Mensonges et demi-vérités

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La question résonna dans l’air aseptisé et son écho se propagea dans la grande grotte médicale. S’il y avait eu quelqu’un avec eux, sans doute se serait-il tu, espérant entendre la réponse de la jeune femme. Mais se serait-il attendu à un tel silence, avant qu’elle ne s’éclaircisse la gorge ? Probablement pas. Qu’elle, qui avait tué depuis son plus jeune âge, ne semble pas savoir pourquoi, ou du moins ne pas vouloir le révéler, aurait effrayé plus d’un de ses camarades.

L’enfant, lui, n’avait pas peur. Il ne savait pas vraiment pourquoi, pas plus qu’il n’avait de raison d’avoir posé cette question. Elle ne représentait pas un danger pour lui, pourtant, il voulait savoir. Celle qui l’avait recueilli et accueilli chez elle, celle qu’il avait vu se battre de la terrasse du café et celle qu’il avait vue, au poste de police comme ici… Oui, elles étaient différentes. Il le savait. Ce n’était pas grave, après tout. Peut-être qu’en grandissant, lui aussi deviendrait différent… Elle avait un air différent pourtant, vraiment bizarre, qu’il n’avait jamais vu. Son visage semblait faux, comme s’il ne lui appartenait pas. Cependant quand elle ouvrit la bouche, il s’effaça pour boire ses paroles.

- Tu sais…

Un spasme de douleur lui coupa brusquement le souffle. Les médicaments devaient déjà cesser de faire effet. La jeune femme avait les yeux fixés sur lui, mais il lui semblait qu’elle ne le voyait pas vraiment.

- Tu sais, Kazumi, reprit-elle d’une voix étrangement calme, il y a des choses qu’il est facile de dire et d’autres qu’on préfère cacher. J’ai dit à mon père, enfin à celui qui m’a élevée, que mentir était une manière trop dangereuse de fuir la vérité. Alors il m’a fait promettre de ne jamais lui mentir. Je lui ai expliqué que cette promesse, il n’y avait pas qu’à lui que je devais la faire, mais à tous ceux qui m’adresseraient la parole. Tu comprends ?

- Oui.

- Tu crois que j’ai vraiment tenu ma promesse ?

- Ben…

- Non, bien sûr que non, mumura-t-elle brutalement. Je ne t’ai jamais dit que tu me faisais penser à mon petit frère, ni que j’étais une meurtrière, ni que j’étais recherchée par la police, n’est-ce pas ? Tu ne savais pas non plus que j’avais été orpheline, même si je l’ai dit à l’officier de police. Je ne t’ai jamais raconté non plus que j’ai commis mon premier meurtre alors que j’avais à peine neuf ans. Nous nous sommes rencontrés… Oui, c’est ça, hier. Enfin, si on ne compte pas les jours passés dans cet endroit. J’ai eu toute la matinée d’hier pour te le dire et je ne l’ai pas fait. Je t’ai menti par omission, c’est comme ça que ça s’appelle.

- D’accord, mais tu m’as toujours pas répondu !

- J’y viens, j’y viens. Je tue, pas parce que je considère ça comme mon devoir, pas parce que je suis les ordres, pas non plus parce que c’est quelque chose qui doit être fait, mais parce que j’en ai besoin. Oui, c’est ça. Toute ma vie, tout ce que j’ai appris, c’est qu’on m’avait menti. Mes premières années ont été consacrées à un mensonge qu’on espérait nous voir déceler et à une lutte acharnée contre un petit frère qui voulait devenir un héros. À sept ans, nous avons été séparés, moi ici, lui quelque part là-haut…

- Pourquoi ton frère pouvait pas être un héros ? la coupa violemment l’enfant en se redressant, tandis que Zelda lui faisait signe de se rallonger.

- Parce que les héros, ça n’existe pas.

