, mais les idées lui reviennent. Puis la journée passe. De temps à autre, un passant le regarde.

Gilles revient le soir car il a passé la journée à s’inquiéter. Il n’est pas venu seul. Il a dit, aux Forges, « François a le bourdon, c’est à cause de sa femme qui est morte » et les copains sont venus. Ils sont un peu surpris de voir qu’il a passé la journée dans sa voiture, et puis la nuit, aussi. Mais bon. Ils ont amené un casse-croûte, des bouteilles, et c’est dans un mélange de respect et de bonne humeur que l’on met cérémonieusement la nappe sur le capot. François se laisse traiter avec grâce, avec le sourire il boit son verre, et il mange, car il a faim. Mais il ne veut pas sortir de la voiture. Alors toutes portières ouvertes, chacun installe, qui des chaises pliantes, qui des billots de bois, et tous discutent de choses sans importance en écoutant venir la nuit. Boule a un peu bu, il est de bonne humeur, et pour rire se met une tranche de mortadelle sur la tête. Mais quand il se souvient des évènements, des circonstances, il redevient sérieux et regarde son ami. Il a honte. Pas pour la mortadelle, ça c’est juste un bout de saucisson, mais parce que c’est trop de bonheur peut-être, ou de joie, trop vite. François le regarde en souriant. Il est gentil, François, il n’a pas l’ombre d’une méchanceté. Mais il est triste. Comme s’il disait, « On ne tartine pas le malheur avec du beurre, mon bon Boule » Boule enlève délicatement la tranche de mortadelle qui orne sa tonsure, et la considère tristement.

Gilles heureusement a un jeu de carte, et après le café, propose une belotte. Le petit groupe émet des signes d’approbation. C’est une bonne diversion, il faut se concentrer, et même, le sérieux est de mise, mais c’est un sérieux de circonstance, qui se connaît bien, qui se tape sur la bedaine, se moque bien de gratter des joues mal rasées, pousse des « Ho ! Couillon ! Tu me fatigues avec tes vas-y ! Vas-y ! Mais vas-y toi ! » Un sérieux qui n’a pas honte, un sérieux qui sourit du sourire des dimanches après-midi aux petites taquineries qui accompagnent si bien les enjeux de matamores.

Mais les cartes, ce n’est pas prévu pour être joué au volant d’une voiture. Alors il a fallu feinter, trouver des astuces, se triturer la cervelle. Les portières opposent à l’imagination une barrière de ferraille et de vitres à monter ou descendre, de charnières à ouvrir ou fermer, ajoutant plus au casse-tête qu’à la solution. Laisser François à l’intérieur leur est insupportable.

Alors, Boule entre dans une sorte de transe nerveuse, dansant d’un pied sur l’autre, tapotant sa tempe gauche. Ce que c’est que l’amitié, tout de même. « On ouvre une seule porte » dit Boule « celle du conducteur, dont on baisse la vitre » « Et l’un de nous pourra jouer à travers la vitre ».

Tous le regardent sans rien dire.

Il a l’air de rien comme ça, Boule.

Alors on joue, on joue, car tout est là et pas ailleurs. Bientôt, la divine belotte sacrera ses guerriers. Vainqueurs vaincus rayonnants de gloire enfin, réconciliés, heureux, se tomberont dans les bras, les uns aux autres se promettant des lendemains, tant qu’on a la santé. Pour donner de la variété, on parlera, ensuite, politique, et comme c’est un peu loin tout ça, on parlera de la retraite, et ça tombe bien justement, François, c’est dans quatre mois sa retraite, et la chose n’a échappé à personne.

Il a commencé à travailler jeune, François, il s’est fait à cette idée, et ça lui plait. Mais tout le monde voit bien que maintenant, c’est plus pareil. Tous ses projets, il les avait imaginés avec Nathalie. Partir en Espagne, voir à nouveau Barcelone et les tableaux de Dali, monter à l’abbaye de Montserrat, dans les montagnes parmi les sentiers, entre les rochers se perdre, pour au détour se retrouver, ou bien encore, aller plus loin, dans des endroits inconnus, en Italie, à l’aventure, et pourquoi pas, jusqu’à Florence.

Il voit ou imagine des choses laides et la beauté au milieu qui est là, et ça l’attire. Au-dessus de la télévision, il a un jour posé une vierge noire vêtue de bleu. L’enfant-nu dans ses bras donnait la bénédiction, avec ce regard déjà adulte de l’enfant.

C’est le soir maintenant, et chacun retourne en soi à des pensées qui n’en sont pas encore, lourdes du sommeil à venir et des choses du lendemain. Mais dans la douceur du soir, après la chaleur étouffante de la journée, fut une chose nouvelle, comme une liberté surgissant là entre eux.

Demain, ils iraient à la mer.

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