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Il réfléchit : il n’est pas prêt et cela aurait pu très mal tourner pour lui. Il passe donc une semaine à essayer de se renseigner sur les rondes de nuit et toutes les mesures de sécurité. Quel imbécile ! C’est bien sûr par là qu’il aurait dû commencer !

Le soir, il a l’habitude d’aller prendre un thé dans un café où il peut rencontrer des compatriotes et parler du pays avec eux. Il commence à avoir la nostalgie de son pays, mais le devoir prime.

La veille du Grand soir, en sortant, il est bousculé par une femme en manteau de fourrure.

— S’il vous plaît, aidez-moi ! Je suis poursuivie.

Elle l’entraine en courant en le tirant par la main, l’empêchant ainsi de regarder derrière pour apprécier la menace. Ses talons claquent sur le goudron. Ils arrivent au métro, elle le fait descendre quatre à quatre.

— Vous avez des billets ?

Par économie, Gaspard a une carte hebdomadaire, mais il lui reste quelques billets des premiers jours. Il passe devant le composteur, la femme jetant sans arrêt des regards apeurés vers le couloir. Une fois assise sur la banquette en bois, elle se calme tandis que le train file dans son vacarme. Elle lui fait signe de descendre à la station suivante, l’entraine dans les couloirs de la correspondance. Il suit, découragé à chacune de ses tentatives de parler par un si joli regard implorant.

Ils sortent, il ne sait où, devant ce qui lui parait être un hôtel de grand luxe, sur une avenue bruyante. Elle le tire à l’intérieur et demande une chambre à l’homme en uniforme derrière le comptoir. Il tente de se défaire, mais un péremptoire « Accompagnez-moi ! » le retient.

L’ascenseur impressionne beaucoup Gaspard, puis l’épaisse moquette du couloir qui étouffe tous les bruits et enfin la chambre : elle fait cinq ou six fois sa petite cellule au foyer, avec un canapé, des fauteuils, un lit immense. Jamais il n’a vu un tel luxe. La femme jette son manteau sur le canapé et s’effondre avec un immense soupir dans un des profonds fauteuils de cuir sombre. En découvrant enfin la victime, l’environnement perd soudain son intérêt. Cette femme, toute jeune, aux cheveux d’un blond chaud, est affalée dans le fauteuil. Une robe d’un vert sombre met en valeur ses formes fines et généreuses, d’autant que remontée au-dessus des genoux, elle laisse entrevoir de longues jambes parfaitement galbées. Gaspard a arrêté de respirer. La blonde, les yeux fermés, semble s’apaiser, peut-être dormir, dans cette pose d’offrande. Soudain, elle ouvre les yeux, d’un bleu vert très clair, les darde sur Gaspard dans un sourire angélique.

— Vous êtes mon sauveur. Merci.

Gaspard, incapable d’avaler sa saliver, se tait. La situation est inconnue pour lui, pas tellement croyant, mais suivant par habitude les préceptes de la religion. De ce fait, sa connaissance des femmes reste virtuelle, car il attend sagement le mariage. Cette confrontation soudaine le plonge dans la perplexité.

— Je crois que vous les avez effrayés. Ici, ils ne peuvent me trouver.

Le sauveur hoche la tête, ne parvenant toujours pas à reprendre la maitrise de son esprit, sous le sourire si attirant de cette proie, possiblement déchiquetée par ses bourreaux sans son prompt secours.

Un silence s’installe, permettant à Gaspard de bafouiller.

— Je crois que vous êtes à l’abri. Je vais vous laisser…

— Encore merci infiniment ! Mais vous ne m’avez pas dit votre nom.

— Gaspard.

— Moi, c’est Barbara ! Enchantée.

Maintenant qu’elle parle lentement, il perçoit son accent qui ressemble fort à celui de l’interprète lors de son stage de formation. Il se permet :

— Vous êtes Russe ?

Elle éclate de rire.

— Non ! Pas du tout ! Je suis Lituanienne.

Allons bon, encore un pays inconnu, se dit Gaspard. Elle enchaine :

— Je vais vous libérer, gentil et joli monsieur. Mais avant, vous prendrez bien un verre avec moi ? Vous pouvez demander qu’on monte une bouteille de vodka, s’il te plait, chéri ?

À cette appellation, Gaspard fond à nouveau, incapable de détacher ses yeux de ces formes parfaites. Tout lui revient dans la tête.

C’est son anniversaire, il vient d’avoir treize ans. Après la fête, son oncle l’invite à le suivre. Il l’emmène dans la pièce la plus secrète, son bureau. Cet oncle est le plus gros et le seul garagiste du coin. Au-dessus de l’atelier, il y a une pièce minuscule, interdite à tout le monde, y compris, et surtout, son épouse, la sœur de son père. Il fait entrer son neveu devant lui et attend sa réaction. Gaspard est émerveillé : les murs sont tapissés de photos et de dessins de femmes extraordinaires, toutes à peine vêtues d’une culotte minuscule et d’un petit tissu sur la pointe des seins, aussi énormes que rebondis. Pour la première fois de sa vie, Gaspard ressent une tension dans son corps, celle propre aux hommes.

— Alors, mon garçon, il est temps que tu connaisses ces choses. Ce n’est pas ton imbécile de père qui te parlera de ça !

En haut de chaque image, en gros, s’étale le nom d’une marque italienne de pneus. Curieusement, alors qu’il se souvient de chaque image, Gaspard a oublié cette marque. En tout petit, le calendrier d’un mois. Mais surtout, des corps magnifiques, des jambes lisses et longues, un petit sourire coquin et gentil, des poitrines volumineuses et des fesses splendides.

Le soir, toujours tourneboulé par cette avalanche, Gaspard découvrira le moyen de s’apaiser. Il rendra régulièrement visite à son oncle, lui prodiguant une grande reconnaissance, surtout lorsqu’il est sollicité pour le remplacement des images à l’arrivée du nouveau calendrier. Son oncle lui remettra une des images décrochées, qui servira à Gaspard pour se forger un idéal féminin qu’il sait d’emblée inaccessible. Hormis la couleur des cheveux, rousse dans son imaginaire, blonde ici, il a devant les yeux l’incarnation de son rêve. La robe en plus, heureusement, se dit-il.

Il repense à la fin tragique de son oncle. Le garage possédait un des deux téléphones du village, l’autre étant à l’épicerie. Il y avait deux postes, l’un dans l’atelier, l’autre dans le bureau. Sa grand-mère étant très malade, sa fille, donc sa tante, voulut téléphoner. Vu les circonstances et le vacarme dans l’atelier, elle se crut autorisée à utiliser le poste de la pièce interdite. Il s’en suivit un grand fracas qui, parti du bureau, gagna l’atelier, puis la maison entière. Les cris durèrent toute une journée, tout le village résonnant ainsi du scandale. Son père regarda Gaspard, sans oser lui demander s’il avait été dans le bureau maudit. Gaspard, en retour, aurait bien aimé savoir si son père, comme les autres hommes du village, connaissait cet antre merveilleux. Il cacha avec plus de soin la dernière relique qui restait, laissant s’estomper dans sa mémoire cette chapelle Sixtine dédiée à la Femme. Son oncle ne survécut pas un an à cette destruction et la relique disparut dans les ruines de la maison familiale bombardée. Plus exactement, personne ne fit jamais allusion à une image divine trouvée dans ces gravats.

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