Chapitre 3-3

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Au volant de sa voiture, l'autoproclamée Cybèle-Édith repensa à leur étrange conversation et réalisa qu'elle serait celle qui aurait le privilège de balancer cette bombe pour la rentrée littéraire. Une fois dans son quartier, elle s'arrêta à l'épicerie faire le plein de vitamines sous forme de légumes frais. Au dépôt, elle prépara les bons de commande obtenus lors de ce déplacement, afin qu'ils partent le lendemain matin sans faute. La moindre rentrée d'argent comptait.

Combien de temps encore allait-elle réussir à tenir ? se demanda-t-elle en épluchant pommes de terre, carottes et poireaux. L'heure de la retraite était loin, l'entreprise familiale vivotait, si les murs ne lui appartenaient pas elle aurait déjà mis la clef sous la porte. Depuis son divorce, elle ne travaillait que pour gagner l'équivalent du montant des aides sociales. Malgré ses soucis, elle apprécia de se retrouver chez elle. Ces deux dernières nuits passées à l'hôtel, cette vie de bohème, cela ne lui convenait plus. Elle rêvait d'embaucher un commercial. Peut-être qu'avec ce livre elle pourrait l'envisager sérieusement ? Peut-être que « Le livre des femmes » allait sauver sa boutique ? Elle l'espérait.

Pendant que la soupe mijotait, elle fureta dans sa bibliothèque à la recherche d'un vieux manuel d'édition. Elle devait trouver les modalités pour éditer le manuscrit de façon anonyme. Son index suivit chaque ligne du chapitre détaillant la démarche. Elle eut, une fois de plus, le sentiment d'être projetée dans des temps anciens. D’ordinaire, les écrivains recherchaient la gloire, ils voulaient être connus et reconnus, certains devenaient même de vraies bêtes de foire. Là, c'était l'inverse. Elle prit des notes, puis moulina ses légumes et s'installa avec son plateau repas face à la télévision. Sur le petit écran, défilaient les images d'un film d'espionnage futuriste où des appareils connectés vous écoutaient à votre insu ; des téléphones, devenus portables et sans fil, permettaient de vous localiser ; chez vous, via la caméra de votre ordinateur, portable lui aussi, on vous épiait... Édith ne tint pas jusqu'à la fin, exténuée elle gagna son lit en se moquant des fantasmes que suscitait l'an 2000.

Le lendemain matin, une fois les commandes de la veille confiées au transporteur, elle donna deux tours de clef, baissa les stores devant sa vitrine, puis attendit impatiemment que la sonnerie du téléphone retentisse.

« Cybèle, c'est Cybèle-Édith, dit-elle en décrochant, se sentant un brin ridicule.

— Bonjour Édith. Je suis heureuse de vous entendre. Vous avez aimé le livre ?

— Oui, beaucoup ! Je suis ravie de vous parler enfin. Je n'ai pas lâché votre roman avant de l'avoir terminé. Je veux absolument le publier ! Je suis certaine qu'il va très bien marcher. J'ai quelques bricoles à vous suggérer, quelques corrections, mais pas grand-chose rassurez-vous.

— En fait, c'est un peu spécial... Je ne peux changer aucun mot. Bien sûr, pour les fautes et les coquilles, corrigez-les. Pour le reste, le texte doit rester tel quel.

— D'habitude je rencontre mes autrices. Nous échangeons différentes versions. Ensuite, je soumets la dernière à un petit comité de lecture, ma fille, un ami libraire, une correctrice qui traque les fautes d'orthographes et à plusieurs auteurs de la maison. Cela donne une idée assez juste de la façon dont l'ouvrage sera reçu.

— La correctrice et les écrivaines féministes engagées feront l'affaire, pour cette fois. Ce livre, je l'ai écrit dans des conditions, disons... particulières. Il m'a été dicté... Je me considère comme une passeuse. Vous comprenez pourquoi je souhaite garder l'anonymat ? Cette histoire m'a traversée et elle vous traversera. Une fois édités, les mots suivront leur propre chemin et ne me concerneront pas plus que n'importe quelle autre femme. Je ne suis pas certaine que vous compreniez ce que je veux dire, mais ça n'a pas d'importance.

