Chapitre 3-2

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Dimitri fut un peu déçu, il pensait continuer de lire l'histoire de Lili et voilà qu'un nouveau personnage, tout aussi intrigant et attachant, se présentait. Cette Édith pourrait, elle aussi, être Angélique... Ou Alice ? Pourquoi éprouvait-il ce besoin de chercher à dénicher une vérité dans un roman ? Il savait bien que tout n'y était qu'inventions... Quoi qu'il en fut, privé de sa grand-mère, ces figures féminines le réconfortaient. Il appréciait de se fondre dans leurs vies. Et puis, ce combat pour l'égalité résonnait en lui. Au moment où tout le monde parlait de transhumanisme et de post-humanisme, il trouvait que c'était aller un peu vite, et que le monde ferait mieux de commencer par simplement s'humaniser. Le combat des femmes, toujours d'actualité, n'était-il pas la preuve qu'on allait encore brûler des étapes ? Il repensa au passage de la Taverne et se demanda si les discours entre hommes avaient beaucoup évolué. Il se promit de traîner un peu plus au PMU, pour voir. Il consulta son smartphone : 00:13. Le jeune homme interrompit sa lecture et éteignit la lampe.


Lorsqu'il descendit le lundi matin, Henri avait encore disparu. Il n'était pourtant que huit heures. Décidément, ils ne vivaient pas au même rythme, pensa-t-il en regagnant le grenier, bien décidé à en profiter pour avaler un nouveau chapitre du Livre des femmes au petit-déjeuner.


Dès son arrivée, l'éditrice repéra tout de suite la pochette orange en terrasse. L'homme, assis devant, la regardait approcher. Lorsqu'elle se planta face à sa table, il se leva. Plutôt que de lui proposer de s’asseoir, il l'invita à marcher pour discuter.

Elle cala son pas dynamique sur celui, plus lent, du petit brun à la calvitie naissante. Sans perdre de temps, sans qu'aucune émotion particulière ne s'affiche sur ses traits, il énonça calmement une condition, non négociable, à propos de la parution du livre. Face à la bouche entrouverte d'Édith, d'où ne sortait aucun son, il précisa :

« Je ne suis pas l'auteur, vous vous en doutez... Mais elle ne confiera l'édition qu'à une personne capable de lui garantir sa parution sous couvert d'anonymat.»

D'ordinaire, il était question d'à-valoir et de corrections lors d'un premier entretien. Toutefois, Édith répondit spontanément :

« Eh bien, disons que je n'ai encore jamais eu à le faire. Je sais que c'est possible, mais cela me surprend un peu et...

— Ce livre est spécial, vous en conviendrez ? Les réactions qu'il ne manquera pas de déclencher risquent d'être violentes. Aussi, vous allez devoir être très prudente si vous acceptez de le publier. Il changera votre vie.

— N'en faites-vous pas un peu trop ? l'interrompit-elle, en riant.

— Non, je ne crois pas. Publier un livre qui raconte que ses lectrices vont renverser les sociétés patriarcales... Qui leur donne le mode d'emploi pour y arriver... Qui accuse toutes les religions, si ce n'est de mensonge, du moins d'erreur... Je crains que ce soit tout aussi mal venu que de dénoncer le racisme et l'intolérance en 1946... Et extrêmement dangereux, ajouta-t-il, ponctuant ses phrases de longs silences. Je suis là pour m'assurer que vous comprenez bien dans quoi vous vous engagez... Si vous décidez de collaborer à ce projet. »

À aucun moment cet homme ne se départit de son fin sourire. Il parlait sereinement, au rythme de ses pas. Son ton détaché ne collait pas à la gravité de ses propos. Ni tendu ni angoissé, il semblait maître de lui-même. Édith lui répondit sur le même ton :

« Je veux publier ce livre... Je l'ai lu d'une traite... Et relu trois fois... Je voudrais que le monde qu'il décrit devienne réalité... J'en rêve... Si vous êtes d'accord, alors rien ne pourra m'empêcher d'être celle qui le proposera au public. C'est un cadeau pour toutes les femmes.

— Promettez-moi d'être très prudente, demanda-t-il, s'arrêtant et la fixant longuement pour la première fois.

— Je m'y engage. Je comprends.

— Vous ne pourrez pas joindre l'autrice, précisa-t-il, reprenant sa marche. Vous ne saurez pas son nom. Vous ne verrez jamais son visage. Vous n'entrerez en contact qu'une seule fois. C'est elle qui vous appellera. Dites-moi quand vous serez chez vous de façon certaine ? Elle ne vous laissera aucun message vocal. Afin de signaler que vous êtes seule et que vous pouvez parler sans crainte, vous direz « Cybèle, c'est Cybèle-Édith ». Tout cela est romanesque. Mais dans les prochains mois, si le livre fonctionne, je pense que nous nous féliciterons de ces précautions. Pour votre propre sécurité, soyez extrêmement discrète. Ne parlez du livre à personne avant sa parution. Pas de promo, le bouche à oreille devra faire son travail. Dans l'idéal les ventes exploseront avant même que les autorités ne connaissent son existence. Mais, l'idéal existe-t-il ?

— Il y a malheureusement autant d'idéaux que d'êtres vivants. Cette manière de travailler n'est pas la mienne. Mais pourquoi pas ? Il me faudra tout de même lui obtenir un ISBN. Une pure formalité. Personne ne lit les dépôts légaux, réfléchit tout haut l'éditrice en regardant l'horizon.

— Même ceux venant d'une maison d'édition féministe ? ironisa Jean.

— Il y a des moments plus opportuns que d'autres pour effectuer ces démarches. En période de vacances, les stagiaires assurent un service minimum, précisa-t-elle en lui adressant un clin d'œil.

— Nous vous avons choisie car nous pressentions que nous pouvions vous faire confiance, lâcha-t-il.

— Contente de l'entendre. Je commençais à en douter.

— N'en doutez pas. Il faut avoir beaucoup de courage pour accepter d'accompagner ce manuscrit jusqu'à son lectorat.

— J'avoue que vous m'inquiétez. Mais peut-être est-ce une bonne chose ? J'étais aveuglée par l'éventualité des bénéfices... Vous m'ouvrez les yeux sur les inconvénients.

— Si ça peut vous réconforter. Sachez que nous sommes un peu dépassés par ce roman. Et que nous ne mesurons pas très bien dans quoi nous mettons les pieds. Notre seule certitude. C'est que cela vaut la peine.

— Oui, une sorte de mission. À partir de maintenant, je suis Cybèle-Édith. Je me bats vraiment pour la cause des femmes. Et contre toutes les inégalités.

— Ce livre est porteur d'espoir et de solutions. Je vous laisse Cybèle-Édith. Je vous souhaite de réussir en prenant grand soin de vous. Quel jour et à quelle heure souhaitez-vous que l'autrice vous appelle ? Elle va être ravie de vous entendre. Quant à nous, nous ne devrions pas nous revoir. Mais j'ai été heureux de vous rencontrer.

— Demain dans la matinée. Je ne bougerai pas. »

Ils échangèrent une franche poignée de main, Jean poursuivit son chemin et Édith fit demi-tour.

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