- Si ! À la télé y a…

- Non mon chou, tous les héros qu’on voit à la télé sont faux, affirma-t-elle en secouant doucement la tête. On ne voit que ce qu’ils montrent, les actes héroïques, les batailles et les récompenses, les gens sauvés. Dans la vraie vie, aucun homme n’est capable de faire ça. Aucun homme n’est capable de sauver le monde sans que quelqu’un ne lui en veuille. Rien, jamais, n’a été fait parfaitement, sans le moindre dégât, sans victime, sans blessés, sans conséquences, sans rien d’autre qu’un personnage incroyable qui protègerait tout le monde. Ces héros-là n’existent pas. Aucun courage, aucune puissance, aucun exploit, aucun dévouement n’existe sans raison. Quelque part, quelqu’un souffre toujours.

- Mais ton frère…

- Il va très bien, je crois. Mais tu sais pourquoi tu lui ressembles ? Tu as vu la réalité, tu as subi des horreurs et pourtant tu crois toujours qu’un héros va venir te sauver. Tu es toujours persuadé que quelqu’un de vertueux, de bon, de véritablement héroïque te sauvera la mise, continua-t-elle en souriant amèrement. Malheureusement, tu es tombé sur moi, la sanguinaire…

- Tu n’es pas sanguinaire !

- Tu sais ce que ça veut dire ? Ça veut dire que j’aime le sang. Que je n’hésite pas à le faire couler, que…

- Tu es Renouveau ! hurla-t-il brusquement sans parvenir à se redresser. Je t’ai vue ! Renouveau n’aime pas le sang ! Elle protège les autres et elle combat les monstres ! C’est un héros !

- Une héroïne, Kazumi, soupira la jeune femme sans cesser de secouer la tête. Et non, je n’en suis pas une. Je te l’ai dit, j’ai tué, j’ai blessé et…

- C’est pas vrai ! Tu mens ! Tu mens !

- Calme-toi…

- Ça suffit ! hurla une autre voix, qui les fit sursauter. Zelda !

Des dizaines de personnes s’étaient rapprochés de l’ouverture et lançaient des regards à la fois inquiets et surpris aux deux malades qui trouvaient tout de même la force de hurler, malgré leurs blessures. Ce devait sans doute être l’heure du déjeuner, pour qu’autant de gens soient libres… Enfin, ce n’était pas le cas du pauvre médecin et de ses deux assistants, qui luttaient pour que leurs patients conservent un peu d’intimité. Le principal responsable de l’endroit avait beau beugler ses ordres à ceux qui se disputaient, il lui semblait qu’ils ne les entendaient pas. Entre l’évidente colère enfantine et le calme surnaturel de l’adulte qui se comportait comme si elle avait dix ans de plus, ils formaient un duo plutôt bien assorti, ne put s’empêcher de songer le jeune médecin clandestin, avec une évidente pointe d’ironie.

Lorsqu’ils parvinrent, à grands coups d’épaules, à repousser la foule et à fermer la porte, les réponses laconiques n’avaient pas changées, mais les hurlements s’étaient changés en crise de larmes.

- Zelda ! Zel-da ! Hé ! Bon sang, tais-toi ! Tais-toi, il pleure déjà assez, tu crois pas ? Zelda !

- Ah, fit-elle en se retournant, les yeux lourds, c’est toi Fred…

- Qu’est-ce qui te prend ?

- Qu’est-ce qui me… ?

Elle ne finit pas sa phrase, prise d’une quinte de toux qui l’aurait normalement pliée en deux si la douleur ne lui avait pas conseillé de rester sur ses oreillers. Le docteur vérifia qu’aucune trace de sang n’était visible et soupira. Il attrapa le verre d’eau qu’un de ses assistants lui tendait et l’aida à boire, tandis qu’on faisait de même avec Kazumi.

On leur prodigua tous les soins nécessaires, injectant des substances et des médicaments dans leurs perfusions puis on leur conseilla « de plutôt utiliser leur énergie à guérir » en plus des recommandations habituelles. Mais seuls les assistants quittèrent la pièce après ça. Le médecin resta derrière, à surveiller ses patients, ou plutôt à leur jeter des regards noirs derrière les pages jaunies et cornées d’un traité de science. Ils n’osèrent adresser la parole à personne d’autre qu’à eux-mêmes. Au vacarme succéda donc un silence presque aussi noble que celui de la nuit.

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