— Vous savez, je ne prétends pas comprendre les artistes. Je me contente de les accompagner et de les admirer. Entre nous, je n'avais pas trouvé grand-chose à modifier. J'avais juste noté que je souhaitais un peu plus entendre votre propre voix... Mais si ce n'est pas ce que vous souhaitez...

— Non effectivement. Procédez aux corrections, je vous fais confiance. Vous comprenez Cybèle-Édith que ce n'est pas de vous dont je me méfie ?

— Oui. Je vous prépare un exemplaire du contrat sous couvert de l'anonymat. Votre identité devra toutefois y figurer, je serai la seule à le conserver en lieu sûr, dans un coffre à la banque, et il vous faudra le signer.

— Il faut trouver un autre moyen ! Mon identité ne doit apparaître nulle part. Je veux m'assurer qu'à partir de vous, il ne sera jamais possible de remonter jusqu'à moi.

— Mais voyons, il faudra bien que je vous verse vos droits d'auteur ! D'ailleurs, je ne pourrai pas vous donner un gros à-valoir...

— Ah, mais, je ne veux pas d'argent.

— Comment ? s'exclama Édith.

— Pour les droits d'auteur, je veux que vous montiez une association, les fonds serviront à financer les actions des "Clubs Cybèles", s'ils existent un jour.

— Vous plaisantez !

— Pas du tout. Quel pourcentage alliez-vous me proposer ?

— Le classique dix pour cent que je pratique dans ma maison jusqu'aux cent mille premiers exemplaires vendus, ensuite c'est progressif, répondit machinalement Édith, toujours sous le choc.

— Parfait ! Vous n'avez donc pas besoin de mentionner mon identité ?

— Non, mais et vous ? Ce livre va, je l'espère, générer de grosses ventes, je...

— Ne vous inquiétez pas pour moi, l'argent ne m'intéresse pas.

— Ah bon... Alors ça, c'est encore plus surprenant que tout le reste !

— Bonne chance Cybèle-Édith, que la force soit avec toi, plaisanta la mystérieuse voix féminine à l'autre bout.

— Mais enfin... Vous êtes sûre ? insista Édith pressentant qu'elle n'aurait plus jamais l'occasion de reposer sa question.

— Oui, je suis sûre. Je suivrai la parution avec beaucoup d'attention. Merci pour tout, vous êtes parfaite ! »

Édith avait dit « au revoir » et la conversation s'était arrêtée là. Stupéfaite par cet échange, elle alla mécaniquement se préparer une tasse de thé. Des questions fourmillaient sous son dégradé châtain clair. Dans le livre, ces associations étaient mentionnées, les femmes créaient ces « Clubs Cybèles » aux quatre coins du pays. Dans le roman, ils étaient à l'origine du grand mouvement qui avait pris le pouvoir et mis à la présidence une « Cybèle ». Dans le roman... Édith sentait qu'elle perdait pied. Où se trouvait le réel, où se situait la fiction ? Tout se mélangeait. Elle s'assit dans le canapé. Le manuscrit était là, à l'intérieur de son enveloppe de secours... Elle avait bien rencontré cet homme dans le Sud... Elle n'avait pas inventé la conversation téléphonique qu'elle venait d'avoir... Elle avala une gorgée du liquide brûlant, tentant de remettre ses idées en ordre. À cet instant, elle comprit vraiment qu'il ne s'agissait pas simplement d'éditer un roman. Elle était bel et bien en train de lancer le mouvement des Cybèles... Celui décrit dans le livre ! Elle se dit que ce n'était pas de la rigolade... Et éclata de rire ! À la veille du troisième millénaire, qu'un roman puisse encore modifier la réalité, cela lui plut. Elle répéta, d'une voix claire, pour elle-même et en riant de plus belle : Cybèle-Édith... Cybèle-Édith ! Elle eut envie d'appeler sa fille mais se retint. Pas question de prendre le moindre risque et de faire avorter ce projet fantasmagorique ! Elle entreprit de rédiger le contrat avec un espoir, totalement fou, au fond de son cœur.

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