Auteurs étrangers

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Les polars islandais sont ceux qu'elle préfère. Des meurtres à l'ancienne, sans effusion de sang inutile, sans détails morbides, noyés par la grandeur des paysages. Le dernier Indridasson, tiens, il est de nouveau sur le rayonnage. Elle le guettait depuis des semaines, le lecteur précédent n'avait pas été très scrupuleux sur la date de restitution. Elle s'en empara et le glissa dans son fourre-tout. La bibliothèque était le seul endroit qu'elle appréciait dans cette ville détestable, comme un îlot de calme et de silence au milieu d'une jungle hideuse de béton, de graffiti et de vacarme urbain incessant. Elle parcourut le rayonnage du bas, à l'affût d'autres auteurs convoités, réticente à l'idée de devoir quitter son sanctuaire pour retourner à l'appartement. Elle avait vécu son arrivée dans cette ville de banlieue comme un arrachement, les lignes imperturbablement droites des tours et des barres comme autant d'épieux plantés dans sa tranquille existence rurale. Ici tout n'était que grisaille, efficacité, vitesse, saleté, minéralité.

L'Islande, ce serait vraiment un beau voyage, si elle avait la chance d'y aller un jour. Ou bien l'Irlande, peut-être, du moment qu'il y avait encore de la terre, de l'eau et des lichens. Même la Normandie, la Creuse, n'importe où pourvu que ce ne soit pas ici. Quels souvenirs y avait-il à conserver de ce cube posé sur un bord d'autoroute, ces portes qu'il fallait double-verrouiller et digicodifier, ces boites aux lettres vandalisées, cet appartement sans âme? Aux quelques connaissances qu'elle avait acquises ici, elle disait toujours qu'elle rentrait "à l'appartement". Ce n'était pas chez elle.

Elle soupira et se dirigea vers le comptoir pour faire enregistrer ses livres. Il allait bien falloir rentrer, on ne pouvait pas vivre en permanence dans une bibliothèque, ce qui à son sens était bien dommage. Les étagères à elles seules apportaient toute l'expérience dont on avait besoin dans le monde: Voyage, développement personnel, sciences, romance, humour.

Elle remercia la bibliothécaire, rangea sa carte dans son sac, leva les yeux vers la sortie.

Ses poumons semblèrent dysfonctionner, le sang afflua à ses joues avant de les déserter à nouveau. Elle se sentit vaciller, chaud, froid, stupeur, tremblement. Voilà, il était là, et elle réagissait comme dans un livre de gare. Exactement le genre d'héroïne qu'elle méprisait. Il était là, son seul souvenir en trois dimension dans cette ville en quadrillage, et elle se dissolvait comme une petite chose fragile. Impossible de l'éviter dans ce couloir étroit, sa haute silhouette barrait toute la lumière. Il l'avait vue aussi, bien sûr, que faire? Partir en courant? Faire comme si de rien n'était? Non évidemment, bien sûr que non. C'était quand même fou d'avoir acquis une telle masse d'expérience livresque et d'être infoutue de réagir en croisant son ex, enfin l'était-il, d'ailleurs? Comment appelle-t-on une relation qui a à peine commencé, qui se trame dans l'ombre d'une autre qui peine à s'éteindre? Etait-ce même une relation, d'ailleurs, autrement que dans sa tête à elle?

La situation était ridiculement absurde: voilà qu'elle était paralysée de surprise dans le hall d'entrée d'une bibliothèque de banlieue parce qu'elle avait posé les yeux sur un type qui avait disparu comme ça du jour au lendemain, sans explication. Elle avait envoyé un, deux, vingt messages, avait appelé une fois ou deux, ou peut-être dix, elle ne savait plus. En tempêtant, en suppliant, en réclamant des explications: la déchance ultime de dignité affective. Evidemment, elle avait compris un peu tard que des deux hommes, c'était lui, pas l'autre, qu'il fallait garder. Par contraste, l'officiel, c'était l'ennui, la médiocrité, mais c'était trop tard, elle n'avait pas choisi, et contrairement au dicton ne pas choisir, c'est renoncer aussi. Devant ses scrupules et ses atermoiements, comme elle s'était fossilisée dans un statu quo rassurant, il avait choisi la fuite, ce qui pouvait se comprendre. Et voilà: il était là, vif et plein de charme, alors qu'elle semblait seulement sortir la tête du marasme où son départ l'avait plongée. S'évanouir n'était pas possible, pourtant, c'était ostensiblement le seul choix viable de l'alternative, au moins elle ne serait plus consciente de son état de délabrement affectif et du ridicule de sa réaction. Elle s'aperçut qu'elle avait oublié de respirer, et le temps reprit son cours en accéléré, comme pour reprendre le pas sur la seconde où son système avait figé. Elle trébucha.

Il fit les trois pas qui les séparaient, lui adressa un petit sourire et un bonjour, et continua son chemin vers la bibliothèque.

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